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PARTIE II : LE TRAMAGE ARCHÉOLOGIQUE PAR LE CORPS Fouiller l’expressivité de la trace de gestes dont la signification nous échappe

Chapitre 1 : L’ESTHÉTIQUE ET LE FONCTIONNEL

4. L’art rupestre et l’art d’après

Mes expériences de terrain m’ont enrichie en me donnant les clés pour analyser la puissance expressive des scénarios rupestres vus par un regard

actuel. Du point de vue du visuel des gestes et selon le critère de l’intégrité scientifique, l’enquête s’intéresse à la puissance des messages artistiques et spirituels. Une thèse en création ne cherche pas à donner des preuves mais à faire éprouver la recherche. À cet égard, nous avons créé la connexion avec la mémoire archaïque, mettant en cause l’acte créateur qui était capable d’abstractions, de déformations et de symbolisations de valeurs plastiques du geste. A mon avis, le peintre avait une conscience des formes, par sa technique propre, lui qui les a tirées de son imagerie et les a imposées dans les pierres. Ce serait le même processus pour l’acteur-danseur qui sculpterait un geste corporellement.

Faire du théâtre et de l’art en général c’est un processus qui consiste à mettre chaque chose à sa place de manière à créer une vibration émotionnelle particulière. La notion de vibration, de résonance intérieure nous fait retourner à l’idée du Blauer Reiter où Kandinsky se consacre davantage à sa pensée de l’art visuel. Ce projet subversif pour son

58 Cf. « Dramaturgie de l’écoute : sécréter l’espace par le silence du geste intérieur », conférence par Muriel Roland et moi même, durant le colloque Le Corps dramaturge, 2e. Biennale des Arts du Mime et du Geste, à la Maison des Sciences de l’Homme-MSH, Paris le 01.12.2017.

Fig. 60. Toca do Vento : figure humaine géométrisée. Région Serra Branca–PNSC. © LdoC.

époque, l’amène à réunir les expressions de formes incompréhensibles mais qui peuvent toucher le monde intérieur de l’autre. « Cette passion pour le « primitif », a, en effet, toujours une double mission : renouveler l’art et lutter contre l’asphyxiante culture de l’académisme59. » Dans cette mission généreuse il évoque le potentiel du contraste entre l’art du passé et l’art de l’avenir, métissant la mémoire visuelle dans l’art de tous les temps dans un grand rêve universel.

Ces figures éternelles prennent la forme de racines d’un art qu’on ignore car il est étranger au nôtre. Elles paraissent appartenir à un autre monde. Lionel Richard a voulu évoquer dans Arts premiers – L’Évolution d’un regard, les questions sensibles d’opposition où la mythification se transforme en contradiction éthique. Comme il l’a fait remarquer sur Picasso :

« […] il (Picasso) avait été incontestablement influencé par l’ ‘art nègre’, (alors) qu’il n’a jamais reconnu cette influence. ‘L’art nègre ? Connais pas !’ Répond-il laconiquement à une enquête de la revue Action en 1920. Mais sans doute était-il alors agacé par la mode croissante des arts dits ‘primitifs’, et surtout par l’assimilation du cubisme et de sa propre peinture à une esthétique de ‘sauvage’60. »

L’esprit de Penck lance un geste revendiquant un autre art libérateur de couleurs quasi instinctives. Geste sauvage qui extériorise l’intention conceptuelle de retourner à l’art des éclats primitifs, là où Kandinsky a offert de nombreux tableaux des Cavaliers bleus annonciateurs d’un chemin prévu pour revendiquer un autre art libérateur de formes pures quasi instinctives. De plus en plus il s’impose la tâche de remplacer l’objet par la force polychromatique de la lumière. Entre la couleur et la lumière il cherche le spirituel dans l’art.

59 Annette & Luc Vezin, Kandinsky et le Cavalier Bleu, op.cit., p. 77.

60 Lionel Richard, Arts premiers – L’Évolution d’un regard, op.cit., p. 121. Et, en visitant l’extraordinaire exposition en mai 2017 au Musée du Quai Branly, le grand titre « Picasso Primitif » a frappé mes yeux. Lorsque je retrouve, entre autres révélations, la citation de la revue Action de 1920 avec la réponse de Picasso,il me semble qu’on interroge de nouveau sur ce que sont la magie et la révolution esthétique. Voici l’éclat inventif du cubisme décrit en 1907 par le critique d’art Louis Vauxcelles : « Le coup d’État artistique», dans l’article « Comment le primitivisme a gagné Paris » par Louise-Marie Hessenbruch, dans

Picasso Primitif, catalogue publié par le Musée du Quai Branly Jacques Chirac-Beaux Arts, 2017, p. 19.

Serait-ce le choc de Picasso et de toute une génération d’artistes en découvrant cet art étrangement magique pour l’époque, une quête de déconstruction esthétique vis-à-vis du primordial? Ont-il voulu posséder ou être possédés par cette magie ? Notre problématique de reprise et passage de la trace ancestrale rejoint une remise en question plus vaste. Le propos de l’exposition non seulement met au jour la polémique entre l’art moderne et l’art primitif mais aussi propose un équilibre de puissance expressif et de valorisation mutuelle.

La mise en l’œuvre du Blauer Reiter reste un considérable effort pour accoucher d’un mouvement. Dans Kandinsky et le Cavalier Bleu, je découvre que, d’une part Kandinsky avait une passion pour le motif de cavaliers et de l’autre Franz Marc pour les chevaux. Or, le goût pour le bleu a unit

les deux. Ce projet a attiré les artistes et les intellectuels vers l’expressivité du pluriel à travers la propagation de l’Almanach dédié avec ferveur au rassemblement de créateurs, tels que Henri Matisse, Paul Cézanne, Paul Gauguin, Van Gogh, Braque, Picasso et évidemment Kandinsky lui-même.

Les images des chevaux de Lascaux

découvertes dans la grotte dans les années 1940 – qui ont tant frappé le regard de Georges Bataille61– n’ont pas pu influencer ce mouvement novateur directement, mais sur le plan cosmique de la mémoire, peut-être Kandinsky a-t-il pu canaliser la force intemporelle de l’éphémère en art. Malheureusement la grande guerre de 1914 dissipe ce rêve du ciel bleu mais elle n’a pas pu empêcher les fruits de sa liberté. On peut en dire de même pour le mouvement Bauhaus. D’un tel mouvement on peut comprendre que la force de l’art comme le dit Galka Scheyer (1988-1945), « [...] n’est pas de créer quelque chose de neuf, mais de mettre en valeur quelque chose qui existe déjà […]62. »

Le rouge est notamment présent dans les corpus des peintures rupestres mais le jaune ocre de la figure zoomorphe et le bleu à l’extrémité de l’image63 proviennent d’une découverte de pigments des plantes qu’on trouve rarement dans l’art rupestre. Dans son instinct, l’homme ancien rejoint les concepts plastiques que Kandinsky explique comme équilibre du chaud-froid.

61 Je pense àl’ouvrage déjà mentionné de George Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, [1955], Genève, Skira/Flammarion, coll. Les grands siècles de la peinture, 1980.

62 Annette & Luc Vezin, Kandinsky et le Cavalier Bleu, 1991, op.cit., p. 221. [Collectionneuse d’Art, Galka Scheyer a été la créatrice du mouvement « Les Quatres Blue » (Die Blaue Vier) en New York en 1924-1925] 63 La recherche de couleur apparaît remarquablement dans le site Toca do BPF [voir fig. 78, p. 189], entre autres exemples, la Toca dos Veadinhos Azuis dans la région du Desfiladeiro da Capivara qui révèle les trois cerfs en miniature, comme l’indique le nomdu site, « veado » veut dire cerf en portugais.

Fig. 61. Toca do Morcego. Détail : gravures abstraites et peinture d’un cerf. Région Serra Branca. © LdoC.

C’est avec l’ardeur du jaune que j’oriente cette thèse pour déclarer la Serra da Capivara comme lieu du soleil et du ciel bleu : espace de mise en œuvre de l’expression du corps scénique d’aujourd’hui. La puissance de vibration des archéogestes nourrit, selon les circonstances actuelles de notre existence, le chemin d’immersion dans la beauté originelle. Quand je dis vibration on peut penser également à la fusion de couleurs de sentiments et en métaboliser les impacts visuels de la nature, les ressentis jusqu’à l’atome. Il faut donc que le corps puisse vibrer de toutes ces impressions pour ensuite les incarner en scène. En outre, les substances de l'imagination esthétique de chacun peuvent être modifiées par la lumière abondante des couleurs et sonorités inattendues. Rythme, couleurs et sonorité sont d’ailleurs les trois éléments qui figurent dans l’apparition des gestes fondateurs de la trace de l’art. La Serra da Capivara invite à plonger dans une nouvelle synergie sensorielle, un corps à corps avec la mémoire intérieure du lieu.

A propos de couleur, Conceição Lages64oriente sa recherche archéologique avec la FUMDHAM, selon son domaine qui est la chimie, elle s’intéresse à l’origine des pigments utilisés sur les supports par les artistes de l’art rupestre. Les figures exposées ici montrent la prédominance du rouge ocre qui s’explique par la provenance du fer (l’hématite65 ),

le noir du charbon ou les os brûlés, le blanc de la kaolinite, et par la suite les expériences de mélanges du blanc avec le rouge ont créé le gris. La recherche de moyens exprime la passion des artistes pour le bricolage alchimique du naturel vers l’artificiel (L’art), explorant les substances dans la composition des rochers, des plantes, des animaux et de leur propre sang. La femme connait d’ailleurs le rouge foncé du sang coulant de son corps, soit au moment de la naissance d’un enfant soit durant les règles et peut-être par-là il se manifesterait dans la mise en scène de sensations.

Écouter le temps, oublier, créer

Malgré le silence de la trace, les figures rythmiques permettent d’imaginer également la résonance des impulsions sonores de la nature environnante interagissant dans la qualité de théâtralisation plastique très diverse. Pour les accorder avec le

64 Professeur de chimie à l’Universidade Federal do Piauí – UFPI. Sa thèse en Archéométrie à l’université Paris I (Sorbonne) se penche sur l’art rupestre du sud-ouest du Piauí. Cf. Solange Bastos, O Paraíso é no

Piauí. A descoberta de Niède Guidon, op.cit., p. 98.

65 En grec se traduit par « sang ». [En ligne] disponible sur :

transhistorique dans l’art, je suis convaincue que tout le principe créateur de l’expressivité module l’épanouissement de l’âme, l’anima. Notre archéologie sensorielle travaille le paradoxe entre l’art rupestre et l’art d’après pour libérer l’idée figée du temps mais aussi respecter les couches des activités humaines, qui sont délibérément des sources sophistiquées de gestes passionnés.

Avant de croire à fond à la nouveauté technologique, de plus en plus numérique, il est important de rappeler les techniques, très enracinées à la nature, inventées par nos ancêtres. Celles-ci donnent des pistes pour resituer l’homme dans l’état de crise où nous sommes.Comme l’exprime la théâtralisation de la terreur dans la dernière mise en scène d’Ariane Mnouchkine66

. Ou bien, l’on peut voir à la télévision, par exemple le film documentaire Die Menschheitssaga : Wie der Mensch anfing zu träumen67

, un voyage vers les racines de l’humanité qui revisite l’origine de l’art et du langage d’avant même les Sapiens. L’ancestralité se retrouve au centre de l’actualité pour le grand public, remettant en lumière les mystères de l’origine sur quand et où l’essence de l’être s’exprime. Comment les données laissées loin en arrière dans le temps sur terre peuvent, non seulement agir sur ceux qui sont spécialement attirés mais aussi sur les désirs et Sehnsüchte [les manques] des gens d'aujourd'hui. Les explications des archéologues sur la perfection d’une petite sculpture animiste ou les pierres taillées de forme cylindrique trouvées en Afrique pourraient suggérer l’origine d’un premier xylophone de l’humanité.

Les archéologues m’apportent beaucoup pour la compréhension de ma recherche. Dans un échange avec l’archéologue Eric Boëda68 à Serra da Capivara lors d’une visite au site Toca do Meio [voir fig. 12, p. 30], m’est revenue la question : est-ce que l’artiste avait la préoccupation de laisser une trace pérenne? Il exprime son point de vue sur cette plongée entièrement consciente des auteurs de l’art rupestre pour offrir un héritage de leur monde spirituel et culturel. Pour lui, il s’agit de « l’acte de faire coïncider l’idée avec la durabilité du rocher ». Il défend l’idée que les artistes avaient une profonde connaissance des rochers du point de vue de la durabilité des couches.

66Une chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil, mise en scène par Ariane Mnouchkine, le 5.11.2016 à la Cartoucherie de Vincennes, Paris. J’ai assisté au spectacle le 04.12.2016.

67 Film d’Emmanuel Leconte et Frank Guérin, transmission chez Phoenix DOKU en Allemagne, le 28.12.2016.

Lors de ma rencontre avec Emmanuel Anati à Valcamonica, d’ailleurs un élève d’André Leroi-Gourhan, nous avons discuté de ce phénomène d’imagerie qui donne naissance à l’art visuel d’après son ouvrage qui s’intitule 40 000 ans d’Art contemporain. Les sites archéologiques sont pour lui « les lieux d’initiation, d’informations, d’éducation69.» Car, la pratique de l’art visuel exprime les notions métaphoriques du monde permettant à l’individu de se mouvoir, d’extérioriser ses pensées. Les Sanctuaires d’art rupestre ne sont pas des musées, c’est un espace portail, l’ouvert dont parle Bergson, où l’on peut se relier à l’esprit des initiateurs, d’une façon ou d’une autre, ils ont laissé leurs savoirs ouverts à nous tous. Le répertoire de figuration de la nudité du corps, par exemple, n’exprime pas que la sexualité mais l’incarnation des symboles selon la mise en valeur des visions poétiques. Par ailleurs le mythe et la magie sont à l’origine de toute la connaissance sensible de la vie humaine qui est basée sur l’échange. Évoquer 40 000 ans d’art encourage la réappropriation des héritages pour qu’ils puissent servir de base pour faire « ré émerger » l’art d’aujourd’hui.

L’art impose-t-il une technique ?

Le mot technique correspond à un savoir-faire et atteste une habileté propre. D’ailleurs, mes moyens pratiques donnent à mes tentatives théoriques une base pour parler de thèmes mystérieux qui sont traités dans les sites archéologiques avec beaucoup de finesse technique. Ils donnent naissance à des rites et des mises en scènes qui s’éloignent du simplisme. Mais pour répondre à cette question, toujours présente dans les débats sur la danse, le corps-performance et provoquant beaucoup de controverse, j’éprouve, dans mon propre corps, les figures rupestres me disant, avec éloquence, que la nudité du corps en scène est, en substance, un savoir s’exprimer. « Pour que l’Homo Intellectualis devienne capable de produire l’art, il fallait donc qu’il ait un langage articulé, des pensées philosophiques […]70 », explique Anati.

69 Emmanuel Anati, 40 000 ans d’Art contemporain. Aux origines de l’Europe, ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Anati, Italie, Del Centro, 2003, p. 13.

Le fait d’observer les affects dans les relations entre les animaux, (les singes, les oiseaux, les insectes) a influencé l’expressivité des sentiments chez l’homme. Dans l’art martial d’ailleurs il y a des traditions qui sont structurées à travers la pratique d’imitation de certaines actions corporelles des animaux.

À propos du métissage d’imagerie entre l’humain et les animaux, l’anthropologue François Laplantine dit : « Le métissage est une composition dont les composants gardent leur intégrité71. » C’est peut-être une explication favorable pour comprendre l’animisme chez les aborigènes et aussi la fascination de la jeunesse actuelle pour peindre sur sa peau ce qui crée une symbolique de soi. En se transfigurant dans les attributs de l’animal (l’anima, l’âme) l’humain rêve davantage avec lui-même. C’est-à-dire qu’il s’habille de sa propre perception transformée en reflet ou effet rétroactif. Les rites contiennent du spirituel, comme la figure de l’homme-oiseau qui exprime de différentes façons, finalement, le rêve commun de rejoindre une supra-réalité.

Les réflexions sur L’évolution créatrice et Matière et Mémoire d’Henri Bergson ainsi que la vision de « l’archéologie du présent » de Laurent Olivier viennent souligner que toutes les voies esthétiquement cohérentes cherchent les potentiels cachés de l’être humain. Dans n’importe quelle culture ou société, comme on le constate dans les regards - soit des touristes, des scientifiques ou des aborigènes du Brésil, et mon propre regard - il y a toujours de l’étonnement inexplicable, quelque chose d’archaïque caché qui s’exprime à nos yeux face à ces peintures.

71 François Laplantine et Alexis Nouss, Le Métissage, Paris, Téraèdre, Coll. (Ré) Édition, 2008, p. 8.

Fig. 62. Toca do Salitre, aux environs du PNSC. Détail : figures polychromiques et bien élaborées montrant le rapport entre l’animal et l’homme. © André Pessoa.