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Chapitre 3. L’ACTE SCÉNIQUE COMME PARADIGME DU CHANGEMENT

1. Le retour à la Pedra Furada, en

Les expériences indispensables nous arrivent de manière improbable. Le chercheur doit rester ouvert et attentif à la possibilité de jongler entre l’instinct et l’intelligence, car il aura toujours besoin d’improviser, quand un contexte inorganisé l’attrape. C’est ainsi que j’ai reçu en août 2000 une invitation de la part de l’archéologue Niède Guidon (directrice de la FUMDHAM) pour danser le solo CAPIVARA dans le site mythique de la Pedra Furada, dans la Serra da Capivara. Bien sûr, je n’ai pas hésité à revenir là-bas. Mais comment le faire ? Faut-il qu’on imagine l’imaginable, ou alors « les appels à l’imagination sont en même temps des appels à l’imaginaire177. »

Retourner au lieu de la recherche me semblait un rêve ! Immédiatement, nous avons commencé à préparer les étapes par email et inventer des moyens pour rendre possible de montrer la création là-bas. L'esprit pionnier de Niède Guidon s'est aligné sur mon désir d’élargir l’accès à l’expérience fondatrice de la connaissance sensible. En effet, l’essentialité de l’expérience du retour réoriente l’ancien dans le contemporain, selon le besoin d'un esprit adéquat qui articule notre problématique de reprise et passage autour d’un geste impalpable.Il m’est venu la vision concrète qu’à travers un phénomène poétique radical on pouvait faire corps avec le Tout et ainsi fondre art et vie.

176Henri Bergson, L’évolution créatrice, op.cit., p. 187. Je trouve très actuelle que Bergson parle du « corps inorganisé » qui est le produit de sensations, ainsi que de l’intelligence situant la matière comme un devenir.

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La mise en acte de cette mission d'innovation éco-culturelle est devenue le manifeste d’expériences, l’espace d’actualisation qui, en vitalisant la terre ancestrale, exprime un seul geste d’autoréalisation. Ainsi, notre recherche partage l’exploration du primordial à travers le solo CAPIVARA, qui se traduirait en tant qu’expression d’idées vécues lesquelles rapporteraient à cet endroit une image symbolique d’un geste total. Du coup, cette expérience pousse nous tous à en faire une épreuve théâtrale qui va créer des échos.

Cet événement culturel s’est consacré aux habitants des communautés et aux écoles de la FUMDHAM178 qui entourent la Serra da Capivara. Prise par une telle expérience paradigme des changements, je me suis mise à penser la création dans le continuum des gestes, toujours étranges mais s’exprimant à nouveau dans une sorte de bricolage de la connaissance inachevée. Comment le geste idéalisé comme voie primitiviste pourrait-il ainsi concrétiser un témoignage de la conscience à la fois sociale, politique et esthétique ? D’une part, s’ouvre l’immensité d’une expérience qui m’a amenée à penser la relation des interactions entre appréciation artistique et développement humain. D’autre part, s’ouvre le sentiment intime aux éléments tragiques du contexte social considéré comme « privilégié » mais qui du coup nous change.

Comment « reterritorialiser179» le lieu de la recherche ? Pensons au sens de permettre une reprise et passage de l’expression primordiale de manière synchrone avec l’intentionnalité des désirs. On voulait rompre l’image de l’inertie sociale, en croyant que la force primordial du corps peut vivre l’envol poétique. Il m’a fallu répondre avec l’instinct pour habiter ce qui m’entraînait vers une immersion dans l’animalité, pour mettre l’art au service de quelque chose de plus grand.

D’ailleurs, Guidon m'a informé qu'il y avait un Studio de danse dans le Centre Culturel Ségio Motta180, qui n'a jamais été utilisé par manque de professeurs spécialisés. Alors, il serait naturel que dans cette première expérience théâtrale là-bas, c’est-à-dire de jouer pour les gens simples de mon pays, j’envisage des ateliers de danse contemporaine pour enfants et adolescents, pour rechercher le potentiel sensible existant chez eux. J'ai souhaité qu’au long de mon séjour se produisent des échos positifs pour

178Il y avait cinq écoles primaires qui fonctionnaient à cette époque sous la direction de la FUMDHAM, ayant comme but d’offrir une éducation plus engagée sur le plan écologique.

179 J’exprime en ce terme la question de habiter un territoire selon la pensée de Deleuze.

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activer le chemin du développement humain à travers l'art. Je pouvais sentir le début d'un nouveau cycle s’ouvrir, favorisant l’investissement de la recherche : de la création vers la transmission.

Nous sommes arrivés au Parc national Serra da Capivara, Burkhard Jüterbock (le technicien/créateur de la lumière) et moi, avec une semaine d'avance pour partager notre regard durant la construction d’une scène dans le site Pedra Furada. Durant cet épisode de terrain, les enfants – habitant les villages qui entourent le Parc – ont voulu danser avec moi, alors que leurs parents travaillaient comme ouvriers à la mise en œuvre du plateau pour fonder un amphithéâtre.

Le sentiment qui active la beauté de cette expérience a été surtout la découverte du théâtre par les communautés métisses autochtones. Le théâtre constitue le véhicule substantiel de partage des gestes, en attribuant à l’œuvre un ensemble d’expressions. En effet, j’ai pu travailler en grattant dans l'imaginaire à travers la nouvelle génération des héritiers du paradis archéologique, mais en réalité (à cette époque), la plupart des enfants n’avaient pas vraiment conscience de la valeur de leur héritage culturel. Alors,

l’importance de mon séjour a créé une connexion ludique avec l’imaginaire ancestral, qui en même temps en s’actualisant, a redonné force et sens à mon étude qui jusque là était restée à l’état d’impressions fragmentaires.

Depuis cette époque, le lien entre danse et archéologie s’intensifie vers la création d’une voie pédagogique qui s’exprime dans la recherche persistante d’une patrie imaginaire, le corps et son archéologie. Je me suis lancée une deuxième fois dans l’aventure archéologique, in situ, propulsée toujours par le sentiment de ma propre origine archaïque. Dewey disait que « La révélation en Art est l'expansion intensifiée de l’expérience181. » Avec les conditions favorables pour absorber les impressions nouvelles, j’ai plongé dans les sites récemment découverts. Les expériences de terrain m’ont fait éprouver des circonstances plus intimes, jusqu’au point d’aller rejoindre une cohérence impliquée à une dramaturgie de l’origine.

À ce point-ci, la recherche déplie la problématique de l’expression, intriquée à la puissance de la mémoire qui est au-delà du géographique, lorsque créer nous invite à participer à la complexité du réel. C’est-à-dire à nous mêler au contexte spatial et aussi à

181 John Dewey, A arte como experiência, São Paulo, Martins Pontes, 2012, p. 466 : « A revelação na arte

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la problématique sociale du lieu-dispositif à travers lequel tout pourrait se fondre. Et à ce moment-là,je rêvais s’il n’y aurait plus un sujet et un objet, mais une expérience de rencontre sur le plan de la mémoire intemporelle qui agit et pense en dehors au-delà de la notion de temps.

C’est pourtant un contexte du paradoxe de l’immuable mais toujours changeant qui s'inscrit dans cette archéologie de l’expression comme un phénomène de tous les temps et du non temps. L’expression se manifeste selon une dramaturgie qui n’échappe pas à la réalité créant du paradoxe. On pourrait le démontrer par la vision trilogique de Deleuze autour de Spinoza et de la complexité de l’expression. Voici les trois dimensions à distinguer et connecter : « La substance qui s’exprime, les attributs qui sont des expressions, l’essence exprimée182. » Deleuze cherche à actualiser les notions de Spinoza mais il les rend davantage complexes et fascinantes pour moi. Par exemple le terme attribut chez Spinoza « sont des formes dynamiques et actives183 », dit Deleuze. Puis, il crée des liaisons disant que « chaque attribut exprime une essence, et l’attribue à la substance184. » L’attribut définit une certaine qualité essentielle immuable de quelque chose (substance). Ces trois aspects - attributs, essence et substance - offrent une idée- clé pour mettre en corrélation avec mes questions de reprise et passage du geste redonnant le sentiment d’origine, en les ordonnant de manière suivante :

1. Si « les attributs qui sont des expressions » ou bien verbes d’action, ils surdéterminent une qualité (essence) mise au service de l’évènement en question, au site Pedra Furada. En ceci chaque participant (celui qui prend partie) doit adopter une attitude dynamique par rapport à la trace de la mémoire collective d’une très grande histoire. Celle qui nous amène au temps des ancêtres et encore plus loin du point de vue du sentir de chacun.

2. Si « l’essence exprimée » constitue la cause, sous forme d’« attributeur185 », et bien le spectacle de l’inexprimable (l’origine) sur le plan de la réception aura quelque chose qui en s’extériorisant nous traverse nous tous, faisant vibrer, réactiver la mémoire et son intemporalité.

3. Si « la substance qui s’exprime » est liée à l’essence (existence) qui s’exprimera dans la danse CAPIVARA, la création doit rendre service, comme dispositif scénique, pour réactiver la mémoire. Rappelons ici la figure de l’Âme inaltérable, qui relie du coup à la mémoire collective les expressions (attributs) de chacun comme essence (existence) exprimée, de manière qu’on s’exprimera tous à faveur de la cause

globale de l’événement de reconnexion avec la spatialité du lieu Pedra Furada.

182Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression [1968], Paris, Les Éd. de Minuit, 2002. p. 35. 183 Idem. p. 36.

184 Ibid.

185 Deleuze propose l’« attributeur » une sorte de canal ou personnification qui va manifester l’essence qui s’exprime. Le feu qui a besoin d’un récipient, la terre par exemple, pour n’est pas se dissiper dans tous les sens.

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Qu’est-ce que l’expression ? C’est l’essence exprimée ou la substance qui exprime l’essence ? Il me paraît que l’expression est le miroir de l’essence de quelque chose qu’on appellera substance. Ou alors, l’expression serait une source d’où la vibration de l’existence peut se manifester, faire corps, devenir.Le philosophe Michel Bernard a apporté un nouveau regard sur le corps et sur la danse contemporaine en France, dans sa thèse consacrée à L’expressivité du corps – Recherches sur les fondements de la théâtralité il discute « […] l’expression [qui] se différencie de l’apparence non seulement par le contenu de sa manifestation, mais aussi par la façon dont nous appréhendons186. » Il parle de la mémoire du vécu qui « réanime » les « savoirs corporalisées » par anticipation et qui risque de se dissiper par l’imagination qui à son tour va transformer la mémoire en signe, c’est-à-dire la signifier, donner une présence. Mais celle-ci ne peut devenir une vraie expression si elle est mise en représentation, ou bien s’elle est consciemment représentée. Bref, l’expression exige un travail « préalable de reconstitution par l’imaginaire187 », qui implique directement l’effectivité du corps de observateur, c’est qui crée ainsi le spectacle de la réception188

chez l’autre.