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Chapitre 1. L’ÉLAN VERS LA SERRA DA CAPIVARA

1. À l’arrière-plan du désir de rejouer la trace

Considérons que l’artiste étranger porte en soi le geste de son origine, arrivant dans une autre culture, j’ai pu écouter davantage mon corps et j’ai voulu exprimer les enjeux « d’authenticité » autrement que je le percevais dans les œuvres chorégraphiques contemporaines, surtout des années 80 jusqu’aux années 90. À cette

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époque, il y a eu une mutation des langages, comme « un changement de peau », et j’ai voulu problématiser les conflits du corps–identité entre des altérités culturelles vécues en plein bouleversement. C’est d’ailleurs ce qui a inspiré mes recherches : apporter au scénario contemporain, un monde archaïque peu ou maladroitement connu de la culture précolombienne du Brésil. Ma pensée venant du dehors déjà métissée selon le concept de réception, serait l’expression de la pensée du corps sauvage-européanisé.

Il est important de mettre en lumière l’atmosphère interrelationnelle complexe et autrement profonde qui a suscité la recherche chorégraphique du solo CAPIVARA. Par un double regard, l’actuel et celui d’hier, mes idées théâtrales et sur la danse contemporaine me conduisirent vers une alchimie de langages. En résonance avec la quête d’une génération d’artistes cross-borders qui font faire bouger les frontières, m’apparut un monde d’expériences transversales où les liens culturels se resserraient de plus en plus. D’un coup nous sommes sur l’intensité de l’imaginaire transculturel mais on peut voir les frontières se refermer.

La problématisation des enjeux esthétiques anthropologiques du geste souligne la crise d’identité et les bascules de cultures vis-à-vis de l’idée de globalisation qui s’installait alors, favorable au multiculturalisme, telles mes créations interculturelles. J’ai souhaité mieux dénuder les affects du corps, donnant naissance à une esthétique qui laisse apparaître l'altérité, le caractère double de ma présence. Il m’a fallu créer une troisième force qui intervient dans la polarité culturelle qui n’est pas statique si l’on souhaite évoluer vers « l’imagination dynamique [qui] unit les pôles45. »

L'étranger est un point de repère de nouveautés surprenantes. La recherche de formes cachées permettant de délivrer « l’anima » de nature expressive m’a poussée vers le grand marché culturel Européen, marqué par cette quête d’originalité à tout prix, qui n’était pas l’objet de ma quête. Dans ma pratique sans frontières entre langages (mime, danse et théâtre), le geste, la mémoire et l’expression portent une subjectivité et doivent être au-delà des clichés culturels, car l’acte poétique doit être imprégné de la contradiction de la vie pour acquérir de l'expérience, sensation de brûlure, de quelque chose qu’on ne comprend pas.

45 Gaston Bachelard, L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 127.

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En dessinant une autobiographie dans l’ouvrage Corpo do Mundo46, racontant informellement, à la première personne, les chemins de vie et d’art, je donne une vision directe de comment l’intuition soutient la recherche essentiellement mais elle n’est pas toute dans la création. J’ai laissé parler l’intelligibilité de l’instinct selon l’hétérogénéité propre de ma nature métissée, ce qui représente la nature de mes créations. Parce que vivre dans la culture de l’autre signifie rompre des limites surtout en soi-même, j’ai compris qu’en même temps, l’étranger ajoute des impressions nouvelles qui font changer les structures de l'endroit d’accueil. Nos références d'origine s'effondrent dans un nouveau monde qui émerge forçant une compréhension immédiate d’un nouvel « être-au-monde ». En construisant de nouvelles réalités, dans lesquelles nous sommes étrangers à nous-mêmes, nous réagissons aux reflets de nos différences d'attitudes et nous provoquons des changements dans la société qui nous accueille. Et c’est le paysage du réel auquel nous sommes sensiblement confrontés globalement à l’heure actuelle.

Nous vivons actuellement dans une tension maximale devant les événements qui contredisent l’évolution, c’est l’œil du cyclone en ce qui concerne la crise du sujet dans le perspectivisme « multiculturel » possible, ce qui nécessite une révision des concepts humanistes pour mieux englober la valeur de l’être humain. Par ailleurs, c’est ce qui constitue le phénomène dynamique dans le cheminement de cette recherche d’une expression nomade, non fixée. Le contexte géographique met ainsi en évidence le premier aspect singulier lié intrinsèquement à l’adaptation spatiale du corps qui se mêle aux enjeux du processus inter ou transculturel de l’expression. D’une part, le souhait romantique d’affirmer la valeur du corps-primitif en tant que thème de création contemporaine et comment l’ai-je exprimé ? D’autre part, lorsque le processus interculturel interroge sur l’importance de la fragmentation de l’être dans la création contemporaine et dans les questions de réinvention de créations, le sentiment de fragmentation est-il le canal pour ressaisir la pensée?

Ces questions sont essentielles parce qu’elles nous aident à travailler sur une neutralisation. La neutralisation est une force qui réorganise le monde du chercheur. Par ailleurs, ces questions sont le nerf qui guide l’attention vers l’origine de la problématique de l’expression de ce qui émerge d’un besoin de travailler sur le thème de la fragmentation et des différences. C’est aussi une possibilité de devenir un

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étranger vis-à-vis du sujet en question. Ces sont les questions de pointe autour du « geste » dans la quête de la corporification (action de corporifier) et de la décomposition (l’altérabilité des concepts). Les notions sur les origines dans le contexte transculturel me semblent un chemin mouvant « entre » réalités qui se regardent. Ce qui constitue le deuxième aspect de notre recherche sur la nécessité d'un équilibre intérieur dans l'univers qui nous entoure, pour comprendre et l’assimiler.

Le troisième aspect de la recherche consiste à extraire la singularité de l'âme, c’est-à-dire l'essence que nous avons chacun mais aussi l’aspect universel en commun. L’analyse des œuvres chorégraphiques qui sont des écritures gestuelles presque autobiographiques montre que plus c’est intime plus cela devient public47. L’évidence du plus « authentique » dégage parfois des fausses pensées sur la corporéité. On connait bien le succès des effets exotiques du corps sur le marché multiculturel qui ont été irrésistibles ; en revanche les relations humaines deviennent plus sensibles et conscientes, plus près de la réalité des différences.

Tenant compte du fait que l’intimité peut créer une manière active d’émerger le plus caché en nous, l’archéologie dont notre recherche se pense, se mêle à la métaphysique et donne ici des indices pour fouiller à l’intérieur de l’être, sans fond. Je cherche une méthode de l’ouvert, qui s’explique comme un processus qui ne s’arrête pas à une formule ou une vérité. Parce que l’artiste pour moi est l’être du devenir perpétuel, qui se plonge dans l’obscurité acceptant les oscillations de l’état de présence, sachant qu’on ne songe pas à rester identique à soi-même.

On s’inventera toujours à travers les origines des gestes qui contiennent de la lumière, car ils ne s’actualisent pas dans les confusions identitaires, il faut aller au- delà, plutôt en sentant le besoin de devenir plus réel.

L’origine des gestes me plonge dans d’autres questions qui sont au croisement du réel possible et de l’irréalité si palpable. Le fait de fouiller la mémoire crée un sentiment rare qui va construire une approche plus détachée, prenant de la distance par rapport aux images de Serra da Capivara, me reliant à ce qui n’est plus là et recollant les morceaux

47Jouant sur une opposition sans conflit avec la notion « plus c’est public plus c’est privé », in Julie Perrin, Figures de l’attention, Cinq essais sur la spatialité en danse, Paris, Les presses du réel, 2012, p. 129.

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de mémoires. On pourrait évoquer ici le corps sans organe48d’Artaud que Deleuze et Guattari ont repris dans Mille plateaux pour éclaircir la puissance duale de la terre, alors, c’est un corps en changement. Cela veut dire que la terre est un conglomérat d’extrême mobilité selon l’instabilité des couches fines qui modifient constamment la forme présupposée comme structure fixée. Semblable à notre « être au monde » en pleine transformation vis-à-vis des modèles qui s’établissent, s’écroulent et se refont,

parce que l’idéal de vivre ensemble est toujours en construction.

2. CAPIVARA solo- danse : le corps archaïque et de son archéologie