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Chapitre 1. L’ÉLAN VERS LA SERRA DA CAPIVARA

4. L’alchimie des archétypes

Pour établir ici une progression dans l’analyse de la création CAPIVARA, il faut prendre en compte que le chemin a démarré par une pensée dramaturgique du corps des archétypes. Proche de la peinture et de la sculpture, le discours du corps en tant que présence est imprégné par la recherche d'un corps archaïque qui souligne dans le corps humain ce qui le met en mouvance, en action. Mais c’est aussi ce qui le fait être dynamique dans l’immobilité100. Suivant les impressions des scénarios rupestres, ceux-ci m’ont orientée et incitée à rejoindre l'animisme, les états d’extase qui sont surtout basés sur le torse où se trouve l'axe de la physicalité, et qui donne la fluidité aux mouvements dansés. Dans la colonne vertébrale, les centres vitaux, psychomoteurs, affectifs et intellectuels interagissent.

Ce travail se développe à travers quatre couches comprenant : impulsion, énergie, forme et archétype. L’impulsion constitue le point de départ de l’action donnant l’origine du mouvement. L’énergie c’est le flux qui permet au mouvement de couler

100 L’immobilité ici suscite une énergie intérieure qui soutient et prolonge l’expression. Je me rappelle que Marcel Marceau parlait d’une respiration spécifique quand il faisait l’analogie avec la respiration du nageur. On nage dans le silence forgé justement par l’acuité du changement des attitudes du corps.

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sans cesse. La forme manifeste l’attitude juste qui naît avec l’aboutissement du contenu. Finalement, l’archétype est la transparence d’une entité élargie dans la forme fondue avec la conscience intérieure sur le plan d’une valeur symbolique. Réussir un archétype demande un long travail de ressenti, comme une longue méditation dans laquelle la présence va devenir la forme mémorielle perçue. En effet, une forme archétypale est le substrat condensé de l’impulsion et de l’énergie qui, devient mon hypothèse d’un fossile éthérique101 donnant l’image originelle d’une présence symbolique.

Dans le contexte du corps scénique, le travail de la corporéité s’engendre comme le pinceau du peintre, lorsque le public est touché par l'image du corps, il doit voir/sentir tout ce qui se trouve là, sur la scène, sans demander des explications. Soit une chorégraphie ou, une corporéographie102, on comprend que le corps est imagerie et qu’il parle par lui-même : il s’origine. C’est ainsi que la recherche d’une archéologie de l’expression a commencé à toucher l’essence constructive de chaque archétype, la respiration favorisant surtout les aspects harmonieux dans la forme de représentions de métamorphoses. L’éveil, la mémoire ancestrale à l’origine des scénarios rupestres m’a inspirée cette manière animiste de projeter un sentiment esthétique sur les gestes mythiques et de les intégrer aux gestes du monde. En effet, être ancrée dans le centre gravitaire ou centre vital (le Hara), en creusant dans l’ancienneté iconographique des postures rituelles, dont la signification échappe à notre compréhension, m’imposait de dissoudre les tensions inutiles du corps, en faisant naître une tonicité juste dans l’élaboration des actions dansées.

Les choses qui frappent nos sens, dans l’inconscient et hors de nous même, dilatant notre aperçu mais, à vrai dire, notre travail cherche la pensée juste, purement consciente qui se déploie de l’ombre et rend visible l’inconscient. Durant cette création, la problématique du geste de l’origine dans le temps de sa réapparition m’a fait m’interroger : creuser en nous-même opère-il une archéologie du présent, de telle sorte qu’un geste inaperçu peut devenir essentiel ?

101Cette notion de fossile éthérique nous allons l’approfondir par la suite.

102 Corporéographie, c’est mon invention épistémologique qui exprimema façon d’engendrer la création de plasticités pour la dramaturgie corporelle, c’est-à-dire que, c’est le corps l’espace de l’écriture d’imageries visuelles des gestes instables, puisqu’ils sont vivants.

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L’imaginaire des archétypes m’est venu avec une réflexion intensifiée du sentiment autour du geste de l’origine. Comme une impulsion intérieure qui crée l’acte expressif d’une alchimie qui permet à ce geste de devenir le miroir de l’être-corps ou le corps d’être, en proposant:

1. d’assumer sa propre présence en cherchant une autre présence pour pouvoir devenir plus que soi-même, selon l’art du mime qui invite la métaphysique de l’acteur à danser une poétique de transformations. C’est où naît l’écho provoqué par l’acteur-danseur sur le corps d’autrui ;

2. d’inventer l’expression symbolique du geste enraciné dans la nature mythique de l’origine, du temps des cavernes où la gestuelle rythmique de la trace des mémoires ne peut que saisir l’écoute des sensations ambiguës ;

3. d’interroger un geste ontomythique103 pour exprimer ce qui fait l’exister, de manière qu’un être archaïque, libre de concepts anthropologiques de traditions, puisse correspondre à l’être essentiel, celui qu’élargit le mouvement des gestes qui ne soulignent pas que la maîtrise mais plutôt la spontanéité ;

4. d’affirmer dans la qualité du mouvement des gestes une sorte d’urgence, en se précipitant avec certitude en chaque geste, proche de la lame d’un couteau aiguisé, le corps tranche l’espace en se tranchant, pour ainsi exprimer le caractère du climat aride de la caatinga, la terre sèche, la rêverie de l’eau, la rupture, l’amour pour le commencement donnant la force de rejoindre les fragments de la mémoire ;

5. l’idée du différent et du semblable qui apparaît en chaque figure archétypale, dès que celle-ci contient dans l’expressivité spécifique un élément de connexion qui oppose et unifie l’une et l’autre : comme si dans l’ensemble des corporéités un seul corps porte la nature multiple. Par exemple, fluidité et enracinement, masculin et féminin, archaïque et moderne.

La dramaturgie, que je nomme dramaturgie de l’origine, est devenue espace pour un tissage des figures rythmiques, à la fois antithèses et complémentaires dans le phénomène de plasticité corporelle, une danse de caractères dont la conception se déroule en cinq archétypes. C’est bien un évènement métaphorique qui puise dans la mémoire primitive et la présentifie, à partir la source du devenir expressif de la Serra da Capivara. Cette mémoire réactive et questionne ainsi l’inclusion du corps sauvage dans la diversité esthétique de la danse contemporaine.

Plus que des techniques de camouflage du corps théâtral, c’est une technique intérieure qui favorise l’organisation du geste en chaque archétype qui compose une suite de tableaux en mutations104 : du prologue appelé Prélude souterrain émerge la

103Onto = exister. Cela rejoint la notion d’« exister » de Bergson dans L’évolution créatrice [op.cit., p. 7], qui «consiste à changer, changer à se mûrir, mûrir à se créer indéfiniment soi-même ».

104 Pour le jeu de mutation, du point de vue théâtral, je m’appuie sur la notion dramatique destinée à la plasticité des actions physiques travaillée durant ma formation avec Marcel Marceau et qu’il a nommé

dédoublement de soi ou des personnages. Celle-ci consiste à développer la capacité chez l’acteur de

changer sa propre figure rendant visible une figure idéalisée, c’est-à-dire qu’à partir de la distanciation on peut incarner une autre nature, celle qui s’exprime par la voie esthétique de la corporéité.

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veille Âme inaltérable, ensuite le Primat et la Gazelle, qui se transforme en une Matuta (jeune fille timide du Nordeste brésilien) jusqu’à l’être androgyne contemporain. La description du parcours chorégraphique selon une dramaturgie structurée avec ces cinq archétypes se trouve dans les annexes.

Les choix de traitement des images rupestres qui sont en juxtaposition avec la danse donnent une dimension de contraste esthétique entrelaçant la dramaturgie du geste et la composition musicale originelle du brésilien, Paulo C. Chagas105

. A cela s’ajoute le dessin de la lumière qui doit être pour moi un apport essentiel à la conception de la magie théâtrale. C’est un élément qui aide à rendre l’espace adimensionnel et du point de vue sensoriel met en valeur le contour d’expression de l’acteur. Le rapport de la musique créé pour la danse est toujours une aventure extraordinaire pour syntoniser une voie commune entre les imaginaires visuels et sonores du corps. Le processus de création est un vrai exercice d’écoute sensible pour le but de la création où la danse gagne son originalité et la musique aussi. La dynamique des sons électroniques avec des rythmes chauds et sombres a soutenu la transformation abrupte du corps des archétypes, l’un vers l’autre créant des sauts entre le monde primordial et le Brésil actuel, et l’acteur, moi-même entre les deux.

Les figures rupestres ponctuellement projetées durant la danse servent de miroir pour la recherche de l’équilibre passé-présent. La chorégraphie bascule entre une fiction ancestrale et la réalité de nos jours, en déroulant les tableaux un après l’autre. La recherche

105 À l’époque il habitait aussi à Cologne et depuis 2004, il est professeur de composition à l'Université de Californie, à Riverside.

Fig. 20. Solo-danse CAPIVARA, archétype Âme inaltérable, par L.doC, Tanzprojekt, Cologne, 1997. ©Wolfgang Weimer.

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du geste nous apprend comment obtenir l'état d'attention jonglant avec les contrastes nécessaires à l’exigence du travail de performance, car on doit être entièrement dans et hors de soi-même.

L’approche visuelle du corps implique aussi de concevoir les vêtements par rapport au besoin du mouvement. Dans ce sens, nous avons travaillé l’homogénéité du caractère des archétypes archaïques l’Âme inaltérable [fig. 20], la nudité de la figure est atténuée par une

perruque de cheveux très longs, un manteau qui recouvre le corps avec le même tissue de jute rustique (importé de l’Inde) utilisé pour le rideau de fond où les images rupestres sont projetées. Suivant l’idée d’alchimie entres les figures, l’habit du Primat, qui lui couvre le visage, est fait de la même matière, son type est inspiré des figures rupestres masquées. Et puis, la figure de la Gazelle évolue et se transforme en féminin à partir du vêtement du Primat. C’est avec la Matuta que le visuel gagne de la couleur par sa petite robe bleu et jaune.

La force ludique des scénarios rupestres m'a poussée à individualiser les figures rythmiques106 de chaque archétype parmi les signes gestuels des auteurs ancêtres donnant la couleur de mes sentiments. Pour trouver l'équilibre de mes attitudes corporelles dans la forme chorégraphique j’ai suivi l’écoute de l'impulsion des archétypes. Le travail d’alchimie a été le centre de mes questions sur comment trouver la tonalité de chaque figure à travers les mouvements. Comment le tonus musculaire sculpte-t-il la plasticité du corps dramatique ? Laban avait raison d’avoir établit dans les principes d’analyse du mouvement la recherche d’équilibre de forces opposées, par exemple quand on rétrécit en même temps qu’on élargit, le lourd est aussi léger, le bruit contient de la finesse, et ainsi de suite. Bref, on dirait que le poids de la grâce n’est pas dans l’équilibre mais dans les sauts, les pirouettes, les chutes.

L’analyse des archétypes explique aussi la démarche de la conception chorégraphique et du visuel. D’où ma recherche pour la danse, de travailler le passé dans le présent à partir de l’hypothèse de faire renaître l’origine en tant que fossile éthérique, l’anima de la mémoire. Notre intérêt ici est de mettre en valeur les remarques qui iront enrichir la remise en question du cheminement de recherche d’une archéologie de l’expression, sachant que le thème de reprise et passage de la mémoire des scénarios

106La trace de représentations humaines montre notamment le corps en mouvement, corps qui s’affirme comme expression rythmique. Nous reviendrons sur cette source visuelle de gestes.

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rupestres demeure l’axe de ressource de création et toujours vers l’abondance du geste et de l’origine.

Pendant ce temps intensif de plusieurs représentations du solo CAPIVARA, les expériences accumulées ont permis de recevoir les impressions du public de différents contextes culturels. C’est à partir de la réception et de la résonance de l’œuvre sur la scène qu’on peut éprouver la recherche et continuer à nourrir la création. Ainsi, s’installe une dynamique d’approfondissement si énergétique pour connecter le dedans et le dehors, pour saisir de plus en plus l’image exagérée, en exagérant (sans peur) l’expression. Les gestes inutiles se font visibles. A chaque présentation, travaillant systématiquement la réduction des mouvements il est possible d’approfondir l’œuvre. Se dessine ainsi le destin de l’exagération. On tente de devenir consciente de cette ouverture de soi vers le public pour rendre la perfection mythologique du corps qu’on ne connaissait pas, mais qui apparaître comme une sorte de rêve.

L’image qui exprime l’unité du geste rond a suscité en moi l’idée de Grotowski (1933 – 1999), sur le retour à l’essence. Surtout en remarquant la curiosité des publics très diversifiés qui ont été frappés également par le caractère contemporain des images rupestres de la « préhistoire » Serra da Capivara. Par exemple, quand CAPIVARA a été présenté en 2000 dans le cadre de l’Euro Art Meeting Festival à Wroclaw, c'était la première fois que je me suis trouvais en Pologne, mais le plus excitant a été d'être sur la scène où Grotowski a conçu son théâtre laboratoire. Et là, le public intellectuel a pensé plutôt à Penck ou Paul Klee, et les commentaires en général considéraient que l’esthétique de ces figures anciennes, juxtaposées à la danse, semblait très actuelle. Il faudrait alors croire au retour à l’origine qu’a suggéré Mircea Eliade. Le public polonais, après la chute du mur de Berlin, a gardé des affinités pour l'expérience extatique du théâtre qui encourage l'acteur à dissoudre les masques, pour ce que nous appelons l'intégration des vérités physiques et mentales.

Les différentes remarques reçues sur ce solo ont fait que cette création a produit une marque expressive d’archéogestes rupestres à travers l’entrecroisement de temporalités et de spatialités, renforçant pourtant la dimension atemporelle de la mémoire ancestrale. Ou pour le dire autrement, en donnant une dimension emphatique qui peut soutenir ma thèse selon laquelle la mémoire ancestrale nourrit la création en faisant se rencontrer le primitif et le contemporain. Et aussi, comment la recherche de liberté du geste dans la danse et le théâtre contemporain estime sans cesse une reprise et

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passage du passé dans le présent. Ce phénomène de répétition nous explique comment l’empathie donne de l’élan à la création du corps-scénique, lieu de transformation. De plus, la corporéité suit ainsi le flux d’une très grande énergie expressive qui géométrise les formes instables. Je pense à la matière « sans organe » de la pensée qui fait apparaître l’impalpable sur la peau de l’acteur qui devine et forge les images transposées de sa propre subjectivité et de l’imagination vécue sur la scène.

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