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4.1 Trois types de participants 4.1.1 Les praticiens

Le premier groupe est composé de celles et ceux qui connaissent peut-être le mieux le journalisme informatique puis - qu'elles et ils le pratiquent. Pour en constituer un échantillon, il faut d'abord savoir dans quelle population on va sélec- tionner des individus. En utilisant le répertoire de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec8, il est pos-

8 Le répertoire des membres de la FPJQ (http://www.fpjq.org/repertoires/repertoire-des-membres/) permet de faire des recherches par type de média dans lequel œuvre le membre en question.

sible de compter les journalistes québécois qui œuvrent en télévision, en radio, en presse écrite ou en ligne. Le répertoire ne permet cependant pas d'identifier les journalistes qui pratiquent à temps plein ou partiel le « journalisme de données » ou le journalisme informatique; impossible, donc, de les compter de cette façon.

Aux États-Unis, Alexander Howard évalue qu'il y a, au mieux, un millier de journalistes qui en font (Howard, 2014c : 44). Sur un grand total de 57 600 reporters employés dans les différentes salles de nouvelles américaines, selon le gouver- nement (Bureau of Labor Statistics, 2014), cela voudrait dire qu'à peine 1,7% des journalistes, chez nos voisins du sud, sont versés dans le journalisme informatique. Si on transposait cette proportion sur les quelque 2 900 journalistes que compte le Québec (Service Canada, 2013), cela donnerait environ 50 praticiens québécois de cette forme nouvelle de journalisme.

Cette estimation semble correspondre à ce qu'ont mesuré Tabary et al. Ce sont au total 98 personnes, dont 64 journa- listes, qui ont participé aux 178 reportages de « journalisme de données » publiés ou diffusés au Québec au cours de la période de trois ans que les auteurs ont examinée (2011 à 2013). Ces derniers précisent cependant qu'un « nombre signifi- catif » de ces 64 journalistes n'ont participé qu'à un seul des reportages de leur échantillon. Les journalistes qui ont une expérience approfondie de cette pratique sont donc peu nombreux. Il n'y aurait, selon eux, que cinq « acteurs-clés » qui possèdent la formation et les compétences nécessaires : « There were five key actors whose cross-disciplinary training and skills (a) allow them to produce complex projects requiring extensive computer skills and (b) equip them to supervise or manage new newsroom produc - tion processes that blend journalism, statistical, computer and graphics skills » (Tabary et al. : 15).

L'étude ne divulgue pas l'identité de ces cinq « acteurs ». Mais est-ce que cela signifie que ces cinq personnes sont les seules journalistes informatiques au Québec? En fait, il s'agit selon toute vraisemblance de praticiens qui font ce que De Maeyer et al. ont appelé du “ thorough ” data journalism ou de ce que Uskali et Kuutti ont baptisé du investigative data jour- nalism. Ce « journalisme de données exhaustif » ou « investigatif » exige toute une gamme de compétences : « [It] demands the mobilization of a range of skills (journalism, computer science, statistics, graphic design) » (De Maeyer et al., 2014 : 9).

Le « journalisme de données approfondi » peut ainsi exiger que des journalistes connaissent, par exemple, la program - mation. Dans leur enquête sur le journalisme informatique en Norvège, Karlsen et Stavelin ont cependant eu du mal à trouver des journalistes qui avaient cette compétence : « During the preliminary telephone interviews we realized that having pro- gramming skills was too narrow a criterion for inclusion in the study » (Karlsen et Stavelin, 2014 : 38). Le cas de la Belgique franco- phone semble encore plus critique : les répondants de l'article de De Maeyer et al. leur disaient que seulement deux jour- nalistes y sont des « experts » ou sont perçus comme les seuls à produire des reportages de « journalisme de données » (De Maeyer et al., ibid. : 6, 7). Le surtitre que les auteurs ont donné à leur article est d'ailleurs révélateur : « Waiting for Data Journalism ». Si je m'étais limité aux praticiens qui ont une connaissance approfondie du journalisme informatique, j'aurais risqué de me retrouver avec un échantillon minuscule.

C'est donc une définition la plus inclusive possible de ce qui fait un « journaliste de données » ou un journaliste infor- matique qui a été adoptée afin d'avoir un échantillon opérationnel. À ceux dont la pratique est « exhaustive » se sont ajou-

tés celles et ceux qui font du journalisme informatique « ordinaire » (toujours selon l'appellation de De Maeyer et al.), c'est-à-dire une pratique qui est « manageable by one individual, can be done on a daily basis, and can be included in the existing routines of news organizations if journalists master specific tools » (ibid. : 7).

J'ai également inclus des journalistes qui n'ont que très rarement, voire jamais, fait de reportages de « journalisme de données », mais qui s'intéressent à cette pratique émergente pour avoir suivi une ou des formation(s) ou encore pour l'in- diquer sur un de leurs profils publics. On pourrait les considérer comme des débutants, comme des praticiens qui se situent à la marge du journalisme informatique. Mais leur point de vue sera pertinent pour ce mémoire puisqu'ils font, eux aussi, du « travail-frontière ». Il s'agit en effet de praticiens qui cherchent en quelque sorte à « immigrer » dans le « ter- ritoire professionnel » du journalisme informatique ou qui s'interrogent, à tout le moins, sur une « immigration » éven- tuelle. Leur témoignage est utile pour comprendre pourquoi il se fait si peu de ce type de journalisme au Québec, selon les conclusions de Tabary et al. : « by and large, journalists do not seem to engage deeply with this development » (ibid. : 15).

On a donc, au final, un groupe de praticiens hétérogène composé à la fois de praticiens experts, intermédiaires et débutants. Maintenant, comment ce groupe a-t-il été constitué?

4.1.1.1

Échantillonnage

Puisque la population des journalistes de données du Québec est, on l'a vu, de petite taille et difficile à mesurer avec précision, la meilleure façon d'en extraire un échantillon est de procéder par échantillonnage par réseau. Cette méthode est reconnue en statistique. Il s'agit d'exploiter la structure inhérente des relations sociales des populations humaines, c'est-à-dire la structure en réseau : « [L]a structure en réseau peut être utilisée pour faciliter l'obtention d'un échantillon auprès d'une population par ailleurs difficile à échantillonner. » (Thompson, 2011 : 198).

Plus spécifiquement, c'est un type d'échantillonnage par réseau appelé l'échantillonnage « boule de neige » qui a été utilisé. Il s'agit de demander à des participants, sélectionnés d'abord par échantillonnage aléatoire, de nommer des per- sonnes qui pourraient également intéresser le chercheur, puis de poser la même question à ces personnes, et ainsi de suite. Procéder à un échantillonnage aléatoire initial peut s'avérer difficile quand on ne connaît pas précisément la population qui nous intéresse. On ne sait pas qui sont les journalistes québécois qui s'adonnent à la pratique qui m'intéresse. On peut cependant, sans en connaître le nombre exact, présumer que leur nombre est très petit. L'échantillon initial a donc été constitué par contact direct avec des journalistes qui sont reconnus, au Québec, pour pratiquer le journalisme informa - tique, sinon pour leur intérêt marqué pour ce type de journalisme.

J'ai ensuite demandé à la plupart d'entre eux de fournir les noms d'autres praticiens ou de journalistes qui s'intéressent à cette pratique. La même question a ensuite été posée à certains des participants recrutés au cours de cette première vague. Au final, un groupe de 16 praticiens a été formé : 14 travaillant dans sept médias différents, ainsi que deux journa - listes indépendants.

Le point faible de l'échantillonnage boule de neige est qu'on se retrouve avec un échantillon qui a très peu de chances d'être représentatif : « It is impossible to generalise anything from the data, though some tentative conclusions can be drawn » (Felle, 2015 : 5). Cependant, lorsque j'ai procédé à la deuxième vague de références, les journalistes me donnaient très souvent des noms qui se retrouvaient déjà dans l'échantillon initial. On peut ainsi affirmer, avec un raisonnable degré d'assurance, que l'échantillon final constitué pour cette étude représente la presque totalité de la population des journalistes québécois qui s'adonnent au journalisme de données et/ou au journalisme informatique.

Cette méthode d'échantillonnage a également été utilisée pour recruter des participants dans les deux autres catégo- ries, les responsables et les professionnels de l'informatique.