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Le dernier chapitre s'est achevé avec l'évocation d'un débat, d'une tension entre deux visions ou deux écoles de pen - sée qu'on peut décrire ainsi :

• Il y a, d'une part, ceux pour qui informatique et journalisme sont deux disciplines distinctes nécessitant des pro- fessionnels différents. « Chacun son métier », disent, en somme, ceux qu'on pourrait appeler des « ségrégation- nistes ».

• Il y a, d'autre part, ceux selon qui l'informatique et le journalisme sont en train de s'hybrider et, peut-être même, de faire naître un nouveau métier.

Dans les deux cas, un travail-frontière est à l'œuvre.

Chez les premiers, il s'agit clairement d'un travail-frontière d'expulsion et de protection de l'autonomie. Le travail d'ex- pulsion est particulièrement remarquable chez les informaticiens pour qui les journalistes qui programment sont de sym- pathiques amateurs, mais qui considèrent que le travail est plus efficace quand il est fait par de véritables informaticiens. Il y a un certain travail de protection de l'autonomie de la part des journalistes, également : le fait de vouloir confiner les informaticiens à l'informatique est une façon de dire que le travail journalistique leur revient.

Chez les seconds, le travail-frontière en est un, plutôt, d'expansion. Ses partisans, essentiellement des journalistes qui ont poussé assez loin leurs compétences techniques, cherchent à étendre les frontières professionnelles du journalisme en incorporant différentes tâches que les premiers réservent aux spécialistes de l'informatique.

Selon Hermida et Young, la première façon de voir les choses prévaudrait en Europe, alors que la seconde se rencon - trerait surtout aux États-Unis (2016 : 2-3). Le premier modèle serait celui qui domine au Royaume-Uni, d'après ce qui a été observé par une chercheure de la Manchester Metropolitan University : « Journalists and programmers are considered as two distinct professions and the idea of a hybrid role is rejected » (Hannaford, 2015 : 7). Le second modèle a cependant fait l'objet de plusieurs travaux récents de la part de chercheurs qui se sont intéressés au travail des programmeurs-journalistes, notam - ment Royal (2010), Parasie et Dagiral (plusieurs publications ensemble ou par Parasie seulement, 2011, 2012 et 2013), Trédan (2011), Stavelin (2013), ainsi que Lewis et Usher (2014).

Qu'en est-il au Québec? J'ai observé les deux attitudes au sein de mon échantillon. On va se pencher plus en détail sur chacune.

6.1

« Chacun son métier »

6.1.1

L'illusion de la « licorne »

« J'aimerais bien que mon garagiste soit un poète, aussi! » Par cette boutade, Christophe Viau (G06) signifie qu'il vaut mieux se concentrer sur ce qu'on connaît bien. Il a déjà enseigné l'informatique à des artistes. « En arts visuels, j'ai tou- jours aimé mettre des techniciens avec des créateurs. C'est toujours ce que j'ai fait […] Je préfère mettre un garagiste avec un poète », dit-il, plutôt que d'essayer d'apprendre la mécanique au poète, ou les vers au mécano.

Cela montre aussi à quel point les professionnels de l'informatique ne croient pas aux journalistes-programmeurs. « C'est un peu utopique, à mon avis, de tout faire, selon Nicolas Roberge (G03). […] C'est très dur de trouver un one man band. Il y en a, mais c'est exceptionnel ». Les informaticiens ont un mot pour décrire ces individus aussi rares que doués, nom qu'on appose aussi aux entreprises techno qui réussissent particulièrement bien : « The number of data journalists having reporting and coding skills is quite low, leading them to be dubbed “journalism unicorns” » (Plaue et Cook, 2015 : 127).

Ce scepticisme vient peut-être de leur expérience avec leur propre discipline. En effet, l'informatique est un domaine très compartimenté. Les spécialités y sont nombreuses et les « licornes » sont l'exception. Dans certains sous-secteurs, comme le développement web, par exemple, on peut trouver des gens qui sont capables de travailler dans l'ensemble des technologies relatives à ce sous-secteur bien précis. On appelle aussi ces virtuoses des « développeurs full stack ». Les informaticiens eux-mêmes ont des doutes sur leurs talents, comme le souligne Stéphane Guidoin (G02) :

Typiquement, c'est dans les startups que tu vas avoir ces développeurs full stack [...]. Mais là encore, il faut comprendre que t'es pas aussi bon dans chaque technologie, prise individuellement, qu'un expert sur le sujet. Si ton expertise n'est pas remise à jour assez fréquemment […] tu passes ton temps sur Google à demander : « Comment je fais unelsif en Python? Comment je fais une requête géospatiale dans Post- GIS? »

Ainsi, ce ne sont pas tous les informaticiens qui savent programmer. Certains sont spécialistes des bases de données, d'autres sont administrateurs systèmes, d'autres encore sont experts en réseautique ou en sécurité; autant de domaines qu'il est illusoire de connaître dans leur ensemble, encore moins de maîtriser, surtout quand on est journaliste : « Dans un monde réaliste, je pense que des journalistes full stack, il y en a peu » dit Nicolas Kruchten (G05).

« Qui n'aimerait pas pouvoir tout faire? », demande justement Hugo Joncas (P04). Il voudrait bien, oui, apprendre à jongler avec certains des outils du journalisme informatique. Mais il ajoute, avec une pointe d'ironie : « J'aimerais ça apprendre la guitare, aussi! » Une autre boutade pour illustrer que plusieurs praticiens et responsables rencontrés consi - dèrent l'informatique comme un territoire professionnel distinct, dans lequel ils n'ont pas leur place :

On a des photographes. Pourquoi? », demande Éric-Pierre Champagne (P12). « Parce que c'est leur métier de faire de la photo. […] Ça fait des années qu'ils font ça à plein temps; ç'a une valeur. […] Je peux bien faire de la photo [pour illustrer mes reportages]. J'en fais dans mes temps libres. Mais […] probablement qu'on n'arriverait pas à la même qualité.

« J'aimerais ça apprendre [le moissonnage] », dit de son côté Pierre-André Normandin (P16). « Mais je n'investirai pas non plus trop d'énergie. Il faut que ce soit clair que ce n'est pas ça, mon travail. ».