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Il est encore plus intéressant (voire paradoxal) de constater que les professionnels de l'informatique rencontrés tiennent un discours diamétralement opposé. « Que tu sois capable de coder, ce n'est pas [quelque chose] que je m'at- tends de voir en journalisme », dit Nicolas Roberge (G03). Quand je lui parle d'un journaliste qui a appris le Python, il réagit en ces termes : « Je trouve ça louable qu'il ait appris le Python. Je le félicite. Mais je trouve ça intense. […] C'est pas nécessaire d'aller jusque-là. »

Un autre, Nicolas Kruchten (G05), est surpris que des journalistes veuillent apprendre à programmer, car « il y a [déjà] tellement des gens qui veulent entrer dans le monde de l'informatique », dit-il, qu'il s'attend davantage « à ce que les jour- nalistes soient capables de trouver et de gérer les ressources externes, plutôt que d'apprendre à [programmer] eux- mêmes ».

Ce n'est pas une question de compétence, précise Christophe Viau (G06) : « J'ai beaucoup enseigné [la] programma- tion à des artistes. Les journalistes, à la base, ne sont pas beaucoup mieux placés que les artistes pour être bons en pro - grammation. » Selon lui, donc, il est tout à fait possible pour des journalistes de l'apprendre. Cela dit, ajoute-t-il, « ce n'est pas parce que c'est possible que ça veut dire que c'est souhaitable ». Le problème vient surtout du fait qu'il y a plusieurs

55 Dans le web, ce qu'on appelle le front end se rapporte à toutes les technologies qui font qu'un site web apparaît à l'écran, la partie visible du site; le back end, à tout ce qui ne se voit pas et qui le sous-tend : système de gestion du contenu, base de données, etc. Le JavaScript est traditionnellement un langage de front end. Node.js permet de s'en servir également dans le back end.

étapes dans ce qu'il appelle « le pipeline » du journalisme informatique et qu'on peut y avoir besoin d'une variété incroyable d'outils. Il est très difficile qu'une seule personne les maîtrise tous, dit-il : « La vraie compétence à montrer, selon lui, c'est de bien comprendre […] à quel endroit on a besoin de geeks, […] à quels endroits il ne faut pas s'accrocher les pieds, sinon on se casse la gueule. »

C'est qu'apprendre à programmer peut être particulièrement difficile :« It's not like learning to bake a cake or shoot a video. It's more like learning to play a musical instrument. It takes years of practice to get really good » (Stray, 2011 : en ligne). Bien entendu, un journaliste qui programme de temps en temps n'a pas besoin de devenir particulièrement doué. Mais alors, Stéphane Guidoin (G02) en faisant écho aux constatations de la chercheure de l'Université de Syracuse citée quelques pages plus tôt, à quoi bon acquérir des compétences aussi poussées si on ne s'en sert que sporadiquement?

Est-ce qu'il [le journaliste] va être capable de [programmer] en une demi-heure, ou en trois jours? […] En développement, c'est ça la différence entre un bon et un mauvais développeur. Un bon développeur voit rapidement ce qu'il va faire, comment il va [structurer son programme]. Un mauvais développeur va plus y aller à tâtons. Il essaie; ça ne marche pas; etc. Il n'y a pas de secret. Un bon développeur devient bon parce qu'il s'exerce. Tu ne nais pas avec cette compétence, c'est une question d'expérience. Avoir des journalistes qui, une fois par semaine, une fois par mois, vont sortir du fin fond de leur crâne leur compétence en Python pour écrire un scraper, personnellement, ça ne me semble pas très réaliste.

D'autant plus que la programmation n'est pas une compétence recherchée par les patrons à qui j'ai parlé : « J'y crois plus ou moins, dit Mathieu Turbide (R05). S'ils y arrivent, fine. C'est nice, comme on dit. J'en ai un, ici, je pense qui peut faire à peu près tout. Mais ça ne fait pas de lui le meilleur journaliste. » Géraldine Martin (R08) le dit franchement : « Je ne demande pas [aux journalistes] d'aller jusqu'à de la programmation. Au besoin on ira chercher les compétences néces- saires. »

Les participants ne s'entendent donc pas sur le rôle de la programmation en journalisme. Pour des responsables d'en- treprise de presse et des professionnels de l'informatique, programmer ne fait pas partie des tâches journalistiques. C'est pourtant une tâche qu'accomplissent déjà un certain nombre de praticiens que j'ai rencontrés.

C'est ce qui fait de la programmation quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que Star et Griesemer (1989) ont appelé un « objet frontière ». À la fin des années 1980, les deux chercheurs ont étudié comment des scientifiques au musée de zoologie des vertébrés de l'Université de Californie à Berkeley travaillaient avec les différents collaborateurs du musée, des non-scientifiques pour la plupart. Ils se sont rendus compte que certains objets (par « objet », ils entendent autant des objets concrets que des concepts abstraits) permettaient aux deux groupes de collaborer. « Les objets-frontière sont un arrangement qui permet à différents groupes de travailler ensemble sans consensus préalable », écrira plus tard l'une des deux chercheurs (Star, 2010 : 19), et ce, même si les deux groupes ne font pas le même usage de l'objet ou n'en ont pas la même définition. « The creation and management of boundary objects is a key process in developing and maintaining coherence across intersecting social worlds » (Star et Griesemer, 1989 : 393).

Les praticiens du journalisme informatique sont vraiment à l'intersection de deux domaines, celui du journalisme et de l'informatique. Et à cette intersection, programmer signifie quelque chose de radicalement différent. Pour les journalistes,

on l'a vu plus haut, programmer est peu ou pas utile. Chez les informaticiens, on l'a vu également avec les opinions des professionnels que j'ai rencontrés, la programmation est perçue comme n'étant pas réellement faite pour les journalistes. Mais dans le monde hybride des journalistes informatiques, programmer est une fierté.

Je reviendrai sur la notion d'objet-frontière (et de travail-frontière) de façon plus approfondie dans le sous-chapitre sur les aspects professionnels. Pour l'instant, restons dans le coffre à outils des journalistes informatiques et examinons plus en détail comment ils se servent de la programmation.