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5.3.4 Programmer ou ne pas programmer? Voilà la question!

« Si j'apprends qu'un journaliste connaît du Python, lance Nicolas Roberge (G03), je vais l'embaucher pour travailler sur mes affaires! Il va lâcher le journalisme! Je vais le payer plus cher! » Cette boutade m'a bien fait rire. On peut l'inter- préter de deux façons. Le patron de la petite société informatique était-il sérieux en disant qu'un journaliste sachant pro- grammer avait réellement beaucoup de valeur sur le marché du travail? Ou était-il plutôt ironique et se moquait du peu de compétences qu'un journaliste apprenant le Python possèderait par rapport à un programmeur professionnel?

L'une ou l'autre des interprétations reflètent en quelque sorte les deux côtés d'un débat qui a régulièrement fait sur- face dans les publications sur le journalisme au cours des dix dernières années : les journalistes devraient-ils apprendre à programmer? Et par programmation, ici, il convient de préciser qu'il n'est pas question des langages du web que sont le HTML et les CSS. Le HTML (Hypertext Markup Language) est en réalité un langage de balisage qui ne fait que délimiter du texte ou d'autres éléments en vue de leur affichage dans un navigateur web. Ce n'est pas un langage de programmation proprement dit : « HTML […] is not a programming language, but a layout language that describes how the different components of a web page should be displayed by the browser » (Alfonseca, 2008 : 2253). L'expression CSS (Cascading Style Sheets), ou feuilles de style en cascade, décrit de son côté un autre langage qui vient compléter le code HTML en permettant d'uniformiser l'ap- parence des éléments sur plusieurs pages d'un même site web. Ce n'est pas non plus un langage de programmation.

Programmer est plus complexe. Cela consiste à tenter de régler un problème au moyen d'une série d'instructions par étapes qu'on donne à un ordinateur : « A sequence of computational steps, each of which may be effectively performed by [...] a digital computer. Systematic notations for the specification of such sequences of computational steps are referred to as programming languages » (Wegner, 2003 : 1452).

Par ailleurs, on lit régulièrement l'expression « coder » pour parler de programmation. Ce n'est pas la même chose. « Coding generally refers to the writing and debugging of programs for given program specifications, while programming includes the task of choosing an applicable algorithm as well as that of writing the program » (ibid.). On programme en utilisant du code informatique, donc, mais on ne « code » pas.

L'un des premiers à militer en faveur d'un apprentissage de la programmation chez les reporters est le journaliste et programmeur américain Adrian Holovaty. Il s'est notamment fait connaître à partir de 2005 pour avoir lancé les sites Chi- cagoCrime, puis EveryBlock53, où la cueillette et la diffusion de l'information étaient automatisées, des exemples qui ont été

largement salués (Parasie et Dagiral, 2013 : 58). Selon Holovaty, la programmation permet d'étendre les horizons du jour- nalisme : « It helps one think of journalism beyond the plain (and kind of boring) format of the news story. [...] Now that quite a few governments and organizations are publishing data on their own websites, it's a valuable skill to be able to automate the retrieval of that data and compile it into a format that makes it easy to research and aggregate » (Niles, 2006 : en ligne). Les écoles de journalisme, dit-il, doivent inclure des cours de programmation obligatoires. « Programming is absolutely the most important skill to learn in school »,

53 Autrefois respectivement accessibles aux adresses chicagocrime.org et everyblock.com, les deux sites ont été rachetés par NBC en 2009, puis fermés en 2013.

écrivait le journaliste Dan Nguyen (2012 : en ligne), pour qui cette recommandation s'étendait à tous les journalistes. « I strongly believe everyone should take at least a short course in JavaScript », disait récemment le professeur Dan Gillmor (2016 : en ligne).

D'autres, par contre, doutent qu'on doive aller jusque-là. Un journaliste qui a vécu la vague du JAO durant les années 1990 écrit que ces plaidoyers en faveur de la programmation lui donnent une impression de déjà vu : « In the mid-'90s, [...] we called it “ computer-assisted reporting ”. We just knew that journalists everywhere would soon be hunkering over spreadsheets crunching city budget numbers or using database managers to mine secrets buried in political contribution data. Alas, we were wrong. » (Reisner, 2014 : 9). Tous les journalistes ne peuvent pas être des geeks, écrit ce journaliste, de la même manière que tous les journalistes ne peuvent pas être des maniaques de sport ou des faits divers. Dans un article publié dans The Atlantic, la journaliste Olga Khazan (2013) raconte comment sa connaissance de la programmation ne lui a rien donné de plus et déconseille aux journalistes de suivre sa voie.

Il y a cependant un point commun entre les pro et les anti programmation. En effet, tout le monde s'entend pour dire qu'une connaissance minimale est utile, car de plus en plus de journalistes doivent travailler avec des informaticiens et il importe de comprendre leur langage. Anderson, Bell et Shirky, cités plus haut dans le chapitre sur la problématique, disent que les journalistes doivent apprendre les bases de la programmation : « It's true that to be fluent and useful in many pro- gramming languages requires very highly developed skills; not every journalist will be able to do this, and not every journalist should do this. But every journalist needs to understand at a basic literacy level what code is, what it can do, and how to communicate with those who are more proficient » (2012 : 38). Reisner, qui s'oppose pourtant à l'apprentissage de la programmation, arrive à une conclusion sem- blable en disant que les étudiants en journalisme doivent tout de même apprendre un peu de code afin de savoir quand ils doivent recourir à des informaticiens dans leur travail : « Journalism students need to know […] the basics of data journalism, the basics of visualizations and the basics of coding a Web page. And they need to know when what they're doing might benefit from skills their nerd counterparts offer. » (Reisner : 9, 22).

Cette position mitoyenne est celle de plusieurs participants à ce projet de recherche. Éric Larouche (P05), par exemple, croit que d'apprendre à programmer peut justement s'avérer utile pour dialoguer avec les informaticiens autour de lui : « Je pense que le journaliste doit comprendre ce qui est possible de faire. Tu dois t'approprier ces possibilités-là, [...] comme ça, quand tu parles avec un développeur, tu es davantage en mesure de comprendre, c'est plus facile ». dit le chef de pupitre. « Ça aide, confirme Mathieu Turbide (R05), parce que tu comprends ce que l'autre fait. »

Il est intéressant de constater que les praticiens qui sont le plus en faveur de l'apprentissage de la programmation sont ceux qui en ont eux-mêmes la maîtrise la plus développée. Cédric Sam (P14), par exemple, serait d'accord que les étu- diants en journalisme soient carrément exposés à quelque chose de très poussé appelé Node.js54 :

54 Node.js n'est pas vraiment un langage de programmation en soi. Il s'agit plutôt d'un « environnement » écrit en langage JavaScript qui est de plus en plus utilisé, notamment par des entreprises de presse pour leur site web.

Tu peux leur dire d'apprendre Node, parce que c'est du JavaScript. En même temps je pense que ce qui est plus important a apprendre, c'est leur donner un avant-goût de ce que les médias font. […] Le New York Times utilise ça pour intégrer tous leurs outils […] Tu peux leur expliquer que ça peut faire le front end, et le back end55, [que] tu peux générer du HTML, tu peux faire du scraping.

Pour un autre praticien sachant programmer, Naël Shiab (P02), la question ne se pose même pas. La programmation est, à son avis, une tâche journalistique :

Je pense que ce sera toujours une erreur que de parler du métier de journaliste en parlant de compétences. Le journalisme n'est pas un métier de compétences, c'est un métier de mandat, c'est un métier de mission. — Donc, ce n'est pas en fonction du chemin, c'est en fonction de la destination, c'est ça?

— Oui, et le journalisme de données, la programmation, l'analyse de données, c'est juste un moyen d'arri- ver à tes fins, comme journaliste. Tu ne codes pas pour coder.

— Et est-ce que c'est un chemin, un moyen, qui devrait être connu de tous les journalistes? — Oui.

C'est même un « chemin » universel, selon Roberto Rocha (P10), qui a appris le Python et le JavaScript, entre autres. C'est une compétence qui ne peut pas faire de tort dans le monde d'aujourd'hui, dit-il, qu'on soit journaliste ou pas : « I don't know how that could be useless, because it's going to help them in the future anyway. It'll introduce them to the core concepts of program- ming which will be useful for everything and they'll understand more things, they will learn other things quicker. I can't see how it's bad. »