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6.2.1 Open data et open source comme nouvelles valeurs journalistiques

Les sociologues du journalisme, plus particulièrement ceux qui s'intéressent à l'information quotidienne, ont remarqué les liens particuliers qui unissaient les journalistes aux bureaucraties gouvernementales. Les journalistes aiment les politi- ciens et les fonctionnaires parce que ce sont des sources intarissables : « One study after another comes up with essentially the same observation, and it matters not whether the study is at the national, state, or local level – the story of journalism, on a day-to-day basis, is the story of the interaction of reporters and officials » (Schudson, 1989 : 271). Le journalisme informatique ne fait que perpé- tuer cette relation en ajoutant, parfois en substituant, aux officiels en chair et en os, des données numériques en prove - nance des pouvoirs publics.

C'est justement pour faciliter l'accès à ces données publiques qu'est né, en 2006, le mouvement de l'« Open Data ». Ce sont d'ailleurs deux journalistes du Guardian qui ont incité le gouvernement britannique à lancer une réflexion sur l'utilisa - tion de ces données puis à lancer un portail de données ouvertes à peu près en même temps que celui du gouvernement des États-Unis (Trédan, 2011 : en ligne). Au Canada, le portail de données ouvertes du gouvernement fédéral a été lancé fin 2011 (Gouvernement ouvert, 2015 : en ligne).

Les informaticiens qui participent à ce mouvement ont des motivations très semblables à celles des journalistes. C'est dans l'intérêt public qu'ils cherchent à rendre plus facile l'accès aux données que possèdent les pouvoirs publics : « On aimerait aussi pouvoir avoir un regard critique sur ce que fait la Ville et pour faire ça, ça prend les données », explique Sté- phane Guidoin (G02), qui, rappelons-le, a milité au sein d'un groupe appelé Nord Ouvert. Selon la page d'accueil de son site web87, cette organisation sans but lucratif « travaille à promouvoir un changement systémique pour améliorer la trans-

parence et la gouvernance, et pour accroître la participation citoyenne au sein de la démocratie ». Ces objectifs sont très voisins de l'idéal-type journalistique du service public (Deuze, 2005 : 447). Il n'est donc pas étonnant que les journalistes sentent une certaine parenté avec le mouvement des données ouvertes. « It's a natural fit », dit Linda Gyulai (P13).

Cette culture d'ouverture est également présente dans le mouvement, plus ancien, du logiciel libre (open source software). Le programmeur Eric S. Raymond l'a fait connaître au grand public au milieu des années 1990 avec son opus The Cathe- dral and the Bazaar. Il y opposait la méthode classique de mise au point des logiciels (celle des grandes entreprises comme Microsoft, Oracle, etc., ce qu'il appelait la « cathédrale ») à la façon avec laquelle Linus Torvalds avait créé, puis amélioré, son système d'exploitation Linux (en rendant publiques des versions de travail régulièrement et en faisant appel à une

communauté enthousiaste d'utilisateurs-développeurs) : « The Linux community seemed to resemble a great babbling bazaar of dif- fering agendas and approaches [...] out of which a coherent and stable system could seemingly emerge only by a succession of miracles » (Ray- mond, 1996 : 2). Les informaticiens qui participent à des projets à code source libre « are motivated less by proprietary, profit- driven control, and more by a communal interest in the greater good » (Lewis et Usher, 2013 : 606).

Certains auteurs vont jusqu'à dire que le mouvement du logiciel libre est carrément responsable de l'émergence du journalisme informatique : « Data journalism and computational journalism [...] have arisen from the intersection of pro- fessional journalism with open-source culture. » (Coddington, 2014 : 14). Sans aller jusque-là, d'autres soulignent quand même que les valeurs du mouvement du libre sont en train d'être intégrées par le journalisme :

The values of the technology culture have become linked with journalistic practice. The open source concept, for example, is both a practical approach to coding but also a philosophy of sharing, including the DNA of its design. Lewis and Usher (2013) argue that the ethos of open source – embedded in hacker culture and emphasizing iteration, tinkering, transparency, and participation – opens journalism, drawing it out from its closed professional boundaries into greater transparency. (Reese, 2016 : 4).

Dans cette citation se trouvent deux mots, partage et transparence, deux valeurs auxquelles adhèrent les journalistes informatiques que j'ai rencontrés.

Pour le partage, d'abord, il existe une communauté internationale du journalisme informatique. Elle est distincte du reste de la communauté générale du journalisme et elle ressemble beaucoup aux communautés d'utilisateurs de logiciels qu'on retrouve dans l'univers de l'informatique. Les journalistes québécois font appel à cette communauté lorsqu'ils ont besoin d'aide. Par exemple, Roberto Rocha (P10) raconte que pour réaliser une carte interactive sur l'histoire du nom des rues de Montréal, il s'était s'inspiré d'un projet semblable qu'un autre journaliste avait publié à San Francisco. À un moment donné, cependant, il n'arrivait pas à programmer un élément. Il a alors écrit au journaliste californien pour lui poser des questions. Ce dernier lui a répondu et l'a volontiers aidé : « He even helped me do it better than he did. […] So I lear- ned from his mistakes, which is great. » C'est le genre de collaboration que j'ai rarement vu en 25 ans de pratique du journa - lisme, mais qui est courante chez les informaticiens que j'ai rencontrés dans ma carrière.

Pour un journaliste informatique, la transparence, quant à elle, peut consister à publier tous les détails de sa démarche lorsqu'il réalise un projet, une espèce de making-of. Elle consiste aussi à rendre accessible, s'il y a lieu, son code informa- tique sur Github. Au moins trois participants (en excluant les professionnels de l'informatique) ont une présence sur cette plateforme de partage de code et de travail collaboratif. Ce faisant, il y a, de leur part, une certaine volonté d'intégrer la communauté des informaticiens, voire d'acquérir une identité d'informaticien.

La transparence, ça peut aussi vouloir dire de rendre publiques des données qu'on a recueillies dans le cadre de son travail journalistique. Cela est moins fréquent. La Presse le fait de temps en temps. En novembre 2013, par exemple, le quotidien a rendu disponible la copie du registre fédéral des armes à feu88 qu'il avait obtenue par accès à l'information.

Thomas de Lorimier (R03) dit que la démarche de son journal s'incrit dans le courant des données ouvertes : « Ça aide la démocratie, ça aide la circulation des idées. »

D'autres participants se sont dits réticents face à ce type de transparence. Les journalistes travaillent fort pour recueillir leurs données et les divulguer, c'est donner le fruit de son travail à des concurrents. Thomas de Lorimier (R03) ne voit pas les choses du même œil : « On l'a donné [le registre] à la communauté. De toute façon il appartient à tout le monde. Ce sont des données qui ont [été constituées avec] de l'argent public […] et qui appartiennent à tous les Cana- diens. […] On ne pense pas aux concurrents. On pense juste aux citoyens. »

On le voit, chez certains, le discours du logiciel libre semble en train de transformer leur identité. L'autre indice que les journalistes informatiques sont en train de développer une identité distincte, c'est que plusieurs revendiquent fière- ment l'étiquette de geeks.