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C'est peut-être la constatation la plus importante de ce projet de recherche : bien des participants ont semblé disso- cier, voire opposer, informatique et journalisme. Rappelons ce que disait, plus haut, Pasquale Harrison-Julien (P07) : « Je ne suis pas une journaliste de données. […] Est-ce que je veux devenir exclusivement ça? Non. Moi, je veux raconter des histoires. »

C'est comme s'il existait un seuil à partir duquel on cessait d'être journaliste si on poussait « trop loin » les compé- tences techniques; comme si l'acquisition de ces compétences empêchait ou entravait la pratique du journalisme; comme si on franchissait une frontière au-delà de laquelle on quittait le domaine du journalisme.

Julien Brault (P01), qui travaillait pour un média imprimé au moment de l'entrevue, compare cela à l'apprentissage de la photo ou de la vidéo : « J'ai ma caméra et je suis capable de faire des photos, mais […] est-ce que je prends des notes? Est-ce que je prends une photo? […] Ma crédibilité ne tient pas à la qualité de mes photos. […] Et puis si je suis obligé de faire de la vidéo quand je rencontre des gens, je vais faire des entrevues moins en profondeur. » Il en irait donc de même avec les compétences avancées en informatique; avec la programmation, plus particulièrement.

C'est ainsi que Pierre-André Normandin (P16) se dit un peu circonspect face au scraping. Il y voit une manière de recueillir de l'information, « mais si j'ai d'autres façons d'obtenir ces mêmes données, dit-il, je vais préférer passer par ces autres façons ». Il connaît des collègues qui en font. Il a remarqué qu'ils y passent beaucoup de temps. Or, rappelle-t-il, « mon travail, c'est surtout de trouver de la nouvelle […] On ne me paye pas pour scraper de bases de données. On me paye pour faire des reportages ».

Ce qui rebute aussi les praticiens, c'est le temps qu'exige l'étude de ces outils. Benoît Michaud (P11), par exemple, se demande si le moissonnage de données en vaut la peine : « J'imagine que je pourrais y arriver si je voulais, dit-il. Mais en même temps, ce serait investir du temps sur quelque chose qui m'en ferait perdre sur d'autres choses. Je le perdrais en termes de recherche fondamentale, traditionnelle, de contenu. »

« C'est sûr que je ne suis pas malhabile en termes informatiques », dit Éric-Pierre Champagne (P12). « Si je m'y met- tais, probablement que j'irai chercher des compétences, mais ça me prendrait du temps. Et pendant ce temps-là, je ne ferais pas d'autres choses. » Ainsi, ce qu'on gagnerait d'un côté, on le perdrait de l'autre. Les compétences en informatique seraient acquises aux dépens des compétences journalistiques.

Cette perception vient peut-être du fait que les informaticiens, même ceux qui travaillent au sein des entreprises de presse, ont souvent été considérés par les journalistes comme des « étrangers » : « Computer programmers and web developers were often singled out as engaged in especially nonjournalistic work and differing drastically from core journalistic norms » (Powers, 2012 : 33). Les informaticiens que j'ai interrogés semblent eux-mêmes d'accord, puisqu'ils sont ceux qui ont affirmé avec le plus de conviction que l'informatique est une distraction pour les journalistes : « Pendant que le journaliste passe beaucoup de temps sur des tâches techniques, qu'est-ce qu'il ne fait pas? » demande Nicolas Kruchten (G05). Quelque cours en ligne ne suffisent pas à maîtriser la programmation, dit-il, et « je m'inquiéterais un peu du danger que ça leur prenne beaucoup de temps », ajoute-t-il, en se demandant s'il ne s'agit pas d'un gaspillage : « Je pourrais apprendre à faire mes impôts moi- même, mais j'embauche une comptable. Est-ce que c'est dangereux de le faire moi-même? Non. […] Mais je n'aime pas ça et elle fait ça mieux que moi. »

Florent Daudens (P06) le reconnaît : « La ligne est fine. » Il dit parfois passer « plus de temps dans le code » que dans des tâches plus clairement associées au journalisme : « Des fois, je me dis que j'aurais eu grand avantage à avoir un infor- maticien à côté de moi. »

C'est aussi une question d'efficacité, indique Stéphane Guidoin (G02) : « Tu ne peux pas demander à un journaliste, à mon avis, de rédiger et en même temps de maîtriser de manière efficace tout le processus qui faut pour partir d'une don - née que tu vas scraper jusqu'à une visualisation. À mon avis, c'est pas réaliste. » Les journalistes, selon lui, risquent même « de perdre leur compétence rédactionnelle, ils risquent de perdre leur compétence d'investigation ». Il n'est donc pas sou- haitable que les journalistes apprennent à programmer, selon Christophe Viau (G06) : « Parce qu'on veut que les journa- listes puissent se concentrer sur le journalisme et non pas perdre leur temps dans les gadgets et dans les détails tech - niques. Il y a des gens dont c'est la vie. »

Tous les praticiens ne partagent pas ce point de vue. L'informatique et le journalisme ne sont pas nécessairement incompatibles, disent-ils. Il faut simplement faire attention de ne pas se concentrer uniquement sur le premier sans penser au second, dit Naël Shiab (P02), qui a atteint un certain degré d'aisance en Python et s'attaquait à JavaScript lorsque je l'ai rencontré :

Plus j'y pense, plus je me dis que si tu maîtrises la visualisation, mais que t'es pas capable d'analyser les données, tu ne fais pas une démarche journalistique, tu fais une démarche de designer, de graphiste. Si t'es capable de coder, mais que t'es pas capable de faire de l'analyse de données, t'es plus du côté du dévelop- peur, du programmeur, que du journaliste. Le designer et le programmeur font plutôt de la résolution de problème : j'ai toutes ces données, comment je les illustre; j'ai cette page web, comment je l'extrais. Le jour- naliste, lui, veut répondre à une question, il ne veut pas résoudre un problème. […] Le designer ou le déve- loppeur, leurs problématiques sont techniques. Le journaliste, ses problématiques sont sociales.

En d'autres mots, il est possible de plonger dans l'informatique, à condition de ne pas perdre de vue la finalité journa- listique de l'exercice : « The final cause79 of computational journalism, or what function it is meant to have in society, is not that different

and can easily be aligned with how traditional journalism has been perceived to play a role in society » (Karlsen et Stavelin, 2014 : 37). « Le but ultime, c'est le journalisme, insiste Linda Gyulai (P13). C'est de passer de l'information importante pour infor- mer le grand public. Alors, personnellement, je ne pense pas que je pourrais être distraite de cet objectif. » Florent Dau- dens (P06) précise, de son côté, que « tu peux rarement te contenter de la donnée. Il faut que tu ailles sur le terrain. Et c'est là où, justement, tu peux mettre ensemble journalisme et données ».

L'informatique et le journalisme ne s'opposent pas, selon ces praticiens. La première discipline ne fait que permettre à la seconde de se perpétuer, de s'adapter au présent. Bahador Zabihiyan (P15) pense même que, dans un univers où les données numériques sont omniprésentes, « lorsque tu maîtrises bien la technique, au contraire, ça te permet de mieux comprendre le contenu ». L'informatique fait donc partie intégrante du journalisme, selon eux et elles. Il ne s'agit par d'un « corps étranger ».

Il n'en demeure pas moins qu'il y a un débat. Tous les journalistes ne situent pas au même endroit les pratiques asso - ciées au journalisme informatique. Pour certains, c'est du journalisme; pour d'autres, pas. Et on touche, ici, au cœur de ce projet de recherche : où tracer la limite entre ce qui relève du journalisme et ce qui relève de l'informatique? Où situer la

frontière entre ces deux univers? En somme : quel territoire professionnel « habitent » les journalistes informatiques? C'est ce territoire qu'on va explorer au prochain chapitre.