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Ryan et Deci mentionnaient qu'une motivation intrinsèque engendre un certain nombre d'émotions, dont ce qu'ils appellent excitement, c'est-à-dire du plaisir. En effet, plusieurs participants ont raconté qu'ils ressentaient du plaisir lors - qu'ils parvenaient à maîtriser des outils informatiques complexes. Je leur ai demandé de me décrire ce plaisir.

Roberto Rocha (P10) l'a comparé... à un orgasme! « The fun is in what I call the " nerdgasm ". The nerdgasm is that spike of euphoria you get when what you've been banging against the keyboard for hours and hours, works. You're no longer getting an error back. Boom! It just works. And you look at it and you go : " Oh my God! I did that! " And if it's cool, if it's something people will want to look at and use, all the better. »

Philippe Gohier (R01) a dit ressentir quelque chose de semblable après être arrivé à écrire un script qui lui a permis d'extraire les dons aux partis politiques fédéraux sur le site d'Élections Canada, un site particulièrement difficile à mois- sonner : « Il y a des fois où j'écris un script et je me dis : " Hostie qu'il est bon, lui. " […] Ça m'a pris du temps, mais mau- dit qu'il est cool! » Thomas de Lorimier (R03) a dit qu'il appréciait ressentir « l'effet que, justement, c'est pas tout le monde qui peut faire ça ». En lui demandant s'il avait l'impression d'être comme Gandalf, un personnage (magicien) du Seigneur des Anneaux, il a répondu en riant : « Ouais, un petit peu [...]. Il y a quelque chose d'un peu magique, en fait, c'est vrai. »

« D'une certaine manière, dit Naël Shiab (P02), je vois ça quasiment comme un art, dans le sens où tu peins un tableau et tu perds la notion du temps67. Ben moi, je perds la notion du temps en faisant mon code. » C'est un plaisir créa-

tif si intense que parfois, il en oublie presque son entourage :

Avec ma conjointe, c'est une bataille constante entre l'envie de m'asseoir dans le salon avec mon ordinateur sur les genoux afin de rentrer dans ma bulle de codage, ou faire quelque chose avec elle. J'exagère un peu, mais c'est arrivé très souvent où, la fin de semaine, elle me disait : « Allez! Décroche! T'es là-dessus depuis sept heures ce matin... T'as pris un café, t'as pas pris de douche, et il est trois heures de l'après-midi! On sort! On fait quelque chose! »

De la même façon, Steve Proulx (R02) raconte qu'il est parfois tellement concentré sur les bases de données qu'il conçoit sur FileMaker qu'il ne voit pas non plus le temps passer :

Moi, c'est surtout des bases de données que j'aime faire. Ça te sert à quelque chose. Ça accélère ta vie. Pis, en même temps, c'est le fun à faire. C'est comme une extension de ton cerveau. […] Récemment, j'étais sur une base de données jusqu'à minuit. Ma blonde me regardait… C'est complètement bizarre pour elle. Ça ne se peut pas. Alors, oui, je m'assume complètement!

67 La plénitude que rapportent plusieurs participants se rapproche également de la sensation de « flow » tel que décrite par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi : « Ces moments de qualité appelés expériences optimales. Ces dernières se produiraient lorsque la personne s'engage dans une activité qui possède des buts clairs et des défis à la mesure de ses compétences » (Csíkszentmihályi et Patton, 1997 : 169).

Florent Daudens (P06) laisse même entendre que son emploi régulier est un obstacle qui l'empêche de passer autant de temps qu'il le souhaiterait à programmer : « Ma journée type, […] c'est de demander à des journalistes de faire des his- toires, de chercher des photos, des vidéos, de faire de l'édition. [...] Et c'est frustrant, parce que t'as jamais autant de temps que tu voudrais t'y consacrer, alors que tu pourrais t'y perdre pendant des millénaires! »

Différentes études ont démontré que le plaisir est une composante essentielle de la motivation des programmeurs. Il y a quelques années, un chercheur en a interrogé 1 330 qui participent à des projets à code source libre, ainsi que 114 qui travaillent sur des logiciels commerciaux. Plus de 80% ont avoué, comme les répondants ci-dessus, qu'ils perdent la notion du temps lorsqu'ils programment (Luthiger, 2005 : 275). Près des deux tiers ont dit qu'ils aimaient programmer (« I enjoy my work ») et qu'ils avaient hâte de s'y mettre (« I'm looking forward to my programming work »). Ainsi, le plaisir est l'un des facteurs qui expliquent que des programmeurs acceptent de donner leur temps à des projets à code source libre : « Soft- ware development is significantly more fun when it takes place in the context of an open source project than when it is carried out under com- mercial conditions » (ibid. : 277).

Dans une autre étude, on a également conclu que le plaisir (« hedonistic motives such as pure enjoyment of programming ») permettait d'expliquer les motivations d'une centaine de programmeurs contribuant bénévolement au noyau du système d'exploitation Linux (Hertel et al., 2003 : 1174). Mais un autre facteur pesait plus lourd dans la balance : « Pragmatic motives related to the improvement of one's own software and career advantages » (ibid.). En d'autres mots, le bénévolat des programmeurs est intéressé : ils le font aussi pour leur carrière. J'ai retrouvé des motivations semblables chez les participants à ce projet de recherche. Pour un certain nombre d'entre eux, s'adonner au journalisme informatique était aussi une façon de se dis- tinguer et ainsi de favoriser leur développement professionnel.

5.4.3

Se démarquer

Certains l'ont affirmé franchement : comme il est difficile de se tailler une place sur le marché du travail, apprendre les outils du journalisme informatique est une façon pour elles et pour eux de se donner un avantage concurrentiel. Valérie Ouellet (P09), par exemple, avait assisté à des formations en Python à la conférence PyCon 201568 quelques semaines

avant que je ne la rencontre. Elle se disait très contente d'avoir plongé dans l'apprentissage de ce langage de programma- tion : « Je sens que ma valeur a augmenté sur le marché du travail. Je le sens vraiment. »

Julien Brault (P01) a employé exactement la même formule : « Je sais que ma valeur augmente si je sais programmer, dit-il. Ça, j'en suis sûr. » Selon lui, c'est une manière, pour les journalistes, « d'aller chercher des salaires plus élevés… ou juste de garder sa job! Probablement les deux ».

« Ça me permet un peu de me différencier de mes collègues », dit Bahador Zabihiyan (P15). « C'est pas tout le monde qui est prêt […] à payer de sa poche pour faire des cours pour apprendre tout ça » explique celui qui s'est inscrit à une

68 PyCon est le plus important congrès annuel international de la communauté des utilisateurs et des développeurs du langage Python. En 2015, ce congrès avait lieu à Montréal.

session à l'université pour faire une introduction au langage C, une compétence très poussée et peu utilisée par les médias dans le monde. « En plus de me stimuler intellectuellement, dit-il, je crois que ça va m'aider. Le métier change. Il faut faire un minimum de formation. J'investis sur moi-même, j'imagine. »

Continuer d'apprendre alors qu'on est déjà sur le marché du travail est une stratégie reconnue dans le milieu de l'édu- cation. C'est ce qu'on appelle de la formation continue, ou lifelong learning, en anglais. Dans l'International Encyclopedia of Education, on explique notamment que la formation continue est une façon pour quelqu'un d'améliorer son employabilité (Evans, 2008 : 360). Voilà précisément ce que cherchent à faire les journalistes cités ci-dessus.

Les patrons sont à la recherche de journalistes qui sont prêts à investir dans leur propre perfectionnement. Au moment où je l'ai interrogé, Christian Thivierge (R04) venait justement de rencontrer 23 candidats pour combler trois postes au sein de son entreprise : « Une personne a marqué [dans sa lettre de candidature] : " Je ne connais rien dans ce type de journalisme, mais je suis convaincu que mon employeur saura me fournir la formation nécessaire. " […] Je pense qu'il faut que les journalistes aillent chercher eux-mêmes la formation », poursuit-il. Un peu comme on s'attend qu'un courriériste parlementaire lise des essais politiques, qu'un chroniqueur sportif suive le hockey ou qu'un journaliste culturel assiste à des spectacles. « J'ai, par exemple, une journaliste qui a plus de 30 ans d'expérience et […] qui a suivi un cours en ligne gratuit offert par Rue89. Je trouve ça super encourageant de voir des gens qui ont 30 ans de pratique et qui veulent continuer d'explorer, d'apprendre. Je trouve ça rafraîchissant! »

Le même responsable indique que cela peut devenir un investissement qui rapporte puisqu'il permet à ces journalistes de se démarquer :

Je pense qu'il y en a qui ont compris qu'à travers les bases de données, il y avait une façon d'aller extraire de la nouvelle [...] qu'il n'y a pas ailleurs. Et souvent, c'est [aussi] une façon de se mettre à l'avant-scène. Les journalistes aiment beaucoup que leurs histoires soient à l'avant-scène, une primeur, une exclusivité. C'est une des façons.

Chez les journalistes indépendants, ressortir de la masse peut carrément devenir une question de survie profession- nelle, selon Steve Proulx (R02) qui connaît bien le marché de la pige pour y avoir été pendant de nombreuses années. Il dirige aujourd'hui une agence qui embauche régulièrement des pigistes : « On a tous un unfair advantage par rapport aux autres et il faut l'exploiter si on veut avancer et se démarquer dans cette jungle où tout le monde offre à peu près la même chose », conseille-t-il. Il a appliqué cette réflexion à son entreprise en offrant notamment des « contenus visuels » en exploitant trois compétences qu'il possédait : « La visualisation, donc le design graphique; le traitement de certaines don- nées, donc l'informatique; et le point de vue journalistique, le regard journalistique sur tout ça. »

Un journaliste qui cherche un emploi et qui met de l'avant ses compétences en journalisme informatique a un net avantage, croit Florent Daudens (P06) : « Dans une industrie un peu dévastée – et on ne sait pas trop comment ça va se passer dans les prochaines années – […] quelqu'un qui arriverait en disant : " Ouais, voici mes réalisations. […] Je suis allé chercher des données ouvertes, je les ai traitées avec Excel, ça m'a emmené une histoire. " On va dire : " OK, t'as un

potentiel intéressant. " » Cédric Sam (P14) le confirme : « Être capable de faire [du journalisme informatique], c'est un avantage compétitif. »

Certains ont vu leurs efforts récompensés. Les patrons de Marie-Ève Tremblay (P08), qui a réalisé quelques projets basés sur des données en 2014 et en 2015, vont lui permettre de travailler six mois sans être affectée à du reportage au jour le jour afin d'avoir du temps pour explorer des formes innovantes de journalisme : « Aucun deadline, aucune pres- sion, dit-elle. J'ai le droit de me planter. […] Je suis la personne la plus chanceuse. En même temps, ça peut faire peur. Mais […] je me structure moi-même, pis je me fais des objectifs et je sais où je veux aller. » L'apprentissage de la pro- grammation fait partie de ses objectifs, par exemple.