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La première question qui a généralement été posée aux participants a été de définir ce qu'on appelle couramment le journalisme de données17. Certains ont fait ressortir le caractère nouveau de la pratique : « Je pense que c'est [...] la possi-

bilité nouvelle [...] d'aller chercher des données [… et de] faire parler des colonnes de chiffres, leur faire dire des choses, [...] présenter des tendances de société [… afin de] faire un travail journalistique d'intérêt public efficace », selon Benoît Michaud (P11)18.

La plupart des participants ont toutefois souligné que la seule chose qui était nouvelle, dans le « journalisme de don- nées », est le nom qu'on lui donne :

C'est une appellation qu'on a récemment accolée à un principe qui existe probablement depuis très long - temps, soupçonne Marie-Andrée Chouinard (R07)19. Ce n'est pas nouveau qu'on puisse fouiner dans des

chiffres ou dans des collections de données pour en tirer une nouvelle. Ce qui est nouveau, peut-être, c'est qu'il y a désormais de plus en plus de données qui sont accessibles [...]. Auparavant, il fallait [consulter] un registre, une bibliothèque. Maintenant, avec internet, il y a un ensemble prodigieux de données, dont je suis certaine que je ne soupçonne pas le quart de la moitié de l'étendue.

« Le mot datajournalism est assez à la mode, mais ç'a toujours existé », dit Mathieu Turbide (R05)20. Il évoque l'un des

journalistes qu'il a déjà supervisés et qui était affecté à la couverture du secteur de l'éducation : « [Il] prenait un rapport ça d'épais, le " crounchait " et faisait des analyses. […] Un de ses dadas, c'était de sortir des chiffres [...] et de passer du temps à…

— Il jouait avec? — Exactement. »

15 Olivier Bouchard est l'un des praticiens que j'ai rencontrés. Il est journaliste informatique indépendant basé à Montréal, comptant parmi ses clients L'actualité et La Presse, entre autres. Il s'intéresse plus particulièrement au journalisme informatique sportif et publie ses analyses sur son blogue En attendant les Nordiques, qu'il a récemment transféré sur Facebook à l'URL suivant :

http://www.facebook.com/enattendantlesnordiques.

16 Un code accompagnera chaque citation afin d'aider le lecteur à reconnaître dans quelle groupe le-la participant-e cité-e appartient. Les codes commençant par un « P » désigneront les praticien-ne-s; ceux commençant par un « R », les responsables et ceux commençant par un « G » les geeks. Les codes se retrouvent également dans la liste des participants, au tableau 3.

17 Au moment de faire les entrevues, je nommais encore la pratique « journalisme de données ». Ce n'est qu'au moment de la rédaction du mémoire que j'ai fait le choix de l'expression « journalisme informatique ».

18 Benoît Michaud est journaliste à la recherche avec l'émission Enquête, à la Ici Radio-Canada télé, à Montréal. Il a régulièrement à traiter des bases de données et dit avoir déjà bidouillé avec Word : « Dans mon ancien milieu de travail, dit-il, j'avais créé des macro pour automatiser certaines tâches. »

19 Marie-Andrée Chouinard est directrice de l'information du Devoir.

Ces définitions ressemblent à celles qu'ont recueillies De Maeyer et al. dans leur enquête sur cette pratique en Belgique francophone (2014 : 8). En outre, de nombreux auteurs rappellent que le journalisme informatique s'inscrit dans une longue tradition de « journalisme quantitatif » (Lewis, 2015b : 4; Flew et al., 2012 : 161; Anderson, 2015 : 349). Selon Anderson, les journalistes interprètent le monde avec des données depuis au moins un siècle : « Arguments about the use of data to make sense of the world, the relationship between data and the paper document, and the question of how the “ story ” of that data should be told, are arguments at least a century old » (ibid. : 358).

Un des praticiens interrogés, Naël Shiab (P02)21, se reconnaît dans cette tradition de quantification :

Les journalistes ont toujours essayé, en tout temps, d'être le plus précis possible. Quand les médias font des sondages, ils quantifient quelque chose. […] Ils quantifient des intentions, des émotions, des impres- sions, des appréhensions. Donc, on pourrait dire qu'un sondage, c'est du journalisme de données, d'une certaine manière. On a quantifié quelque chose, on le mesure.

Mais le journalisme n'a pas toujours été une affaire de quantification, comme on l'a vu dans le chapitre sur la problé - matique. Rappelons que, selon Chris Anderson, un « journalisme basé sur les documents » s'est souvent opposé à une autre façon de faire qu'il appelle du « journalisme basé sur des entrevues ». On peut même faire, toujours selon lui, une histoire du journalisme nord-américain à travers la tension qui existe entre ces deux modes de collecte d'information jour- nalistique.

Ainsi, on est passé de l'un à l'autre, en alternance, des débuts du journalisme aux États-Unis jusque dans les années 1960. Mais Anderson fait valoir que depuis quelques décennies, les deux pratiques cohabitent, ce qui produit des tensions permanentes. Pour les illustrer, il rappelle que Philip Meyer a longtemps considéré le journalisme de précision comme étant diamétralement opposé au journalisme « narratif » plus traditionnel : « For decades, as a precision journalist I considered narrative journalists my natural enemies » (2012b : 5). J'ai observé cette tension (heureusement moins vive) chez quelques par- ticipants. Ainsi, pour certains, le journalisme informatique est une pratique distincte qui, à la limite, n'a rien à voir avec le journalisme « narratif ». Olivier Bouchard (P03) dit même : « Je le définis par opposition au journalisme de terrain. » Selon lui, « la job du journaliste de données, c'est de ramasser de l'information brute, de la codifier, de l'organiser » pour ensuite, dans un second temps, « revenir sur les événements, sur les situations, sur les organisations [qui ont] généré cette information brute ».

Une autre praticienne, Pasquale Harrison-Julien (P07)22, m'a dit : « Je ne suis pas une journaliste de données. » Je lui ai

alors demandé ce que ça prendrait pour qu'elle en devienne une. Elle a répondu : « Est-ce que je veux le devenir? C'est ça la question. Je voudrais mieux maîtriser [le journalisme de données]. Est-ce que je veux devenir exclusivement ça? Non. Moi, je veux raconter des histoires… »

21 Naël Shiab est journaliste de données au magazine L'actualité. Je l'ai rencontré alors qu'il commençait à travailler à son emploi précédent, au quotidien Métro. Il venait tout juste de quitter Radio-Canada, où il était vidéojournaliste basé à Sudbury, en Ontario . 22 Pasquale Harrison-Julien est journaliste à Radio-Canada, à Montréal, sur toutes les plateformes : radio, télé, web. Je l'ai rencontrée

parce qu'on venait de lui confier un mandat d'expérimentation numérique, mandat qu'elle décrit ainsi : « Fais les sujets que tu veux, prends le temps que tu veux, prends les ressources que tu veux, pis expérimente; et ça, c'est pas juste en journalisme de données. »

Mais voilà : le fait de raconter des histoires est-il nécessairement incompatible avec le journalisme informatique? Dans un discours prononcé en 2012, Philip Meyer a plaidé pour un rapprochement entre les deux types de pratiques qu'ils considérait autrefois comme ennemies. Il propose de les mêler afin de créer un « journalisme narratif basé sur les preuves » (evidence-based narrative) : « It implies good storytelling based on verifiable evidence » (ibid. : 6).

C'est ainsi que plusieurs participants ont décrit le journalisme informatique en des termes similaires, comme une façon de raconter des histoires tout en leur donnant une validité au moyen de sources documentaires (les données) : « C'est se servir de données comme source pour raconter des histoires, avance Valérie Ouellet (P09)23, pour rencontrer les

bonnes personnes, pour raconter quelque chose qui touche vraiment les gens, pour soulever des problèmes de société. C'est vraiment ça. »

Pour Florent Daudens (P06)24, « le journaliste de données, c'est quelqu'un qui pense en termes de données dans ses

histoires. » Il poursuit :

Autant un journaliste télé va penser en termes d'images, un journaliste radio va penser en termes de son, un journaliste de données va penser en terme de données. […]

— En plus d'interviewer des humains, donc, il va essayer, en plus, d'aller chercher des données?

— Voilà. [...] Je pense que le journalisme de données, ce n'est pas forcément de traiter de grands ensembles de données. Ça peut être très " de base ", [tout en étant] révélateur.

« Essentiellement, dit Mathieu Turbide (R05), c'est des histoires intéressantes conçues à partir d'une analyse d'un tas de données qui, lorsqu'on les regarde de façon brute, [ne] disent rien à personne. Le journalisme de données [consiste à] les interpréter de manière à trouver des histoires intéressantes. »

Sur une page du site web de son journal, Éric-Pierre Champagne (P12)25 décrit en ces termes son intérêt pour la pra-

tique : « Parce qu'en fouillant dans les chiffres et les bases de données, on trouve souvent de bonnes histoires à raconter. » La patronne d'un hebdomadaire abonde dans le même sens : « Pour moi c'est une manière de faire du journalisme à valeur ajoutée, c'est une manière de raconter des histoires autrement », dit Géraldine Martin (R08)26.

Pour une autre responsable, le journalisme informatique rompt carrément avec une certaine tradition dans la manière de faire du journalisme :

Ma perception des choses, dit Marie-Andrée Chouinard (R07), c'est qu'il faut défaire notre réflexe habituel, nos réflexes étant : « J'ai une idée, j'ai une commande. Je me rends dans un lieu X. On me donne de l'infor -

23 Journaliste à Radio-Canada, basée à Toronto, Valérie Ouellet venait de terminer une maîtrise en journalisme d'enquête et de données au moment où je l'ai rencontrée.

24 Avant de devenir directeur de l'information numérique au Devoir, Florent Daudens occupait, au moment de l'entrevue, le poste de secrétaire de rédaction à Radio-Canada.ca. Il faisait notamment partie d'une équipe appelée « Formats numériques » dont le mandat inclut du journalisme informatique.

25 C'est pour cette mention publique de son intérêt pour le journalisme de données que j'ai inclus Éric-Pierre Champagne, journaliste à La Presse, dans mon échantillon.

26 Lorsque je l'ai rencontrée, Géraldine Martin était rédactrice en chef et éditrice adjointe de l'hebdomadaire Les Affaires. Elle a depuis été nommée Directrice de l'entrepreneuriat à la Ville de Montréal.

mation. Je la prends, je la mastique et je la redistribue au public. » […] C'est la tradition journalistique. Le journaliste est une courroie de transmission, […] tandis que le journalisme de données, c'est vraiment dif- férent. C'est un peu toi qui la met au monde, l'information.

« On [ne] pourrait pas trouver les histoires autrement, croit Christian Thivierge (R04)27, parce que souvent, les bases

de données sont très grosses, très complexes, souvent mal organisées. Si on n'a pas, je vais le dire en anglais, le know-how, […] on [n']y arrivera pas. On [n']arrivera pas à trouver l'histoire derrière les bases de données. »

Un « know-how », c'est une compétence. Un « know-how » implique des outils techniques. Or, rares sont les participants qui ont défini la pratique à partir des outils informatiques qui, rappelons-le, sont au cœur des définitions qu'on a vues au chapitre sur la problématisation.

« Un journaliste de données, en premier, c'est un journaliste », rappelle Nicolas Roberge (G03)28, un des profession-

nels de l'informatique interrogés. « Quand on parle de données, poursuit-il, on va tomber dans des tableurs, des bases de données, des systèmes informatiques. Mais ça s'apparente quand même à une bonne recherche documentaire. »

Bien entendu, en entrevue, tous les participants ont parlé des différents outils informatiques nécessaires à l'exercice de ce journalisme. Mais ils et elles ne les ont pas inclus dans leurs définitions de la pratique. Voilà qui semble révéler un cer- tain degré de maturité du journalisme informatique québécois de 2015. Il est peut-être tranquillement en train de se fondre dans le paysage général du journalisme, comme le suggère Olivier Bouchard (P03) : « Je pense que ce qu'on appelle le journalisme de données pourrait très bien se dissoudre dans la pratique générale du journalisme. »

Nous allons revenir plus loin sur les outils et les compétences techniques relatives à la pratique. Mais auparavant, inté- ressons-nous au cheminement des journalistes informatiques.