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Cela peut sembler paradoxal, mais certains participants ont indiqué qu'ils devaient parfois composer avec de l'obstruc- tion de la part… des informaticiens de leur propre entreprise de presse! De retour d'un congrès, à New York en 2009, où elle avait été familiarisée avec le scraping, Linda Gyulai (P13) raconte qu'elle a voulu explorer davantage cette pratique à son retour au Québec. Elle a contacté les TI75 de son média, « mais pour des raisons bureaucratiques, dit-elle, on n'a pas

pu les impliquer ».

On l'a vu au sous-chapitre 5.3, il y a une myriade d'outils possibles pour faire du journalisme informatique. Mais voilà, des répondants ont raconté que les politiques internes de leur entreprise les empêchaient d'installer ces outils sur leur ordinateur : « Les TI ne veulent pas nécessairement t'aider », confirme Philippe Gohier (R01) qui occupe pourtant un poste cadre. « Pour la sécurité de l'entreprise, dit-il, ils [les employés des TI] ne veulent pas te permettre d'installer des modules de Python, par exemple. Alors il faut se trouver des outils qui fonctionnent sans que tu aies besoin d'un compte administrateur sur ton ordi du travail. […] Ça semble banal, mais c'est un défi! »

Benoît Michaud (P11) dit avoir voulu mettre en pratique ce qu'il avait appris à son retour d'une conférence du Natio- nal Institute for Computer-Assisted Reporting (NICAR), la Mecque du journalisme informatique :

Mais ce que j'avais sous-estimé, c'est la réticence des responsables de la sécurité informatique dans nos milieux de travail à permettre l'installation de différents outils qui n'ont pas encore été approuvés par les hautes instances. À peu près tout ce qui va au-delà de suite Office est vu comme suspect. Les ordinateurs sont bloqués pour installer ces choses-là.

Ces problèmes semblent universels. L'équipe du journal La Nación, à San José, au Costa Rica, a eu à faire face à un « turf-conscious IT department » (Buzenberg, 2015 : 13), c'est-à-dire des informaticiens qui tenaient à protéger leur chasse gar- dée. Le journal a dû embaucher des informaticiens à l'externe afin de mettre sur pied une équipe de journalisme informa- tique qui, en 2013, a réalisé le gros du travail d'analyse dans l'enquête Offshore Leaks76, du Consortium international de

journalisme d'enquête. Une enquête auprès de 23 journalistes informatiques américains révèle par ailleurs que le temps est une variable importante dans le choix de leurs sujets : « Most data journalists indicated that a lack of time could influence the stories they chose to do. Journalists were more likely to use data that were easy to procure, were presumed to be credible, and required minimal cleaning and formatting » (Fink et Anderson, 2014 : 9).

Il importe de préciser qu'aucun praticien n'a indiqué que le manque de temps ou le manque de coopération des TI ne l'avait découragé ou empêché de faire des projets de journalisme informatique. Cela dit, il existe un obstacle plus redou - table : la réticence des entreprises de presse à investir dans cette pratique.

Comme le journalisme assisté par ordinateur il y a 20 ans (Garrison, 1996 : 115), le journalisme informatique est par- fois considéré comme trop coûteux par des entreprises de presse : « Some newsrooms say they can't afford to hire newsroom deve- lopers when they really mean that their budget priorities lie elsewhere – priorities that are set by a senior leadership whose definition of journa- lism is pretty traditional and often excludes digital-native forms » (Scott Klein, cité dans Howard, 2014c : 113).

« On ne fait plus de projets de journalisme de données. Ce n'est pas assez payant. C'est trop compliqué » a confié Steve Proulx (R02). L'agence qu'il a démarrée en 2011 se spécialisait dans le « journalisme de données ». Mais il l'a récem- ment détournée de sa mission initiale pour faire surtout de la vente de textes, du marketing de contenu ainsi que des info - graphies éditoriales : « Lorsqu'un projet de journalisme de données [nous est proposé], dit-il, il faut que je bloque deux semaines; je fais juste ça. »

En fait, tous les responsables rencontrés ont expliqué que le journalisme informatique exigeait des ressources qu'ils n'ont pas :

On a souvent arrêté des projets de dataviz77 à cause de la complexité des données, explique Mathieu Tur-

bide (R05). C'était beaucoup trop long. [Par exemple], les routes où il y a eu le plus d'accidents d'auto. […] Je me souviens que, selon les postes de police qui avaient rapporté l'accident, l'adresse était inscrite d'une façon différente. Alors on avait un fichier où il fallait manuellement retranscrire l'adresse comme il faut, et on parlait de milliers d'accidents dans une année. Moi-même, j'avais commencé à le faire avec [un collègue], pour se rendre compte qu'on n'y arriverait jamais. […] Si on fait des affaires comme ça, pis que nous ça prend des semaines à sept ou huit personnes, on n'a pas de retour sur l'investissement. On est une entre- prise qui essaie d'être rentable, donc il faut choisir nos sujets.

Vraiment, il faut être ici pendant une semaine pour comprendre, dit Marie-Andrée Chouinard (R07) du Devoir. On est dans un rythme effréné. On est de moins en moins nombreux et il y a de plus en plus de pression sur ceux qui restent. […] Je vais être très franche, on n'a sans doute pas encore pris la pleine

76 Accessible sur le site du Consortium à cet URL : https://offshoreleaks.icij.org/ (consulté le 4 avril 2016). 77 Abréviation de l'anglais data visualization (visualisation de données).

mesure de ce qu'on pouvait gagner à détacher des journalistes sur ce type de travail qui, de toute évidence, ne peut pas rapporter un, deux, trois ou quatre articles par semaine. […] C'est très important pour moi de faire un lien entre ce que ça requiert [...] et ce que nos ressources en ce moment nous permettent de faire.

Géraldine Martin (R08) admet qu'elle a été quelque peu échaudée par la réalisation d'une carte interactive sur les ter- rains contaminés au Québec, l'année précédente :

Je me souviens, au début, Hugo [Joncas] m'avait dit que ça prendrait trois mois. En fait ça s'est étiré sur six mois. Et en attendant, je ne pouvais pas le mettre sur d'autre chose. C'était quand même frustrant. Cela dit, je ne l'ai pas regretté […] Je suis très contente de l'impact médiatique qu'on a eu. Il y a eu un impact à l'As- semblée nationale. […] Mais je n'ai pas enchaîné sur un projet aussi gros tout de suite. […] Au moment où notre productivité est très contrôlée et qu'on ne croule pas sous l'argent, ce sont des choses qu'on doit éva - luer.

Ces contraintes, Fink et Anderson les ont également relevées chez nos voisins du sud : « Our research leaves little doubt that the economic downturn at many American news organizations has had a deleterious impact on the production of data journalism. Indeed, while the last decade has seen an overall increase in the prominence of data in news, we were left to wonder how things might have been dif - ferent if these changes had been made in less economically disastrous times » (ibid. : 10). Ils font remarquer qu'en Belgique, en Nor- vège et en Suède, des études ont observé les mêmes problèmes. En ce sens, les médias québécois ne font pas exception. Un responsable admet qu'il va réduire la taille des projets de journalisme informatique à l'avenir : « Je vais avouer que je préfère faire de petit projets, des projets qu'on va sortir rapidement et qui ont beaucoup d'impact, dit Thomas de Lori- mier (R03). Parfois les plus petites choses ont peut-être plus grand impact que de très gros dossiers qui ont pris beaucoup de temps. »

« On est sortis de la période où c'était à la mode, où on tripait dataviz juste pour faire du dataviz », dit Benoît Dussault (R06)78 pour expliquer que son journal allait faire moins de journalisme informatique dans les années à venir. « Non, c'est

pas magique », ajoute-t-il.

Il reste, en terminant, un dernier aspect critique du journalisme informatique.