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Selon l'Enquête sur la littératie et les compétences des adultes (ELCA) de l'OCDE, la numératie « comprend les connaissances et compétences nécessaires pour gérer efficacement les exigences mathématiques de diverses situations » (Statistique Canada et OCDE, 2011 : 148). L'OCDE étudie ces compétences car elles « sont essentielles pour pouvoir bien fonctionner dans la société complexe d'aujourd'hui » (ibid.) et elles sont recherchées par des employeurs. Elles « com- prennent une certaine connaissance de la statistique et de la probabilité, des stratégies de calcul mental, certaines notions de modélisation ou de raisonnement proportionnel, ainsi que des compétences générales en résolution de problèmes et en communication [mon emphase] d'ordre quantitatif » (ibid.). Il n'est donc pas uniquement question de savoir compter, pré- cise l'organisation, mais de savoir se servir des nombres pour, notamment, communiquer (les journalistes diraient : racon- ter une histoire).

Il s'agit, plus largement, d'être en mesure de puiser dans un ensemble de connaissances reliées aux maths afin de déve- lopper ce que les chercheurs dans le domaine appellent le « raisonnement quantitatif », notion définie en ces termes : « The habit of mind to consider both the power and limitations of quantitative evidence in the evaluation, construction, and communication of arguments in public, professional, and personal life » (Grawe, 2011 : 41).

42 Au moment de l'entrevue, Philippe Gohier était rédacteur en chef du site web de L'actualité. Il est depuis devenu rédacteur-en- chef de Vice News Québec.

Selon l'OCDE, donc, la numératie est une compétence de base dont on s'attend de tous les travailleurs, pas unique- ment des journalistes et pas seulement des journalistes informatiques. Pour Jonathan Stray, les mathématiques sont aujourd'hui inévitables si on veut espérer gagner sa vie en journalisme : « It's no place for people who want to avoid math », écrit- il (2016 : en ligne).

Quelques-uns des participants à cette recherche ont avoué une certaine phobie, voire un dédain des maths : « Je suis une fille de lettres, dit Marie-Andrée Chouinard (R07). Les chiffres, pour moi, c'est un peu rébarbatif. […] Je me suis donc souvent tournée vers des chercheurs, des spécialistes, pour m'aider […] parce que souvent, je me suis rendu compte qu'on peut faire dire ce qu'on veut à des données. »

Mais ce serait l'exception, car la plupart des praticiens et responsables que j'ai rencontrés semble avoir généralement de la facilité avec les nombres :

Je n'ai jamais eu peur des chiffres, dit Pierre-André Normandin (P16). J'étais un touche-à-tout. J'étais bon en sciences. Les mathématiques, j'adorais ça, sauf que je trouvais un peu triste [de délaisser] le côté lettres que j'aimais aussi beaucoup. […] Je me suis rendu compte que dans les chiffres, il y avait de la nouvelle. […] J'ai été en nomination pour le prix Judith-Jasmin, une fois [en 2009], grâce à des chiffres.

En plus de s'attarder aux six questions de base du journalisme (qui, quand, quoi, où, comment et pourquoi), la numé- ratie consiste à ne jamais oublier une septième question : combien. « Quand t'arrives en conférence de presse, explique Valérie Ouellet (P09), pis que le gouvernement te dit : " C'est ça qui se passe. " Mais depuis quand? Ça fait combien d'an- nées? Il y a combien de gens touchés? Aviez-vous des documents? Avez-vous déjà fait des audits sur cette chose-là? Ça t'emmène à te poser d'autres questions. » Cette praticienne dit cependant qu'elle doit se battre avec ses patrons pour leur faire comprendre la valeur du quantitatif dans les reportages : « Dans mon travail, au quotidien, on [ne] veut pas des his- toires de chiffres. Les chiffres, on n'aime pas ça, on veut pas voir ça, c'est pas beau. »

« Ce n'est pas beau, ark; mais ça ne me fait pas peur », dit pour sa part Olivier Bouchard (P03). « Moi, je suis comme ça. [...] J'ai un tas de données [dans un fichier] PDF. […] C'est un défi. J'aime ça. J'arrive à un résultat où je peux trouver des réponses », ajoute-t-il. Il y en a qui voient de la beauté dans les nombres ou dans ce qu'ils cachent. Pour Jonathan Stray, les idées qui sous-tendent les statistiques sont « beautiful and sensible » (2016 : 8).

Parvenir à voir une certaine beauté dans ce qui se compte ne suffit cependant pas pour faire du journalisme informa - tique, selon plusieurs participants. En plus d'avoir un sens des nombres, il faut également un sens des données, ce que d'aucuns appellent une « littératie des données » ou, en anglais, data literacy. Il en irait de l'avenir même de la profession, comme le soulignaient, dans le chapitre 2, Anderson, Bell et Shirky. Deux autres auteurs abondent en ce sens. Dans un monde inondé par les données, les journalistes doivent comprendre ces dernières s'ils veulent continuer de comprendre la société : « Journalists must cultivate data literacy so that they can evaluate, interrogate and interpret data accurately » (Halevy et McGre- gor, 2012 : 13).

La « littératie des données » implique un ensemble de compétences « qui sont quand même assez loin de ce qu'on enseigne habituellement en journalisme », reconnaît Eliot Jacquin (G01)43, un autre des professionnels de l'informatique

que j'ai rencontrés : « Celui qui va être capable de collecter la donnée, il faut qu'il ait des compétences informatiques poin- tues, des compétences mathématiques [qu'il faut] être capable de croiser [avec] de la statistique. […] Il y a un côté analy- tique qui me semble essentiel aussi. » Le chemin qui est parcouru par les journalistes informatiques est donc plus tech - nique, il demande des compétences qui sont loin de celles du journalisme classique. Mais la destination demeure la même : extraire du sens à partir de la réalité, et raconter une histoire. « A data scientist is someone who extracts insights from messy data », dit Joel Grus en introduction de son ouvrage sur la science des données (2015 : 2). Le travail des data scientists ressemble à s'y méprendre au travail des journalistes.

Début 2015, Radio-Canada a procédé à l'embauche de trois journalistes pour son secteur numérique. À l'entrevue de sélection, Christian Thivierge (R04) indique que c'est justement ce qui était demandé aux candidats :

Vous avez accès à une base de données X et vous devez en extraire la matière principale pour pouvoir pro- duire un article de nouvelles. Quelle est la méthode que vous utiliseriez pour partir du fichier et arriver à un article?

— Et une bonne réponse, c'était quoi?

— C'était d'arriver avec les étapes précises : premièrement, faire la demande de la base de données – dans ce cas-ci elle était fournie – mais la vérifier, la nettoyer, l'organiser, la contre-vérifier, puis essayer de sortir des données pour pouvoir valider ou non une hypothèse. Parfois, ça fonctionne, parfois ça fonctionne pas. Ensuite, il y avait tout l'aspect rédaction : contacter les différents acteurs pour obtenir leur réaction, pro - duire le reportage. Produire aussi les illustrations qui vont permettre de mettre en relation les différents chiffres. L'idée, ce n'est pas d'assommer le lecteur avec une tonne de chiffres. Le but, ici, c'est d'aller cher - cher l'essentiel d'une base de données pour que ce soit pertinent pour le public.

Bref, il faut ni plus ni moins « penser bases de données », plaide Steve Proulx (R02). « Penser bases de données », dit- il, c'est de voir le monde comme autant de collections potentielles : « C'est de classer, de trier, de voir des liens entre les choses. Les trier par couleur, par taille, par âge, par pays [...]. Tu vas apprendre ce que sont des données structurées [...]. Il y a des données nombres; il y a des données texte; il y a des données date.
 » Selon lui, tous les beats journalistiques peuvent être l'objet d'une base de données. Il donne l'exemple de Richard Therrien, critique télévision au Soleil, qui a mis sur pied une base de données des téléromans et séries télé québécoises qu'il a rendue accessible sur le web44. « [Therrien]

n'est pas un journaliste de données, conclut Steve Proulx (R02), mais c'est un journaliste qui pense base de données. » Pour Nicolas Roberge (G03), le fait de « penser bases de données » veut aussi dire que les journalistes ne doivent jamais perdre de vue que l'information qu'ils cherchent se trouve souvent dans une base de données : « C'est de savoir, au ministère X, ils ont quoi dans leur database. Ils ont telle obligation à rendre? Donc, ils doivent avoir, par exemple, le nombre de poissons qu'il y a dans telle rivière. »

43 Eliot Jacquin est directeur général de 04h11, une agence de visualisation de données dont le siège social est à Québec. 44 Le site web s'appelle Qui joue qui? Il est accessible à cet URL : http://quijouequi.com/ (consulté le 12 juin 2015).

Dans ce contexte, Florent Daudens (P06) suggère que les journalistes changent leur façon de faire des demandes d'ac- cès à l'information : « Un truc de base, [...] demandez des CSV, demandez des XLS, ne demandez pas des PDF! » Deman- dez des fichiers, dit-il en somme, qui contiennent ce qu'on a défini plus haut, dans le chapitre sur la problématique, comme des données structurées. L'information que possèdent les organismes publics et les entreprises a été structurée pour être enregistrée dans une base de données. Il s'agit de faire en sorte qu'elle conserve cette structure afin d'en faciliter le traitement à l'aide du logiciel le plus souvent mentionné par les participants comme l'outil numéro un du journalisme informatique : un tableur.