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B- Bref aperçu comparatif de la couronne de Castille

III. Le tribunal de Tolède

Pour ce qui concerne l’activité de ce tribunal, nous allons nous référer aux travaux désormais classiques de Jean-Pierre Dedieu339. Comme pour Valence, l’historien parle d’un « départ en fanfare » pour l’activité inquisitoriale qui s’effondre néanmoins dès la fin du XVe siècle. Cette activité sera à peine relevée ponctuellement par la découverte de noyaux de « judaïsants » isolés. Puis on note une reprise marquée entre 1530 et 1570, ce qui n’est plus le cas pour Valence. Pour les inquisiteurs de Tolède, comme pour tous leurs collègues du monde ibérique, « l’hérésie formelle » est avant tout le judaïsme, délit qui aura toujours la priorité sur les autres affaires340. C’est lui qu’on place en tête de l’édit de foi ; c’est lui qui, toutes périodes confondues, fournit, de loin, le plus grand nombre d’accusés. Jusqu’en 1505, il jouit d’un quasi-monopole. Jusqu’en 1520, puis à nouveau de 1650 à 1740, il représenta la moitié ou plus des délits jugés, ce qui ne fut pas le cas à Valence, le crypto-judaïsme des ressortissants portugais étant demeuré pratiquement inconnu des inquisiteurs valenciens au XVIIe siècle. Très violente dans les premières années, la répression anti-judaïque diminua régulièrement d’intensité, faute de matière, jusque vers 1530. Le problème des convertis restés sur place semblait alors réglé jusqu’à l’arrivée des premiers immigrants portugais qui apparurent dans les procès vers 1570 et surtout après l’annexion du Portugal en 1581341.

Voici les chiffres que cet historien avance pour la période 1481-1530, ou première période, ainsi qu’il la nomme, sur les cinq périodes que compte en réalité son étude – 1481- 1530 ; 1531-1560 ; 1561-1620 ; 1621-1700 ; 1701-1820 –, car il est amené à scinder en deux

339

Pour la période qui nous occupe, cet historien rappelle que n’ayant pu avoir recours aux relations de causes qui ne débutent qu’en 1550, les chiffres qu’il avance pour les années antérieures à 1530 comportent de nombreuses lacunes. Il a eu recours à des listes de condamnés et à des chroniques, d’origine inquisitoriale ou non, qui renseignent sur la zone de Ciudad Real et de Tolède, régions auxquelles s’est pratiquement limitée l’activité du tribunal jusqu’en 1490. Au-delà il a dû se contenter de compter les dossiers originaux conservés à l’Archivo Histórico Nacional. Ce sont eux qui ont servi de fondement à l’ensemble de ses statistiques jusqu’en 1565. Pour tenir compte des lacunes, J.-P. Dedieu a ajusté les chiffres à l’aide des coefficients multiplicateurs suivants : pour la période comprise entre 1486 et 1495, 7,42 et pour 1496-1530, 3,49. Bien entendu il explique comment il est parvenu à ces coefficients dans sa thèse : L’administration de la foi, l’Inquisition de Tolède, op.

cit, p. 440 mais cela ne nous intéresse pas pour notre propos. Ses chiffres, aussi sérieux soient-ils, n’en restent

pas moins hypothétiques, conclut-il.

340 C’est ainsi qu’étaient qualifiés les délits de judaïsme, mahométisme, protestantisme et illuminisme, par

opposition aux « causes allégées » concernant essentiellement la discipline des vieux-chrétiens – paroles, blasphèmes, délits sexuels, bigamie, superstition, etc.

341 Voir R. Carrasco, « Preludio al siglo de los portugueses. La Inquisición de Cuenca y los judaizantes lusitanos

en el siglo XVI », Hispania XLVII (1987), p. 503-559.

son « deuxième temps » situé entre 1531 et 1620, afin de tenir compte de la réorganisation voulue par le grand inquisiteur Fernando Valdésen 1560-1562 :

Tableau n° 14 : Activité du tribunal de Tolède (1481-1530) – Par périodes de quatre ans

année judaïsme mahom. protest. illum. hérésie div. soll. sorc. parol. biga. sexe C.SO div total

1481-1485 295 295 1486-1490 696 696 1491-1495 430 430 1496-1500 193 7 200 1501-1505 370 7 377 1506-1510 73 10 10 4 11 108 1511-1515 209 12 12 30 263 1516-1520 115 18 18 10 161 1521-1525 79 3 35 47 3 167 1526-1530 47 3 3 9 65 3 29 14 173 total 2507 16 3 9 0 0 0 147 3 0 117 68 2870

Des 2 507 condamnés pour judaïsme pour l’ensemble de la période, 1 326 étaient des hommes et 1 180 des femmes342. Nous constatons, comme partout, qu’à l’exclusion des délits de judaïsme, les autres sont très faiblement représentés durant cette première période. Mais au cours des années postérieures à 1530, la typologie des délits allait grandement se diversifier.

Nous pouvons ici aussi tracer un graphique comparatif entre Tolède et Valence par découpage quinquennal, ce qui montre bien le pic mentionné par Jean-Pierre Dedieu avant la fin du XVe siècle et la lente décrue postérieure, alors que l’activité valencienne, qui a tendance au contraire à augmenter au moment où celle de Tolède amorce son déclin, demeure plus homogène par la suite :

342 Jean-Pierre Dedieu fait une erreur d’une unité. Nous verrons la répartition homme/femme pour Valence dans

Graphique n° 9

Activité comparée des tribunaux de Valence et de Tolède (1482-1530)

Mais la différence la plus importante entre les deux tribunaux se trouve dans les jugements, et particulièrement aux deux extrêmes de l’échelle des peines : la relaxation et l’absolution/suspension. Voici le tableau des sentences pour Tolède :

Tableau n° 15 : Sentences prononcées par le tribunal de Tolède en fonction des délits entre 1480 et 1530 (en pourcentage)343

Peines judaïsme mahom. protest. illum. sollicitations sorcellerie paroles bigamie

crimes contre S.O. div relaxation en personne 21,1 réconciliations 50,4 100 2,8 abjurations de vehementi 7 10,3 abjurations de levi 2,3 6,2 2,8 pénitences diverses 5,2 76,1 81,7 92,5 suspensions et acquittements 14 4,6 15,5 7,5 100 0 0 100 0 0 100 0 100 100 délits

Si nous recalculons les pourcentages en fonction de l’activité globale, sans tenir compte des différents délits, nous parvenons au tableau suivant :

Tableau n° 16 : Sévérité comparée des tribunaux de Valence et de Tolède (en pourcentage)

Tolède Valence*

Relaxés 18,4 41,19

Réconciliés 44,5 37,62

Pénitenciés 23,6 19,46

Absous ou suspendus 13,5 0,98

*Base pour Valence : 2 738 cas (soit le total de 3 059 moins les 321 cas pour lesquels nous ignorons la sentence)

Avec 18,4 % de relaxés et 13,5 % d’absous ou de suspendus, alors que pour Valence les pourcentages sont respectivement de 41 % et 1 %, la moindre sévérité de Tolède saute aux yeux. Les fonctionnaires de la ville impériale préfèrent réconcilier les « judaïsants » – 50 % encourent cette sentence – alors qu’à Valence, ils ne sont que quelque 32 %, pourcentage inférieur à celui des relaxés. Il faut néanmoins se rappeler que ce taux très élevé de sentences capitales valenciennes concerne aussi bien les brûlés vifs que ceux exécutés en effigie, qui furent nombreux. En tenant compte de cette importante nuance, le pourcentage des relaxés en personne de Valence s’établit à 21 %, tout de même bien au-dessus de celui de Tolède et probablement un des plus élevés de la Péninsule.

Raphaël Carrasco, qui a analysé à son tour les chiffres de Jean-Pierre Dedieu en considérant tout particulièrement la période de Charles Quint, constate une coupure radicale intervenue dans les années 1520. Cette coupure peut également être constatée à Valence, mais elle fut moins brusque qu’à Tolède. Cela correspond bien à la fin du règne de Ferdinand le catholique, la mort de Cisneros, inquisiteur général, un an après celle du roi, et à l’arrivée d’Adrien d’Utrecht à la tête du Saint-Office. Nous avons mainte fois affirmé que la répression contre les judéo-convers allait subir un coup d’arrêt important à ce moment-là, bien que cette minorité continuât d’être persécutée, non plus comme une communauté à éradiquer, mais de façon essentiellement individualisée. À Tolède, conclut R. Carrasco : « quedará claro que después de los años 1520, la represión del judaísmo pasa a ser meramente residual344. »

344

L’examen de ces sources terminé, il ne nous est pas possible d’avancer de conclusions bien différentes de celles que nous connaissons déjà. Un de nos objectifs au moment d’entreprendre cette thèse était de compléter la liste des condamnés fournie jadis par Ricardo García Cárcel dans son excellente étude, qui a ouvert tant de portes, et ce faisant, parvenir à mieux distinguer ceux qui furent effectivement brûlés de ceux qui ne le furent qu’en effigie. Ce travail accompli, les faits sont là qui corroborent ce qu’on sait depuis longtemps : la quasi-omniprésence des conversos accusés de crypto-judaïsme avant les années 1520, l’élargissement juridictionnel des offices après cette date. Cela est valable pour tous les tribunaux connus. L’épuisement du filon judéo-convers et la crise de trésorerie qui s’en suivit dans la majorité des offices, le changement politique intervenu après la disparition de la plupart des hommes du temps de Ferdinand et la montée en puissance des Flamands, la nouvelle conjoncture spirituelle enfin, expliquent, dans un contexte global, ce véritable virage d’une institution qui comptait désormais sur l’appui inconditionnel de la couronne et était en train de se donner les moyens de durer345.

Notre thèse a cependant pour objet les judéo-convers, autrement dit, les victimes désignées de l’Inquisition d’avant la crise des années 1520, d’avant le grand aggiornamento. De ce point de vue, notre reconstitution de l’activité du tribunal de Valence aura permis de mieux fixer les contours des stratégies de l’office, entre les urgences financières du monarque et l’impératif de la terreur. Le nombre très important de relaxations en effigie, particulièrement post mortem, et surtout le fait que ces dernières répondent à l’évidence à une campagne concertée, brusquement déclenchée et brutalement conduite, nous conduit à privilégier l’argument financier, argument que corroborent les grandes campagnes de réhabilitation de condamnés déclenchées dans les dernières années du XVe siècle par tous les tribunaux, et dont le but était de renflouer les caisses de l’État aux prises avec une politique étrangère expansionniste coûteuse – en Italie particulièrement.

345 Mais seulement dans ce contexte. Nous manquons d’analyses fines pour chaque tribunal, les contextes locaux

TROISIÈME PARTIE

LES VICTIMES DU SAINT-OFFICE :

APPROCHE SOCIOLOGIQUE

CHAPITRE I

LES VICTIMES ET LEUR MILIEU

’étude des conversos ne peut se limiter à la connaissance, aussi fine et contrastée soit-elle, des persécutions dont ils furent les victimes dans cette Espagne de la première modernité marquée par le sceau du fanatisme antijuif entretenu par les tribunaux du Saint-Office. Si l’on veut dépasser cette perspective qui privilégie la vision des victimaires, si l’on souhaite abandonner le terrain de la polémique et des jugements de valeur et accéder à une véritable compréhension de ces « nouveaux- chrétiens de juifs », il convient de déplacer le problème vers la question de leur identité, plurielle et conflictuelle – conflictiva, le terme employé par Américo Castro346 –, identité qui ne peut être saisie qu’au travers d’une connaissance approfondie de la société qui les entourait dans ce moment crucial de leur histoire. C’est ainsi que nous pourrons échapper à la dichotomie manichéenne de la tension entre persécuteurs et persécutés pour pénétrer dans des mécanismes d’explication plus féconds, dans lesquels entrent en ligne de compte des conflits d’intérêts de « classe », des luttes entre clans familiaux ainsi que les dynamiques des pouvoirs politiques et économiques. Cette perspective oblige à sortir du cercle étroit des sources inquisitoriales pour pénétrer dans les profondeurs des archives municipales ou notariales, à l’exploitation bien plus malaisée mais où se trouvent, sans doute, bien des réponses relatives à cette difficile question identitaire.

Dans le présent chapitre, nous allons encore recourir aux fonds du Saint-Office, en reprenant les renseignements contenus dans les listes de condamnés déjà exploitées dans la partie précédente, mais à partir d’un questionnement différent. À présent nous allons systématiser toutes les informations relatives aux aspects sociologiques contenues dans cette source, la seule, à notre connaissance, suffisamment riche et sérielle qui permette une approche minimalement quantitative. En revanche, dans la quatrième et dernière partie nous passerons à l’exploitation de ces autres sources auxquelles nous venons de faire allusion car, en réduisant l’aire géographique de notre étude, nous augmentons les chances de mieux traiter un plus petit corpus de documents. Mais nous verrons cela plus loin.

346

Américo Castro, De la edad conflictiva, Madrid, Taurus, 1972 (3e édition revue et augmentée).

Pour se défendre, les judéo-convers mirent en place un système efficace de solidarités qui leur permit de fonctionner comme un groupe à part347. Révah attire l’attention sur ce phénomène348. Selon lui, la forte cohésion de la culture marrane repose sur une triple solidarité, religieuse, familiale et économique. Sa démonstration s’appuie sur les milieux marranes portugais mais nous pouvons l’appliquer pareillement à l’étude des familles conversas valenciennes que nous allons voir à présent. Il conviendra aussi de s’attacher aux alliances matrimoniales. Nous verrons qu’il nous a été difficile de bâtir des généalogies, tant les homonymes sont nombreux, sans pour autant que les personnes appartiennent à la même famille. L’histoire de la famille fait partie intégrante de l’histoire sociale, car on ne peut nier l’existence d’un lien entre société et famille. Il serait à ce propos intéressant de mentionner le travail original mené par Enric Porqueres i Gené, dans son étude sur les Xuetas de Majorque349. Il démonte les mécanismes traditionnels qui se fondent sur la famille en tant que système de reproduction sociale, et part du postulat inverse :

Bien qu’on puisse penser que les Xuètes se marient entre eux parce qu’ils partagent une ascendance commune, parce qu’ils descendent tous de Juifs de Majorque, nous croyons que les termes peuvent avantageusement être inversés : ce n’est pas parce que les gens de la Rue sont descendants de Juifs qu’ils se marient entre eux, ils « sont » descendants de Juifs parce qu’ils se marient entre eux […] Nous postulons la priorité de l’alliance sur la filiation350.

L’étude des unions est fondamentale pour comprendre les mécanismes et les stratégies d’intégration sociale, car le mariage constitue, à l’époque qui nous occupe, le meilleur moyen de s’élever socialement. Malheureusement, les archives inquisitoriales ne nous instruisent pas sur ces mariages, si bien que nous sommes, pour l’heure, dans l’impossibilité d’entreprendre une analyse poussée des comportements familiaux. Les historiens spécialistes des judéo-convers que nous avons cités tout au long de ce travail tendent à penser que la grande originalité de la famille conversa réside dans son caractère nettement endogamique, alors que les mariages mixtes relèvent le plus souvent de l’exception. Porqueres i Gené a très bien décrit ces mécanismes.

347

R. Carrasco, « Els veritables senyals d’identitat », art. cit.

348 I. S. Révah, marranisme, « Les Marranes », art. cit.

349 Enric Porqueres i Gené, Lourde Alliance, mariage et identité chez les descendants de Juifs convertis à Majorque, 1435-1750, Paris, Kimé, 1995.

350

L’endogamie est également, et surtout, liée à des considérations d’ordre économique. On se marie entre familles de niveaux de richesse comparables. Les candidats au mariage ne s’unissent pas uniquement en fonction de critères économiques, mais aussi en prenant en compte la place qu’ils occupent dans la société, selon leur qualité et leur état. C’est ainsi qu’une famille aisée, momentanément ruinée à la suite de la condamnation inquisitoriale d’un de ses membres, pourra continuer à afficher sa prééminence sociale. La réciproque est vraie : une famille économiquement aisée peut souffrir par ailleurs d’une mauvaise réputation et un mariage peut la « blanchir ».

Comme le montre Porqueres i Gené, on ne se marie pas non plus seulement en fonction de son état, de sa profession ou de sa richesse, mais aussi selon son lieu de résidence. Le cas de Majorque s’applique aussi dans le royaume valencien : nous verrons dans un chapitre ultérieur que les familles incriminées résident dans la même ville et se marient souvent avec des voisins, formant ainsi des foyers conversos et des villes entières visées par la persécution inquisitoriale.

Comme nous l’avons signalé en exposant la construction de notre corpus, il existe un fort taux d’homonymie dans les mariages réalisés au sein des familles judéo-converses. Les différents individus qui portent un même patronyme ont ainsi l’impression de faire partie d’une grande et même famille homogène.

Nous constatons également des regroupements familiaux par métiers. Des familles entières occupent les mêmes offices et se marient avec des personnes de même profession. Revers de la médaille, certaines activités particulièrement récurrentes au sein des milieux conversos finissent par être marquées par le sceau de l’infamie et de l’impureté. Le métier finit très souvent du reste par désigner la « race ». Aussi le métier de marchand est-il assimilé aux milieux nouveaux-chrétiens dans la mentalité de l’époque. Nous verrons, dans le chapitre consacré aux professions, qu’arrive effectivement en tête des métiers exercés par nos conversos, celui de marchand.

Ainsi, nous pouvons d’ores et déjà détacher trois phénomènes : la concentration géographique, l’endogamie matrimoniale et patronymique, la polarisation professionnelle. À travers les alliances matrimoniales, les groupes conversos se structurent en sous-groupes et définissent ainsi une identité marquée. Ces remarques vont trouver leur application dans les tableaux que nous présentons ci-après.