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B- Vers une assimilation des nouveaux convertis à la société vieille-chrétienne ?

I. 1492 : l’année charnière

La sinistre affaire de la Guardia, près de Tolède, fin 1490, donna à la monarchie le prétexte qu’elle cherchait pour régler le sort des juifs. Cinq juifs et cinq conversos furent accusés de crimes atroces, en particulier du meurtre d’un jeune enfant, dont le cœur avec une hostie consacrée auraient servi à des pratiques « magiques ». Après un an d’emprisonnement, de tortures, tous les accusés furent condamnés à mort et brûlés vifs. Quatre mois plus tard, le 31 mars 1492, les Rois Catholiques signaient l’édit d’expulsion des juifs d’Espagne en rappelant comment ils avaient été :

informés qu’on a trouvé de nombreux chrétiens entraînés à retomber dans les rites judaïques, en suivant leurs cérémonies, jusqu’à pratiquer les abominables circoncisions, blasphémer le saint nom de Jésus-Christ, notre seigneur et rédempteur, et ainsi se scinder de la doctrine évangélique et de sa très Sainte Foi et de son véritable culte. De cette hérésie et apostasie, la cause en est venue de la présence des Juifs et des Juives qui demeurent et habitent dans nos dits royaumes et seigneuries et qui continuent à converser et à communiquer avec les dits chrétiens, et à notre grande peur, avec une constance très réfléchie et très voulue90.

À Valence, suivant l’édit royal, le grand inquisiteur fray Tomás de Torquemada

89Voir J. Guiral, « Convers à Valence à la fin du XVe siècle », art. cit. Mais aussi E. Cruselles, Los mercaderes de Valencia en la Edad Media (1380-1450), Lérida, Milenio, 2001. Pour ce qui est des métiers exercés par les conversos, Rafael Narbona en fait une intéressante synthèse dans son article : « Los conversos de Valencia

(1391-1482) », dans Flocel Sabaté et Claude Denjean (dir.), Cristianos y judíos en contacto en la Edad Media :

polémica, conversión, dinero y convivencia, Lérida, Editorial Milenio, 2009, p. 101-146.

90 Texte tiré du livre de Béatrice Leroy, Les Juifs du Bassin de l’Ebre, témoins d’une histoire séculaire, Biarritz,

J&D Editions, 1997. Le document original est conservé dans l’ACA, Real Cancillería, Reg. 3665 bis, fols. 129v- 131.

mandó a todos y cualesquiera judío y judía de cualquier edad que sea de la ciudad o obispado de Valencia y todas sus villas y ciudades, que hasta el fin de julio, salgan y se ausenten, y vayan con todos sus hijos y familiares y no vuelvan ni entren perpetuamente en la dicha ciudad, ni en parte alguna de ella91.

Et il fut fait ainsi92. De nombreux historiens ont vu dans cette mesure un coup fatal porté à la prospérité économique du royaume dans la mesure où le vide créé dans sa bourgeoisie ne fut jamais remplacé93. Cette thèse jouit de moins de crédit actuellement, tant il est difficile de mesurer l’impact économique et social de l’expulsion. Le nombre même des expulsés a été fort différemment estimé selon les auteurs.

À la fin du XVe siècle, d’après les historiens Luis Suárez Fernández et Miguel Angel Ladero Quesada, l’Espagne aurait compté moins de 100 000 juifs non convertis, 70 000 environ dans la couronne de Castille, 30 000 dans celle d’Aragon, ce qui représentait environ 3 à 3,5 % de la population totale. Les conversos devaient être entre 250 000 et 300 000. Ils vivaient dans les villes majoritairement où ils constituaient de très importantes communautés, dépassant parfois les 25 % de la population – c’est le cas de Tolède probablement.

Selon Domínguez Ortiz, qui opte pour les estimations les plus hautes, 200 à 250 000 personnes préférèrent recevoir le baptême, alors que 150 000 s’exilèrent, parmi lesquelles le financier Isaac Abrabanel qui avait financé la prise de Grenade94. Mais l’historiographie la plus récente a revu les chiffres à la baisse : le nombre d’expulsés fut sans doute compris entre 40 000 et 120 000. En tenant compte des retours, nombreux – ils se prolongèrent au moins jusqu’en 1499 –, de juifs qui préféraient accepter le baptême et revenir habiter dans leur pays d’origine, on peut raisonnablement penser que quelque 50 000 juifs disparurent de la Péninsule à cause de cette mesure si discutée. Quant aux conversos, on peut estimer leur nombre à quelque 130 000 ou 150 000, soit 2,5 et 3 % de la population environ.

91 Le terme « suivant » n’est sans doute pas le plus approprié, car il semblerait au contraire, que ce soit

Torquemada qui ait influencé et même dicté cet édit d’expulsion : pour J. Pérez : « es evidente que el texto de

Torquemada ha servido de base […] lo cual demuestra el protagonismo de la Inquisición en aquel asunto… », Historia de una tragedia, op. cit., p. 108.

92 Malgré l’importance historique de cet événement, les chroniqueurs de l’époque n’apportèrent que peu de

commentaires. Le Llibre de Memòries dit simplement : « En est any lo Senyor Rey Don Ferrando y la Senyora

Reina dona Ysabel llansaren de tots los Regnes los juheus que nos volgueren batejar » [Llibre de Memòries de València (1308-1644), Valence, 1935, II, 704]. Il affirme également que la vraie date d’expulsion se fera à partir

de 1494. (R. García Cárcel, Orígenes de la Inquisición española, op. cit. p. 83 note 78).

93 A. García, « Los judíos valencianos del siglo XIV y XV », op. cit.

94 Voir Antonio Domínguez Ortiz, « El problema judío », Historia 16, Número extraordinario 1 dedicado a la Inquisición (1986), p. 29-37.

Des juifs avaient été partiellement expulsés d’Andalousie dès la fin de l’année 1481. En 1482, ils le furent des évêchés de Séville et de Cordoue, afin de faciliter l’intégration des judéo-convers et d’éloigner ces derniers de l’influence néfaste des juifs, selon les proclamations officielles. Le décret « national », aboutissement logique de ce mouvement amorcé contemporainement à l’établissement du Saint-Office, ne serait signé qu’en 1492. L’Andalousie était encore en guerre de reconquête avant 1492, ceci expliquant sans doute cela.

Pour ce qui est de la couronne d’Aragon, l’on notera aussi en 1486 le bannissement des populations juives des diocèses de Saragosse, d’Albarracin et de Teruel. Il s’agit bien d’une dynamique générale.

Un essai quantitatif réalisé par Jaume Riera à trois périodes du judaïsme espagnol – avant 1391, en 1419 et en 1492 –, pour les différents territoires de la couronne d’Aragon – analyse reprise ensuite par Miguel Angel Motis – montre un clair déclin des populations juives95 :

Tableau n° 1 : Population juive dans les quatre territoires de la couronne d’Aragon

Territoires 1391 1419 1492

Aragon 9 000 4 500 3 000

Catalogne 10 000 2 000 1 500

Valence 4 800 400 600

Majorque 3 000 300 100

En un siècle, nous constatons une diminution de 85 % en Catalogne, 87,50 % à Valence et 96,50 % à Majorque. Mais ces chiffres résultent surtout des comptages obtenus dans les communautés dans lesquelles avant l’expulsion, la conversion ou la mort, on envoyait des commissaires pour évaluer les biens et en faire les inventaires. Sur cette base et selon les calculs de Miguel Angel Motis Dalader :

95

Jaume Riera Sans, « Judíos y conversos en los reinos de la Corona de Aragón durante el siglo XV », II Curso

de Cultura Hispano Judía y Sefardita, Tolède, Asociación Museos Sefardí, 1993 ; Miguel Angel Motis Dolader,

« Las comunidades judías en la Corona de Aragón en el siglo XV, demografía », Judíos, Sefarditas, Conversos.

La expulsión de 1492 y sus consecuencias, Valladolid, Ámbito, 1995, p. 32-54. Ce tableau est tiré du livre de M.

los judíos residentes en el Reino de Aragón se encuentran próximos a las 8.000 o 9.000 personas. Si incorporamos los territorios peninsulares de la Corona, éstos se proximan a los 10.000 o 12.000 judíos, un 1,2% del total, cuando en Castilla, con 70.000 efectivos, se sitúan en torno al 1,6 %96.