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Tribu, ethnie, nation ou race ? Un imbroglio sémantique

CHAPITRE 1. LA RELIGION VAUDOU AU BÉNIN : PRÉSENTATION ET APERCU HISTORIQUE

1. Quelques repères historiques et géographiques

1.2 Tribu, ethnie, nation ou race ? Un imbroglio sémantique

L’imaginaire colonial toujours ancré dans les esprits pousse à l’utilisation de terme reflétant une certaine « sauvagerie » quand il s’agit de désigner un peuple d’Afrique. Longtemps, les ethnologues ont décortiqué les différents qualificatifs afin de trouver un sens, une histoire, une réalité voire une justesse, dans une certaine mesure, pour désigner ces peuples. Dans ce domaine les précurseurs sont Paul Mercier avec son ouvrage « Tradition, changements, histoire » (1968) et Frederik Barth avec son œuvre « Ethnic groups and boundaries » (1969). Ce dernier à modifier la perception de l’identité ethnique autrefois figée, à une conception plus ouverte et mouvante qui tend à montrer qu’une identité ethnique se construit, se modifie, interagisse. Ces deux ouvrages, désormais devenus des classiques, tentent de répondre à une question : Quels qualificatifs doit-on utiliser ?

En 1923, Lord Frederick Lugard propose de classer les populations d’Afrique tropicales selon trois catégories en se basant sur leurs structures sociales : les tribus primitives, les communautés évoluées et les « Africains européanisés » (Amselle et M’Bokolo, 1999 : 9). Paul Mercier, parle des Somba, et précise que :

« Le caractère fluctuant des nomenclatures et l’établissement tardif d’une terminologie relativement claire […] révèlent la difficulté de dessiner des limites précises entre des populations que leurs aspects extérieurs ne

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permettent pas toujours de distinguer avec certitude et qui, pour certaines au moins, ne se donnent pas de nom » (Mercier, 1968 :10).

Il faut avant tout définir un champ lexical cohérent afin d’éviter toutes erreurs de compréhension et/ou d’interprétation.

L’utilisation du terme « race » tend à diminuer les ou les populations visées à une vision purement biologique. Ce qualificatif définit des individus possédant une hérédité (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995 : 34). C’est le zoologiste Georges Vacher de Lapouge qui introduit le terme « ethnie » au sein des sciences sociales. Selon lui c’est pour éviter que des erreurs qui conduiraient à confondre la race, définissent selon lui sur des critères morphologiques19 avec un groupe d’individu liés par une culture, une langue commune :

« Ainsi se forment les nations et les caractères nationaux, et les évènements historiques ont beau morceler les groupes ainsi constitués, il reste toujours un peu d’attraction être les parties disjointes et une antipathie particulière pour les groupes sociaux d’autre origine. Des gens de race très différente arrivent ainsi à se sentir plus solidaire entre eux qu’avec leurs congénères étrangers, évolué dans un groupement différent. C’est un peu à cet ordre de faits que corresponde la notion de race des diplomates et des linguistiques. Il faudrait lui trouver un autre nom, car ce mode de groupement à la fois naturel et factice, est à peu près l’opposé de ce que les zoologistes appellent race […]. Peuple nation, nationalité sont des termes également impropres ; ils ont, comme celui de race, un sens exact, préexistant, qu’il n’est pas permis de détourner de sa valeur primitive, sous peine de confusion. J’ai proposé ethne ou ethnie, vocables dont le premier est plus correct, le second plus facile à prononcer » (Lapouge, 1896 : 10).

Le terme « ethnie » provient du Grec « ethnos » qui signifie peuple, nation. Il est apparu dans la langue française qu’en 1896. Il apparaît dans les sciences humaines et plus précisément en

19 Il réalise, dans son ouvrage « Les sélection sociales, cours libre de science politique professé à l’Université de

Montpellier, (1888-1889) » une classification de la race humaine basé sur des critères morphologique (Homo europaeus, Homo Afer, Homo Alpinus et Homo contractus) (Lapouge, 1896 : 12-28).

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anthropologie qu’en 198120 Lors d’une Table Ronde organisée par l’Association Française des Anthropologues (AFA), sous l’égide de François Morin, professeur à l’Université de Toulouse (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995 : 21). Paul Mercier fait remarquer qu’au 16e et 17e siècle, que le terme « nation » vaut celui de « tribu » (Mercier, 1961 : 62). Au fil du temps, le terme « tribu » prévaut sur celui de « nation ». Cette prévalence s’explique par le désir de qualifier ces sociétés différemment des nôtres et les rendant par la même occasion inférieures aux nôtres (Amselle et M’Bokolo, 1999 : 14).

Pour Guy Nicolas, « l’ethnie » désigne les peuples considérés comme nouveau (qui restent à étudier) vivant en marge des sociétés dites « historiques » (industrielles)21 (Nicolas, 1973, p. 95-99). Dès l’instant où ce terme est introduit dans les sciences humaines, on voit la mise en place d’une nouvelle discipline : l’ethnologie22. Deux définitions « inédites » du terme « ethnie » sont à souligner. Il s’agit de celle des sociologues américains Emmanuel Wallerstein, qui par ailleurs fut grandement influencé par Marx et Braudel avec qui il partage l’idée de « système monde » et celle de Milton Gordon. Tous deux utilisent ce terme pour désigner non par une appartenance propre mais pour exprimer le sentiment de former un peuple qui partage les mêmes membres d’un sous-groupe le tout solidifier par un sentiment de loyauté (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995, p. 24). À partir des années soixante-dix, une idée prédomine dans le monde de la recherche, l’« ethnie » (qui groupé des personnes avec un héritage culturel commun) rivalise avec la notion de « classe » (qui représente des personnes possédant la même position sociale dans une société) entant que catégorie différentielle. Le professeur Paul Richard Brass déclare dans son ouvrage « Ethnicity and Nationalism. Theory and Comparison » : « La communauté ethnique est une forme alternative de l’organisation sociale de classe et l’ethnicité est une forme d’identification alternative de la conscience de classe (Brass, 1991 : 19). L’ethnicité doit désormais être envisagée dans une perspective mondiale.

L’ethnicité est-elle une invention coloniale ? Les colonisations ont contribué à figer des sociétés en imposant des frontières géographiques. C’est la politique coloniale Britannique qui a eu le plus de conséquences. On délimite au maximum les zones géographiques selon des critères

20 Il apparait dans les sciences sociales dans les années 40 (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995 : 22).

21 Néanmoins, le terme « ethnie » peut s’appliquer à des populations industrielles. Par exemple, lorsque l’on parle

« d’ethnie française » cela signifie que l’on est en présence d’élément commun à la nation française (Nicolas, 1973 : 100).

22 Dans son sens premier, l’ethnologie pourrait être définit comme une science qui étudie les sociétés qui ne font

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ethniques créant ainsi un clivage social (Mercier, 1961 : 72). Outre ses clivages sociaux, on contrôle la circulation des migrants qui transforme les régions auparavant segments en société ayant une conscience collective et une politique centralisée (Amselle et M’Bokolo, 1999 : 23). Bien que ces colonisations aient influencé voire accélérées les clivages sociaux et ethniques, l’ethnicité est un phénomène qui serait présent depuis l’époque moderne. Le développement économique et la modernisation amènent un « nationalisme ethnique »23 et un racisme (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995 : 28). L’ethnicité est avant tout un phénomène contemporain. Le terme « tribu » est, dans la langue française, un terme proche de celui d’« ethnie ». Il n’en est pas de même chez les Anglo-Saxons. Pour ces anthropologues, le terme « tribu » désigne des sociétés qui présentent des éléments socioculturels similaires et proviennent « des scissions successives d’une même cellule initiale et elles se distinguent en cela des sociétés étatiques à pouvoir centraliser » (Amselle et M’Bokolo, 1999 : 15). Ce type de société est dit « segmentaire ». Certains anthropologues tels qu’Ernest Gellner s’interdirent d’utiliser les termes « ethnie » ou « tribu » et considèrent ces sociétés comme segmentaires. Au travers de nombreux travaux ethnographiques, les définitions montrent que les termes « ethnie » et « tribu » se croissent (Amselle et M’Bokolo, 1999 : 15-16). En 1947, Siegfried Fréderic Nadel décrit la tribu comme ceci :

« La tribu existe, non en vertu d’une quelconque unité ou identité, mais en vertu d’une unité idéologique et une identité acceptée comme un dogme ». (Nadel, 1947 : 13).

En 1952, Richard-Molard écrit que :

« Les Noirs primitifs de la forêt […] l’ensemble ethnique est une aire de paix entre collectivités à parentèles réelles ou fictives, les relations sont moins tendues entre elles qu’avec les collectivités d’ethnies ».

(Richard-Molard, 1952 : 14).

En 1961, Paul Mercier définit l’ « ethnie » comme un :

23 Une « nation ethnique » se décrit comme une affiliation à un groupe qui fait appel à des principes ethniques

(héritage commun). Les individus naissent et vive au sein de cette nation ethnique. Elle est en opposition avec la « nation civique » qui est caractérisé par un désir politique et un souhait des individus qui la compose.

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« Groupe fermé descendant d’un ancêtre commun ou plus généralement ayant une même origine, possédant une culture homogène et parlant une langue commune, c’est également une unité d’ordre politique ».

(Mercier, 1961 : 65).

Dans son ouvrage « Tradition, changement, histoire » il rejoint la définition de Nadel en décrivant la société Somba qui est :

« La coïncidence d’un groupe, quelque hétérogène qu’il soit, mais ayant réalisé au moins l’unité linguistique avec un espace ».

(Mercier, 1968 : 421).

En 1969, Frederik Barth définit le qualificatif « groupe ethnique » comme ceci :

« […] Sert en général dans la littérature anthropologique à désigner une population qui : 1/ a une grande autonomie de reproduction biologique, 2/ partage des valeurs culturelles fondamentales qui s’actualisent dans des formes culturelles possédant une unité patente, 3/ consiste un champ de communication et d’interaction, 4/ a un mode d’appartenance qui le distingue lui-même et qui est distingué par les autres […] il constitue une catégorie distincte d’autres catégories de même sorte » (Barth, 1969 : 10- 11).

En 1973, Guy Nicolas écrit :

« Une ethnie, à l’origine, c’est avant tout un ensemble social relativement clos et durable enraciné dans un passé de caractère plus ou moins mythique. Ce groupe a un nom, des coutumes des valeurs, généralement une langue propre. Il s’affirme comme différent de ses voisins. L’univers ethnique est constitué d’une mosaïque […] de lignage. Il existe une profonde parenté entre ethnie et lignage ou clan, parenté qui se trouve le plus souvent étayée par un vocabulaire familial, voir un mythe d’origine établissant la commune descendance des membres du groupe à partir d’un couple initial ou d’un héros mythique ».

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« Une ethnie peut ainsi correspondre à une ou plusieurs tribus ou nations, comme une culture ou une civilisation ».

« Une ethnie n’est ni une culture ni une société, mais un composé spécifique, en équilibre plus ou moins stable, de culturel et de sociale ».

(Nicolas, 1973 : 103-107).

Quand il parle de « tribu » il s’inscrit dans le domaine du conflit :

« […] La tribu se bat et se défend, protège ses membres et ceux-ci se considèrent comme solidaires. Nous retrouvons ici le trait fondamental du clivage ethnique […] basé sur le principe d’une juxtaposition d’ensembles distincts sur le mode du clivage clanique ».

« Une ethnie peut correspondre à une ou plusieurs tribus ou nations, comme une culture ou une civilisation. […] On parle de tribalisme, mais non d’ethnisme (bien que d’ethnocentrisme) lorsqu’un conflit éclate entre formations socioculturelles non nationales ».

(Nicolas, 1973 : 103-104).

Cet aperçu de description et de définition montre un constat. La position quant à la signification de ces termes est unanime peu importe l’année ou le lieu géographique de l’élaboration des travaux ethno-anthropologique. Certains anthropologues choisissent même d’aller jusqu’à pratiquer l’ethnologie sans ethnies. Les ethnologues français choisissent de changer leur approche, leurs méthodes basées sur de la linguistique moderne mieux connue sous le nom « d’anthropologie ». Les bases de l’ethnologie ont été remises en cause durant la période postcoloniale. Les populations locales récupèrent une autonomie dans leurs actions notamment sur leurs institutions et commencent à se faire entendre. Guy Nicolas avance que l’abandon des références ethniques correspondrait à l’abandon des réalités que veut retranscrire le terme « ethnie ». L’anthropologue Aïdan Southall précise que les anthropologues occidentaux ne doivent plus utiliser le qualificatif de « tribu » ou même de « tribalisme » qui proviennent de vision beaucoup trop stéréotypée, voir péjorative (Southall, 2010 : 84). L’anthropologie vise à donner une nouvelle directive à un ancien projet en tenant compte des éléments et faits socioculturels, religieux et historiques dans son ensemble (Nicolas, 1973 : 96-97).

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Durant la période précoloniale il n’existe pas à proprement parler « d’ethnie ». Comme nous l’avons vu, la politique de colonisation Britannique à façonner d’une certaine manière les sociétés (Amselle et M’Bokolo, 1999 : 23). On peut légitimement se poser la question : comment s’organisait-on avant la colonisation ? Les sociétés précoloniales étaient basées sur un réseau d’échanges (commerciaux ou non). Les relations ont lieu entre diverses unités de tailles inégales. Malgré des inégalités, l’Afrique, avant la colonisation, était basé sur ce que l’on appelle « l’économie monde »24 il s’agit d’une économie « autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique » (Braudel, 1988 : 12). Les populations d’Afrique avaient leurs monnaies, plus exactement leurs moyens d’échanges avec une valeur reconnue. Il pouvait s’agir de matière première telle que le tissu ou encore du sel, du bétail, etc. Cette monnaie, qualifiée de « primitive », est en réalité aussi fictive que le Franc ou la livre Sterling. Il s’agit simplement d’accorder une valeur à un certain poids de matériaux (métal, or, argent, tissus, sel, etc.). Généralement, la monnaie courante est le cauris. Son taux est variable ; un sac de cauris pèse en moyenne une quarantaine de kilos coût sept francs25 (Brunet et Giethlen, 1900 : 297). Cette « monnaie primitive » n’empêche pas de pratiquer un commerce d’échange et non lucratif.

Une question reste en suspens, comment les peuples d’Afrique perçoivent-ils le principe d’ethnicité, de race, de tribu ou de nation ? Pour notre étude, nous avons choisi d’employer le terme « société » pour qualifier les populations présentent au Bénin. Ce terme désigne une population qui possède un lien de parenté, une histoire commune, une unité linguistique, mais également culturelle, sociale et religieuse. Ces sociétés appartiennent certes à une population précise, mais n’en demeure pas moins Béninoise.