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La cohabitation entre « médecine traditionnelle » et « médecine moderne »

CHAPITRE 2. LE VODOUISANT FACE À LA MALADIE (ÀZƆ̀N)

2.1 Le vodouisant face à la maladie

2.1.3 La cohabitation entre « médecine traditionnelle » et « médecine moderne »

Durant la période précoloniale, les populations africaines utilisaient systématiquement la médecine et la pharmacopée traditionnelles. Les tradipraticiens sont fréquemment consultés. Ce sont des personnes respectées et enviées étant donné leur maîtrise d’un savoir-faire et de pouvoirs qualifiés de surnaturels.

Durant la période coloniale, les populations tournent le dos à ce savoir-faire ancestral rejetant de fait un patrimoine culturel et traditionnel important. L’administration, aidée par les missionnaires catholiques, met en place un système sanitaire important. Les tradipraticiens sont désormais considérés comme des sorciers ou des charlatans. Peu à peu l’exercice de la médecine traditionnelle est interdit, les médicaments dits « modernes » sont peu à peu introduits dans la société. Il faut attendre les premiers travaux de recherches sur les plantes médicinales, la religion et la maladie en Afrique entreprit en 1937191 par le scientifique et missionnaire britannique John Mac Ewen Dalziel192 suivi par l’ethnologue et cinéaste français Jean Rouch en 1947, puis de Joseph Kerharo193, pharmacien français et Armand Bouquet, pharmacien et lieutenant-colonel français, en 1950 pour que l’intérêt vis-à-vis de ces méthodes de soins, coutumes et traditions resurgissent. À partir de ces travaux, l’administration coloniale se penche sur l’intérêt de la médecine traditionnelle.

191 Cf. ROUCH, 1947.

192 Cf. DALZIEL et HUTCHINSON, 1937.

193 Cf. KERHARO et BOUQUET, 1950, KERHARO et GEORGES ADAM, 1974, KERHARO et THOMAS,

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À partir des premières années d’indépendance des pays d’Afrique, des projets sont mis en place sur la recherche de la médecine traditionnelle et de la pharmacopée Africaine. C’est en 1968 que se tient le premier symposium à Dakar sur la médecine et la pharmacopée traditionnelle. La même année, le comité interafricain des plantes médicinales est mis en place par le Comité Scientifique et technique de l’OUA afin d’éditer deux volumes sur la pharmacopée Africaine194. En 1975, l’OMS intègre la médecine et la pharmacopée traditionnelle aux Soins de Santé Primaire (SSP)195.

Les descriptions anthropologiques ont tendance à faire une opposition entre « médicaments modernes » et « médicaments traditionnels » ou encore « médicaments des blancs »196 et « médicaments des noirs ». Les anthropologues Yannick Jaffré et Jean-Pierre Olivier de Sardan ont réalisé une étude dans laquelle ils montrent une complémentarité entre les deux médecines ; les médicaments modernes apaisent temporairement les maux, alors que les médicaments traditionnels guérissent sur le long terme. Il n’est pas rare qu’on se tourne vers des médicaments modernes lorsque les médicaments traditionnels ne sont pas efficaces et vice-versa, voire d’avoir une prise simultanée des deux thérapies (Jaffre et De Sardan, 1999 : 83-84). Un témoignage d’Éric de Rosny récolté dans le port de Kribi dans le Sud Cameroun renforce l’idée que les médicaments modernes guérissent temporairement. Dans ce témoignage, il est question d’une femme âgée de 35 ans, prénommé Claire197 appartenant à la famille Batanga et qui souffre d’Ipongo autrement dire de prolapsus rectal :

« Arrivée chez le Dr. Abdulaï, il l’a [Claire] opérée, il a bien travaillé. Après deux mois, c’est revenu encore. […] la douleur s’arrête pendant quelques années et revient. Pour te sentir bien il faut rester toujours à côté des médicaments » (De Rosny, 1973 : 13-14).

194 Le premier est édité en 1985 et le second en 1988.

195 Manuel d’initiation des professionnels de la santé aux systèmes d’éducation et de la transmission du savoir en

Médecine traditionnelles au Bénin, Ministère de la santé, direction des pharmacies et du médicament, mai 2013 [en ligne]. Adresse URL :

www.sante.gouv.bj/documents/PNPMT/Manuel_de_formation_des_Agents_de_sant+®_en_m+®decine_traditio nnelle_au_B+®nin.pdf

196 Yves Morel précise que cette médecine est perçue comme froide, impersonnel, sans notion de relation humaine

et distante avec le malade (Morel, 1973 : 108).

197 Cette personne est de confession chrétienne, mais voue également un culte aux Miengu (Jengu au singulier). Il

s’agit d’esprit des eaux dans certaines sociétés du Cameroun. Ces esprits sont parfois comparés à Mami Wata. On peut noter une imbrication d’un système traditionnelle basé sur un panthéon de divinités avec la croyance en un Dieu unique que l’on trouve dans le Christianisme.

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Le principal problème est que les malades ne font pas entièrement confiance en cette « médecine moderne »198, ils font plus facilement confiance dans les tradipraticiens. Le psychiatre Makang Ma Mbog exerçant à Yaoundé au Cameroun rapporte qu’un tradipraticien rencontre beaucoup moins de résistance qu’un psychothérapeute moderne dans son traitement. Il faudrait y voir une confiance « aveugle » du malade envers le tradipraticien perçut comme un pilier de la communauté. Le tradipraticien communique avec les ancêtres, les divinités considérées comme les sources du savoir, ce qui fait de lui un être de confiance absolu. De plus, le docteur Makang Ma Mbog précise que le coût d’une consultation chez un tradipraticien est plus élevée que chez un psychiatre, les malades malgré un coût financier plus important sont plus alaise chez un tradipraticien (Makang, 1973 : 55). Cependant, le professeur français Yves Morel précise que bien que les populations aient plus confiance dans un tradipraticien, celui-ci doit être connu du village ou de la famille (Morel, 1973 : 108). Signalons également que le fait de consulter un médecin occidental est perçu comme une faille dans le système de soin traditionnel (Zempléni, 1974 : 35).

Pour l’anthropologue et ethnologue français Claude Lévi-Strauss, une guérison par une croyance « magico-religieuse » s’appuie sur plusieurs éléments (Lévi-Strauss, 1958 : 184-185) :

 Il faut que le tradipraticien croie lui-même en ses pouvoirs en ses techniques parfois ancestrales,

 Le patient et son entourage doivent croire dans les capacités du tradipraticien199,

 L’opinion collective doit croire en cette relation « patient/tradipraticien/cause du malheur ».

Claude Lévi-Strauss avance également le fait que la psychologie joue un rôle primordial dans la guérison et dans la gestion de la douleur. Pour maîtriser cette gestion, il faut effectuer ce qu’il

198 La médecine dite « scientifique » ou moderne est considérée comme celle « enseigné lors du cursus « normal »

des études médicales. Ce qui n’inclut pas les enseignements dispensés dans différents diplômes universitaires […] » (Brissonnet, 2004 : 15). On peut également la définir comme il suit « […] celle qui s’appuie sur les résultats de la science, c’est-à-dire de la médecine basée sur les preuves ou evidence based medicine (EBM) » (Brissonnet,

2004 :16).

199 Claude Lévi-Strauss décrit dans son ouvrage « Anthropologie structurale » un épisode retranscrit d’un fragment

d’autobiographie en langue kwakiutl provenant de la région de Vancouver au Canada et découvert par Franz Boas. Dans ce récit on apprend qu’un dénommé Quesalid réussit à intégrer un groupe de shaman pour percer leurs supercheries. Un jour Quesalid fut demandé par une famille qui rêva de lui comme étant « leur sauveur ». IL se rendit sur place pour traiter la personne qui guérit instantanément. Quesalid qui n’oublia pas le but premier de son intégration au sein du groupe de shaman justifia le succès de cette guérison non pas à des pouvoirs surnaturels mais pour des raisons psychologiques. La famille persuadée de voir en lui le sauveur avait déjà un état d’esprit préétablit à une guérison et percevoir ce que Quesalid appelle un « faux-surnaturel » (Lévi-Strauss, 1958, p. 193).

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qualifie de « cure ». Dans ces cures, le mental est préparé à accepter des situations, des douleurs, que le corps ne peut tolérer, autrement dit à s’ouvrir son esprit à une situation inconnue :

« Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques, font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers. Le malade les accepte, ou plus exactement, il ne les a jamais mis en doute. Ce qu’il n’accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le shaman va replacer dans un ensemble où tout se tient. Mal le malade, ayant compris, ne fais pas que se résigner : il guérit » (Lévi-Strauss, 1958 : 217-218).

La relation « microbe/maladie » existe, mais elle est extérieure à l’esprit tandis que la relation « monstre/maladie » est intérieure. Le tradipraticien, au travers des incantations, des chants formule, dans un langage, un état informulable. Cette expression verbale est l’élément déclencheur pour débloquer un cheminement psychologique dans l’esprit du malade et provoquer sa guérison (Lévi-Strauss, 1958 : 218). La cure consiste donc à un travail à la fois psychologique, mais également physique puisqu’il peut coupler, comme c’est le cas au Bénin, avec l’utilisation de plantes médicinales et la consultation de tradipraticien. L’étiologie dans la médecine traditionnelle repose sur des éléments psychologiques et/ou sociales contrairement à la médecine occidentale qui repose sur une étiologie basée sur de la sémiologie médicale couplée à des examens du corps matériel poussé.

Le prêtre et anthropologue camerounais Meinrad Pierre Hegba précise également que les psychologues dans les sociétés occidentales ont également des sortes que ces objets cultuels auxquels il attribue des sortes de pouvoirs. En effet, l’ameublement, la disposition de la pièce, le comportement du psychiatre, ses vêtements, etc. sont autant d’éléments qui favorisent une ouverture psychologique ou a contrario provoquer un blocage pour le patient (Hegba, 1973 : 51-52).

Une question peut être posée, comment peut-on penser que la guérison repose sur un corps entier alors que la croyance est que le corps et l’âme sont deux entités distinctes et séparables ? La réponse est que dans certaines sociétés africaines, la maladie touche un corps, une personne et non juste le psychique ou un organe, théorie défendue par Claude Lévi-Strauss ; « la

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psychopathologie africaine montre que ce n’est pas la prise de conscience du phénomène oublié qui importe, mais sa socialisation » (Lévi-Strauss, 1958 : 6). Dans la pensée africaine, une maladie, un malheur, s’inscrit dans un contexte social.

Que la médecine soit traditionnelle et/ou moderne, les objectifs sont les mêmes, se prémunir et guérir les maladies. Dans la médecine moderne, la maladie est causée par des agents physiopathologiques (organismes extérieurs, intoxication alimentaire, environnement contaminé, etc.). En revanche, la médecine traditionnelle place l’homme dans un monde immatériel dans lequel la maladie peut avoir des causes surhumaines, spirituelles (dieux, esprits, envoûtement, etc.). La médecine traditionnelle s’appuie sur des causes psychologiques de la maladie et prend en compte les croyances, la culture du patient (Sofowora, 1996 :51). En médecine traditionnelle, cinq causes de la maladie ont été recensées :

1. Maux physiques. Ils sont causés par des causes extérieures (alimentations, boissons, etc.),

2. Causes psychologiques. Les causes sont essentiellement psychologiques (hypocondrie) 3. Ancestrales. Les causes du mal sont régies par les astres,

4. Causes spirituelles. Les causes peuvent être la sorcellerie, un complot, des pensées négatives, etc.,

5. Causes ésotériques. Les causes viennent de l’âme et de la réincarnation avec la vie antérieure de l’individu.

La médecine traditionnelle inclut dans son diagnostic un éventail de causes plus larges que la médecine moderne. La principale différence entre le guérisseur traditionnel et le médecin moderne réside dans son degré de connaissances et dans ses techniques. Chacun d’entre eux utilise les mêmes éléments à savoir des médicaments, aux vòdũn, à des éléments surnaturels, mais également à de la psychologie (Hegba, 1973 :53).

Pour qu’un médicament soit reconnu efficace, il doit provoquer la guérison, mais l’absence ou la non-administration de ce dit médicament a pour conséquence la persévérance, voire l’accentuation de la maladie (Brissonnet, 2004 :9).

La médecine traditionnelle impute la maladie à deux causes organiques ou surnaturelles. Le tradipraticien s’appuie sur une démarche psychologique avant de prescrire un traitement (Sofowora, 1996 :53). Elle tend à un être une médecine globale puisqu’elle prend en compte le caractère complet du corps contrairement à la médecine moderne qui se concentre uniquement

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sur la partie du corps malade pour le rediriger vers des médecins spécialistes de cette zone (De Rosny, 1992 : 49).

Les tradipraticiens évoluent avec la société. Désormais, ils savent lire et écrire ce qui leur permet de consigner leurs savoirs à l’écrit pour partager leurs connaissances. Néanmoins, il faut être prudent quant à l’étude des pratiques de ces tradipraticiens, ils sont enclavés dans des techniques ancestrales.

2.2 Soigner le corps et l’esprit : cause et diagnostic des maux