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Chapitre II : analyser le travail pour construire un référentiel

2.2 Le travail non référentialisable

Les formateurs, pour parler du travail avec les apprenants, s’adressent à des experts divers, et parfois même aux opérateurs eux-mêmes « dont les déclarations sur leurs activités sont considérées comme portant la marque de l’authenticité » (Jobert, 1993, op. cit., p.15). Ils obtiennent ainsi des listes de tâches qui « décrivent un travail fantôme exécuté par des opérateurs qui n’existent pas » (ibid.).

L’ergonomie de tradition francophone, née dans les années cinquante, avec comme date repère la sortie de l’ouvrage de référence d’Ombredane et Faverge, en 1955, « L’analyse du travail. Facteur d’économie humaine et de productivité », a permis de mettre en lumière l’action effective des opérateurs dans la réalisation de leur travail. En particulier, comme nous l’avons vu, ces travaux ont mis en évidence l’écart existant entre travail prescrit et activité réelle. Même dans les situations les plus encadrées par des procédures (Mayen, & Savoyant, 1999), la part de réinvention humaine face aux aléas du réel est importante. Ainsi, la tâche n’est jamais prise comme telle, mais réinventée ; elle devient alors effective (Leplat, & Hoc, 1983, op. cit ; Leplat, 2006).

Si cette compréhension de la structure de l’activité de travail est un apport majeur de cette ergonomie, il faut préciser que cette tradition francophone de l’étude de l’homme au travail est aussi à l’origine d’un renversement de point de vue dans le rapport entre l’opérateur et la situation. En effet, c’est en réaction au courant nord-américain du Human factor (Falzon, & Teiger, 2011, op. cit.) comme à la tradition psychotechnique française de la première moitié du XXème siècle (Huteau, 1999, op. cit.) que s’inscrivent ces travaux ergonomiques. Il ne s’agit plus d’adapter l’homme aux exigences du poste de travail mais bien le contraire. Le couplage entre le sujet et le contexte (Curie, 2000, op. cit) s’inverse. Il faut adapter le contexte de travail, la tâche, les conditions matérielles de sa réalisation pour permettre à l’homme d’agir plus efficacement, plus économiquement, en particulier pour sa santé.

Les travaux en ergonomie francophone se sont aujourd’hui diversifiés, multipliés et ouverts à des collaborations interdisciplinaires (Simonet, Caroly, & Clot, 2011). On peut cependant indiquer que cette tradition ne renonce pas à ce constat initial d’un écart entre la tâche qui est la dimension prescrite du travail et l’activité

réelle. Le référentiel, par nature outil de prescription, ne peut donc, selon cette tradition, dépasser la description de la tâche. Une analyse ergonomique du travail permet ainsi, de réaliser un inventaire des tâches auxquelles doit répondre un opérateur. Elle ne permet pas de réaliser un référentiel d’activités, au sens plein du terme. On peut noter aussi que, contrairement aux attentes des formateurs, l’analyse ergonomique du travail ne s’objective pas dans la conception d’un outil descriptif du travail, comme peut l’être un référentiel, puisque dans cette approche, l’analyse du travail n’est pas un moyen, mais un objet en soi47. En ergonomie, l’outil d’intervention, c’est l’analyse.

Dans un autre registre, les approches dites de « l’action située » (Suchman, 1987 ; Begin, & Clot, 2004) ou de la « cognition distribuée » (Hutchins, 1995) proposent une vision singulière, contingente, située de l’activité humaine où le couplage activité-contexte est essentiel, voire fondateur de l’activité. A chaque contexte, l’activité est nouvelle et différente de la précédente. De plus, pour Hutchins, la connaissance nécessaire à la réalisation de l’activité est codétenue par – distribuée entre - l’individu et son environnement. Les travaux de Gibson (1977) sur les « affordances », néologisme formé sur le verbe to afford (fournir, offrir la possibilité), renforce encore cette conception d’un couplage entre l’homme et son environnement où l’activité, toujours singulière, se déroule dans un « ici et maintenant » (Brunet, 2011). Cette activité est outillée par un contexte, porteur de savoirs, et qui oriente l’action.

Ces courants théoriques ont marqué, dans le domaine de l’éducation et la formation, l’approche d’anthropologie cognitive située du « cours d’action », proposée par Theureau (2006, 2010) et qui connaît de nombreux développements, par exemple dans le champ du sport et de l’éducation physique (Zeitler, 2006 ; Gal-Petitfaux, & Durand, 2001 ; Vors, & Gal-Gal-Petitfaux, 2008). Dans cette approche, le cours d’action est une réduction de l’activité à sa partie significative pour l’acteur, c’est-à-dire sa partie montrable, racontable et commentable à tout instant (Sève, & Ria, 2006).

Theureau situe l’activité de l’individu dans le flux de l’expérience vécue, un continuum temporel, où ce qui s’est déroulé avant, et ce qui va advenir, importe pour

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comprendre les choix faits par l’opérateur, une sorte « d’historicité située ». Le cours d’action est alors une reconstruction plausible de la dynamique d’un mouvement de pensée (intégrant actions, interprétations, émotions, focalisations, faisceaux de préoccupations) pour rendre compte de la construction de l’expérience humaine (le vécu, histoire de la conscience pré-réflexive, le soi agissant et pensant) (ibid., op. cit.).

Dans ces différents courants « situés », le travail est analysé comme un événement émergeant en situation. L’activité est donc singulière et son analyse permet de décrire par exemple « l’émergences de types et (la) construction de forme signifiante pour l’action » (Zeitler, 2003). Ce qui paraît caractéristique de l’homme au travail, dans ces courants, ce sont les éléments perçus par l’individu, en situation, et qui lui permettent d’orienter son action. Il apparaît que cette vision cognitive conduit, pour ce qui nous intéresse, à considérer que l’activité ne peut être exposée dans un document de prescription, puisque sa description s’accompagne d’un découplage de son contexte et, dans le même mouvement, d’une perte de sa substance. Les approches situées ne proposent donc pas, assez logiquement, de méthodologie pour construire un référentiel.

Comme les courants situés, l’ergologie (Schwartz, 1997a, 2000), qui croise ergonomie et philosophie, ne conteste pas le rôle de l’environnement dans la définition de l’activité. C’est d’ailleurs pourquoi on n’arrive pas à dire son travail (Schwartz, 1993). « La richesse de la création singulière ne s’apprécie que sur fond de codification générale, celle qui ambitionne – légitimement et abusivement - de figer les choses et les expériences » (ibid., p. 126). Ainsi, tenter de référentialiser l’activité est nécessaire et en même temps, en partie, voué à l’échec, voire abusif, car toute configuration d’activité est en partie inédite. En particulier, cet échec est dû au fait que si « l’activité humaine est le processus dynamique et tendu qui tente d’articuler, toute vie durant, le traitement des limitations de toute forme de normalisation et la saisie des nombreuses opportunités pour vivre, en dépit de toute forme rigide d’hétérodétermination » (Schwartz, 2007, p. 130).

L'ergologie est une démarche d'appréhension et d'analyse de l'activité humaine. L'activité y est définie comme un élan de vie, de santé, sans borne

prédéfinie, qui synthétise, croise et noue tout ce qu'on se représente séparément (corps, esprit ; individuel, collectif ; fait, valeur ; privé, professionnel ; imposé, désiré ; etc.). Cette volonté holistique met en avant la dimension créatrice du travail de l’homme, face à la tâche qui est perçue comme une contrainte, dont l’homme doit s’accommoder.

Il n’est pas dans le projet de l’ergologie de lier l’analyse du travail et la conception de référentiel et pas plus de proposer des méthodologies pour ce faire.

Si les approches ergonomiques, situées ou ergologiques, analysent le travail de manière précise, en particulier en distinguant ce qui relève de la prescription exogène et des ressources créatives propres de l’individu, on remarque alors, que ces études récusent toute généralisation de l’activité singulière, et donc, écartent le principe même de sa référentialisation.