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Chapitre V : Clinique de l’activité et concept de métier

5.4 Métier et référentiel : les dilemmes et les acquis

Pour concevoir un référentiel descriptif d’un métier, qui « sonne juste » aux yeux des professionnels concernés, qui apparaisse à ces connaisseurs du métier comme une présentation, simplifiée sans doute, mais authentique du réel de leurs activités, nous soutenons que ce référentiel doit tenter de saisir, non ce qui est réglé dans le métier, mais ce qui n’a pas trouvé de solution. Quand ils agissent, les professionnels sont confrontés à des problèmes d’origines diverses. On peut dire que par nature, l’activité de travail est une confrontation à des problèmes, à des obstacles, à des impensés que le professionnel doit surmonter. Parmi ceux-ci, certains trouvent des solutions dans le patrimoine collectif du genre professionnel (Clot, & Faïta, 2000). Ces manières de faire originales dont l’efficacité constatée conduit le collectif à s’en faire des solutions partagées, sont alors des réponses possibles à un problème dont le débutant découvre l’usage, en héritage pourrait-on dire. On pense ici aux barrages fabriqués avec de la moquette usagée que les éboueurs utilisent pour répondre au problème de la canalisation des flux d’eau le long des trottoirs (Poussin, 2010, op. cit.), à l’usage détourné des plaques d’immatriculation des karts que le candidat au brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport (BPJEPS) « sport automobile », par la VAE, utilise pour accoupler les véhicules deux à deux afin de les ranger plus vite (Lainé, 2004).

Certains problèmes trouvent leur solution dans une réorganisation du travail, à l’initiative des professionnels concernés, comme des prescripteurs. Par exemple, l’automatisation de certaines tâches ou l’aménagement matériel de certains postes de travail, conduisent à la disparition de problèmes récurrents posés aux professionnels. Pourtant, parmi ces obstacles rencontrés dans l’exercice d’un métier, certains sont particuliers et remarquables. Il s’agit de situations où les professionnels sont confrontés à un problème dont les deux registres de réponse sont, l’un et l’autre insatisfaisants. La situation confronte les personnes à un conflit de valeurs, à une tension entre ses motifs d’action, souvent conscients, et ses mobiles (Fernandez, 2004). Nous avons, après d’autres (Clot, Litim, Prot, & Zittoun, 2008 ; Clot, Tomàs, & Kloetzer, 2009 ; Prot, Ouvrier-Bonnaz, Mezza, Reille-Baudrin, & Verillon, 2009, 2010, op. cit.), qualifié ces situations de dilemme professionnel.

Selon le dictionnaire historique de la langue française (Rey, 2000, op. cit.), un dilemme est un « argument par lequel on pose une alternative entre deux arguments contraires ». Composé de di (deux) et de lêmma (ce que l’on prend). En logique : « une des prémisses d’un syllogisme, généralement la majeure ». C’est aussi une « alternative à des termes également insatisfaisants » (1662, Pascal), « choix difficile entre deux possibilités ».

Dans le travail, le dilemme provient « de conjonctions impossibles d’objectifs dont on ne peut se sortir en disant simplement qu’il faut choisir entre les deux » (Clot, Tomàs, & Kloetzer, 2009, op. cit., p. 29).

Dans l’exemple qui occupe ces auteurs, l’activité syndicale, on peut indiquer que, le travail syndical est un service – le travail syndical poursuit des idéaux (ibid., p. 58) : ces deux termes sont également vrais et en même temps inconciliables. Leur rapprochement, dans l’action, est impossible. Pour autant, il faut agir et pour cela dépasser les obstacles du réel. Cet obstacle particulier proposé par la situation, le dilemme, doit aussi être dépassé dans l’action. Le professionnel a alors deux solutions : soit il tente de « gérer » le problème en proposant une réponse singulière qui ne soit pas trop insatisfaisante, mais ne « règle » pas définitivement le dilemme, soit il ignore un des deux termes de celui-ci, mais au risque que cet abandon devienne une préoccupation psychologique « très présente ».

On peut faire l’hypothèse que ces dilemmes trouvent leur origine dans les contradictions de la tâche. En effet, certaines tâches proposent aux professionnels des buts et des moyens pour les atteindre (Leplat, 2006) qui ne sont pas parfaitement cohérents. Par exemple, dans le bâtiment, réaliser une tâche en hauteur, qui nécessite d’être mobile, mais conserver en même temps un harnais de sécurité qui bloque les mouvements (Duboscq, 2009). La tâche retient en elle les conflits vécus dans l’activité de prescription des concepteurs (ici l’efficacité de la construction mais aussi la sécurité des agents). Ainsi, le dilemme, appartient au registre du transpersonnel. S’il trouve son origine dans la tâche qui appartient à l’impersonnel du métier, les conflits explicatifs de ces contradictions font retourner le dilemme à son instance initiale : le genre du métier.

Avec Prot (2011b, op. cit.), nous partageons l’idée que ces dilemmes sont génériques. En effet, « c’est un dilemme que chaque professionnel qui fait le métier rencontre, il est même possible qu’il appartienne en propre à ce genre professionnel

et contribue à le distinguer d’autres genres » (ibid.).

En réponse à ces obstacles du réel, dilemmes ou autres, les collectifs professionnels trouvent, dans leur histoire, des ressources pour l’action, dont certaines sont mises en patrimoine et viennent percoler (Clot, & Faïta, 2000, op. cit.) l’instance transpersonnelle du métier. Nous avons choisi de nommer ces ressources des acquis de l’expérience qui permettent d’agir « malgré tout », y compris face aux dilemmes. Ce nom d’acquis d’expérience se justifie par le fait que c’est bien par expérience, c’est-à-dire par la répétition d’une même activité dans différents contextes (Clot, 2002b ; Diallo, & Clot, 2003, op. cit.) que les professionnels s’approprient ce patrimoine94. « Toutefois, cela suppose que les acquis de l’expérience des générations antérieures soient pertinents pour les générations suivantes et que l’expérience de l’un puisse, d’une façon ou d’une autre, inspirer l’action d’autrui » (Astier, 2008). En effet, ce qui différencie un expert d’un débutant est sans doute sa capacité à agir en s’appuyant sur des solutions de conciliation de buts inconciliables dans la tâche à laquelle il doit répliquer. Pour cela, l’expert se construit des outils, des manières de faire et de voir, dont certains sont donc retenus dans le genre professionnel qui joue un rôle de mémoire historique du métier (Clot, & Faïta, 2000, op. cit.).

On peut même dire que ces dilemmes génériques retenus dans le genre du métier sont historiques au sens où ils existent depuis la création du métier. Ils sont, d’une façon particulière, fondateurs du métier. Ainsi, l’histoire d’un métier est constituée des gestes et outils propres, des manières de faire ou de dire (Cru, 1995), mais aussi des problèmes qui ne trouvent pas de solution, et qu’il faut bien gérer pour autant. Les acquis qui permettent d’y répondre sont également historiques au sens où ils s’inventent au cours de cette histoire tout en la fabriquant. Cette histoire, dont les dilemmes affrontés et développés constituent une part, se construit aujourd’hui, en s’appuyant sur un passé commun tout en inventant demain.

Pour l’ensemble de ces raisons, nous estimons qu’il est possible de fabriquer un référentiel de métier en intégrant les dilemmes historiques et les acquis d’expérience du métier. Nous soutenons que cette manière originale de faire, qui consiste à construire un artefact symbolique retenant les questions qui n’ont pas de

réponse plutôt que les réponses aux questions est un moyen d’atteindre une description d’un métier, auquel les professionnels peuvent s’identifier et un moyen efficace de développement des dialogues professionnels. Stocker les dilemmes historiques d’un métier dans son référentiel permet d’enrichir le patrimoine impersonnel de celui-ci et favorise ainsi un usage instrumental du référentiel au profit du développement du métier.

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Présenter, en quelques pages, un cadre théorique original d’intervention et de recherche par l’analyse du travail, comme la clinique de l’activité, conduit à mettre l’accent sur quelques modèles particulièrement utiles à notre projet. Nous n’oublions pas pour autant les avancées de cette approche, par exemple dans le domaine de l’analyse des dialogues (Kostulski, 2005 ; Clot, 2005, op. cit.), ou dans celui de la modélisation du geste moteur (Fernandez, 2004, op. cit. ; Clot, Fernandez, & Scheller, 2007 ; Tomàs, Simonet, Clot, & Fernandez, 2009). Le concept de métier, dont les quatre instances en conflit permettent de rendre compte de la réalité socio psychologique, favorise une clarification du rôle des référentiels, outils impersonnels qui peuvent devenir instruments transpersonnels, mais aussi personnels et interpersonnels. On peut aussi percevoir le cheminement inverse quand, dans la conception, le référentiel doit développer l’instance transpersonnelle du métier, pour mettre à jour ses irrésolus qui viendront enrichir le patrimoine impersonnel.

Pour confirmer ces premières esquisses, nous devons développer ce modèle et, en particulier, tenter de comprendre comment cet outil prescriptif peut devenir instrument de développement d’un métier.

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C’est aussi, à l’origine, parce que c’est bien ces ressources qui sont évaluées lors des processus VAE (Clot, Tomàs, & Kloetzer, 2009, op. cit.)

Chapitre VI : développer l’instrument référentiel