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Chapitre VII : interventions avec deux groupes de masseurs-kinésithérapeutes

7.1 Les masseurs-kinésithérapeutes du centre de rééducation de T

Le centre de rééducation de T. est une institution privée marchande, installée dans une ville de moyenne importance à caractère résidentiel, située en périphérie de la région parisienne. Conventionné avec la caisse primaire d’assurance maladie, ce centre accueille des patients adressés par des centres hospitaliers de la région, avec deux principales indications : la rééducation orthopédique postopératoire, en particulier suite à l’implantation de prothèses de hanche et de genou. La rééducation, ou dans certains cas le maintien, de patients ayant subi des accidents neurologiques d’origine vasculaire ou traumatique. Ces derniers patients sont subdivisés en deux catégories : les patients conscients et les patients semi ou non conscients, appelés « végétatifs ».

Les masseurs-kinésithérapeutes salariés dans ce centre sont une vingtaine environ et, coordonnés par deux cadres, travaillent en relation avec plusieurs médecins spécialisés (neurologues, orthopédistes), des ergothérapeutes, des orthophonistes, un moniteur de sport (titulaire d’une licence STAPS100).

Ces masseurs-kinésithérapeutes doivent assurer les soins des patients résidents dans le centre, mais aussi d’autres qui sont en « hospitalisation de jour » et qui ne dorment pas sur place. Ainsi, le centre accueille, en journée, environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix patients. Chaque patient est vu, en général, deux fois par jour en rééducation, ce qu’un des masseurs-kinésithérapeutes qualifiera de « conditions idylliques » pour le patient. A chaque professionnel, à l’exception de ceux affectés à l’étage des patients « végétatifs », est attribuée une dizaine de patients, aux pathologies variées qu’il devra, sauf congés, accompagner du début à la fin de sa rééducation. Outre les deux séances à assurer avec chaque patient, le masseur-kinésithérapeute doit assister, dans sa charge de travail, aux réunions de « briefing » hebdomadaire où le cas de chaque patient est discuté par l’équipe de soin complète. Ces réunions sont animées par un médecin. Il doit aussi rendre compte, par écrit, des activités réalisées avec chaque patient, des progrès constatés, des incidents observés.

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De plus, les masseurs-kinésithérapeutes ainsi que les ergothérapeutes, se réunissent une fois par semaine, pendant une heure, pour échanger avec leurs cadres. Cette réunion hebdomadaire sera souvent utilisée, pendant notre intervention, pour réunir les professionnels volontaires et présenter l’avancement du travail.

Une des caractéristiques des masseurs-kinésithérapeutes de ce centre est qu’ils sont assez jeunes et avec une expérience moyenne souvent inférieure à cinq ans. Ce centre est souvent leur premier emploi à la sortie de leur formation et après l’obtention de leur diplôme101. Plusieurs d’entres eux viennent de pays étrangers, Pologne et Portugal où ils ont été recrutés directement. Leur diplôme permet d’exercer en France, mais à plusieurs moments de l’intervention, les différences de formation seront discutées102.

Les activités de soin et de rééducation se déroulent dans les quatre salles polyvalentes de kinésithérapie. Ainsi, le face-à-face avec le patient est, en même temps, une activité publique, sinon collective. En effet, quatre ou cinq masseurs-kinésithérapeutes travaillent dans une même salle avec leurs patients respectifs. Souvent, chaque masseur-kinésithérapeute accueille plusieurs patients simultanément, l’un réalisant des exercices sous son contrôle visuel pendant qu’un autre est massé ou mobilisé.

Cette configuration fait qu’il n’est pas rare, pour un professionnel, de travailler dans une salle avec dix ou quinze personnes autour de lui. Il existe trois box de soins individuels qui sont utilisés pour des soins nécessitant une intimité plus grande mais leur usage pose la question de l’organisation de leur occupation car ils sont en nombre insuffisant pour répondre aux besoins. De plus, s’enfermer dans un box avec un patient, interdit pendant le temps du soin, de surveiller ses autres patients.

Ces professionnels, s’ils qualifient leur situation professionnelle d’assez satisfaisante, regrettent l’absence de travail collectif. Le fait de travailler dans le même lieu permet à chacun de se mesurer aux pratiques des collègues. Mais

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Certains ont même été stagiaires dans ce centre, lors de leurs études, avec comme tuteur, le cadre de rééducation de T.

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Par exemple, le diplôme s’obtient après quatre années d’études au Portugal, contre trois en France.

cependant, les différences ne semblent pas pouvoir être discutées103. Après que cette question soit revenue plusieurs fois dans les échanges, nous avons collectivement élaboré une hypothèse.

Si les manières de faire sont difficilement discutables, entre collègues, c’est d’une part parce que l’évaluation individuelle, qui conditionne en partie la rémunération dans ce centre, dépend de son efficacité, elle même plus définie en termes de gestion que de qualité. Dans ce cadre, il peut être tentant « d’expédier un soin » pour gagner en « rendement », ce qui est difficilement avouable.

D’autre part, s’il est difficile de se mesurer à la diversité des manières de faire, c’est que la culture médicale qui imprègne la kinésithérapie (Monnet, 2009, op. cit. ; Gaubert, 2006, op. cit.), est peu sujette à admettre que pour une pathologie, il y ait plusieurs traitements possibles. Cette question sera au cœur de nombreux débats pendant toute l’intervention, en particulier pour évoquer les collaborations avec les autres professionnels médicaux et paramédicaux du centre.

En effet, collaborer avec un moniteur de sport ou un ergothérapeute, c’est admettre que sur un même « objet », la rééducation d’un patient, il puisse y avoir plusieurs points de vue plus complémentaires que concurrents. Avec les médecins, cette même question est doublée d’une relation de pouvoir. Il va de soi, dans l’organisation de la santé en France, que le médecin est le décideur. Il est celui qui diagnostique, qui prescrit, qui adresse les patients, etc. Au-delà des questions de personnes, certains médecins étant plus « diplomates » que d’autres, le centre de T. est un lieu d’expression des questions de répartition des rôles entre médecins et masseurs-kinésithérapeutes. Ces questions sont vives et parfois conflictuelles. Les masseurs-kinésithérapeutes défendent la pertinence de leur vision singulière sur la rééducation du patient, avec qui ils travaillent pendant des heures, alors que le médecin peut, en quelques visites rapides, prendre des décisions qui sont contraires à cette vision.

Nous ne pouvons ici revenir en détail sur une intervention de plus d’un an et demi. Avant de présenter les résultats de ce processus, rappelons-en cependant quelques traits essentiels :

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Bertrand, un des deux masseurs-kinésithérapeutes volontaires lors de cette intervention, a fait ressortir, lors d’un dialogue avec son collègue, comment il utilisait la présence d’un stagiaire pour

- initiée par un contact avec un des deux cadres de rééducation du centre, cette intervention a pu se dérouler avec le soutien de la direction du centre,

- l’objectif, pour ce cadre, était de profiter de cette intervention, pour outiller ses questions de gestion des ressources humaines. Idéalement, ce qu’il attendait de notre action est qu’elle débouche sur la conception d’un référentiel de compétences (Ughetto, 2007), utilisable pour le recrutement, l’évaluation, l’envoi en formation,

- après une première réunion de présentation du projet, consistant à déployer une méthodologie clinique de l’activité avec la réalisation d’autoconfrontations croisées, mais aussi à concevoir un référentiel des activités professionnelles des masseurs-kinésithérapeutes du centre, nous avons réalisé, pendant plusieurs mois, des visites régulières d’observation,

- plusieurs professionnels se sont prêtés au jeu d’être observés et chacun a aussi accepté un entretien de type exploratoire,

- au cours d’une réunion, le collectif a définit deux séquences de travail à filmer : une séquence de face-à-face avec un patient et une autre dite « au fil de l’eau » qui permet ainsi de saisir librement des interactions spontanées. Cette dernière séquence était motivée par la peur que ces professionnels éprouvaient de théâtraliser leurs actions104,

- avec quelques difficultés, deux professionnels se sont portés volontaires pour être filmés : Hervé et Bertrand. Certains qui avaient accepté d’être observés, ne voulaient, en aucun cas, être filmés,

- nous avons réalisé, en début de période estivale, un film d’une heure avec chacun des deux volontaires dans une même matinée,

- ces deux volontaires ont été détachés une journée, à la rentrée de septembre, pour venir au centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) du CNAM à Paris, réaliser avec nous, successivement, un entretien d’autoconfrontation simple,

s’adresser, via ce dernier, à ses collègues présents dans la salle, « sans en avoir l’air ».

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Mais aussi permettre de saisir l’humour dont l’usage récurrent avait été observé pendant la première phase de l’intervention et qui est difficilement observable « sur demande ».

- de même, ils ont pu revenir au laboratoire pour réaliser un entretien d’autoconfrontation croisée quelques semaines plus tard.

7.2 Référentiel de masseur-kinésithérapeute du centre de