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Chapitre III : méthodes et méthodologie d’intervention

3.4 Question de normativité et d’idiosyncrasie

« Ce qui instruit de la qualité d’une norme, c’est moins son caractère factuel que son usage. Son usage est solidaire de valeurs. La norme exprime des valeurs qui déterminent un champ de réalité. Un objet ne peut donc devenir norme, que par la décision d’un sujet qui "affirme une intention normative et prend une décision normalisatrice ou normativisante" » (Le Blanc, 1998b, p.20). « Si tout était normal dès le départ, les normes seraient remplacées par des lois » (ibid., p.19).

Quand on tente, avec des professionnels de réaliser une co-analyse de leur travail, on est très rapidement confronté à la question de la norme, sa fixation, sa fabrication, sa pluralité ou au contraire sa fixité, son usage. En effet, depuis toujours, le travail a été, pour l’homme, l’occasion de prescriptions, de distributions de rôles (ce que l’on nomme la division du travail), de contrôles de procédures ou de résultats. L’action de l’homme sur le monde, par son travail, est une activité de normativité, c’est-à-dire d’expansion de normes. L’activité médiatisante évoquée plus avant appartient à ce registre. L’homme, en interaction avec le monde, construit autant son monde que celui-ci ne le construit, quand les conditions organisationnelles lui laissent des marges de manœuvres (Coutarel, 2004).

Le travail, « activité la plus humaine qui soit » (Bruner, 1991), est le lieu de l’expression privilégiée de cette volonté normative. Les professionnels qui s’engagent dans des interventions de co-analyse de leur activité, le font sans doute avec cette passion de normer, c’est-à-dire de définir pour soi-même et collectivement les conditions d’une réussite face aux tâches. Qu’est-ce qu’un bon travail ? Comment l’expliquer, le transmettre ? Quels sont les indices d’une action réussie ? Toutes ces questions sont sans doute à l’origine de l’énergie investie par des professionnels dans ces interventions, et permet aussi de comprendre pourquoi ils acceptent de courir le risque d’être pris en défaut par leurs collègues, quand ceux-ci pourront visionner les images d’activités72 recueillies au cours de l’analyse.

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Une des premières interventions réalisées avec ces méthodes et devenue célèbre dans l’équipe de recherche « clinique de l’activité », concernait le métier de facteur. Lors de l’enregistrement vidéo de la tournée de l’un de ces facteurs, on voit ce dernier perdre une lettre (qui tombe par terre sans qu’il ne la voit). Cette perte constitue, pour un facteur, un des pires cauchemars professionnels (Kostulski, 2001).

Ainsi, quand les professionnels s’engagent avec nous, dans le périlleux exercice de la mise à jour du réel de leur activité, ils expriment aussi, souvent de manière parfaitement explicite, la volonté de comprendre et encore plus de définir ce qui constituerait ce qu’on nomme habituellement les « bonnes pratiques ». Revenons sur ces bonnes pratiques qui sont sans doute plus une « vue de l’esprit » managériale qu’une réalité de l’activité ordinaire du travail dont on sait la polyphonie. On peut, par exemple, pointer le paradoxe qui consiste, dans notre période contemporaine, à promouvoir, dans certaines entreprises, simultanément la compétence et les bonnes pratiques. En effet, la compétence peut être assimilée à « la mobilisation des sources de créativité, d’énergie, d’évolution, associées au facteur humain » (Combes, & Ughetto, 2004).Comment alors, dans un même temps, fixer comme ressource pour leur travail une définition totalement figée de pratiques qui, pour certaines, peuvent s’apparenter à des scripts comportementaux que l’on exige des travailleurs ? Ne nous trompons pas, il ne s’agit pas ici de contester l’utilité d’une prescription assumée par une hiérarchie, puisque tel est son rôle, mais bien de pointer l’aporie d’une telle voie. L’inflation des référentiels de « bonnes pratiques » est l’exact revers de la déflation du « sens du travail ». Un professionnel compétent n’a pas besoin qu’on lui fixe des procédures en si grand nombre pour agir efficacement. Par contre, il a besoin qu’on oriente son action par des choix stratégiques partagés.

Aujourd’hui, dans un monde du travail bousculé, les professionnels nous demandent donc, légitimement, à nous les « spécialistes du travail » de les aider à définir leur travail. Si nos réactions initiales étaient de contester cette demande et d’expliquer aux professionnels pourquoi nous la refusions, nous adoptons aujourd’hui une attitude différente. Nous les prenons au mot. Nous leur indiquons que nous sommes d’accord pour tenter de définir leur travail et la meilleure façon de le faire, mais que, comme nous ne sommes pas du métier, ce sera à eux de dire, ce qui est « bon » ou ce qui est « mauvais ». Cet artifice clinique déclenche, fréquemment, une reprise du dialogue sur ce qui doit ou ne pas être la norme, sur des controverses professionnelles et ce faisant, les professionnels découvrent que les manières de faire sont multiples, qu’elles appartiennent à chacun, mais aussi qu’elles constituent un patrimoine commun.

Pendant les interventions, pourtant, nous sommes très fréquemment confrontés à une autre réaction des professionnels, quand nous les incitons à cette comparaison. Longtemps, nous avons considéré cette seconde réaction comme défensive et peu propice au débat. Là aussi, notre pratique s’est déplacée. Il s’agit de l’expression du « ça dépend » en réponse à une question du type « Et vous, comment réalisez-vous cette action ? ». Ce qu’expriment les professionnels à travers cette expression, c’est que chaque situation étant singulière et eux-mêmes étant différents de leurs collègues, rien n’est comparable. Partant, on peut constater que cette position idiosyncrasique poussée à l’extrême rend toute analyse du travail impossible, toute référentialisation inutile ou sans fin, tout collectif, une simple juxtaposition d’individus et toute formation inutile.

Face à cette expression, nous pensions donc qu’elle était le symptôme d’un refus de s’engager dans l’analyse et une forme de « dérobade » face à un point qui faisait problème et dont l’intérêt était donc justement indiqué par la réaction défensive. Pourtant, nous ne pouvions contester la véracité de la variabilité des contraintes situationnelles qui pèsent sur la réalisation de l’action et la rendent donc réellement singulière. Alors, comment sortir de cette impasse ? Nous avons, semble-t-il, trouvé une réponse en adoptant une vision historique du phénomène.

Si l’activité dépend de chaque situation singulière, elle constitue aussi les multiples manières de faire face à des situations, dans le passé, mais aussi toutes les manières qui seront inventées dans le futur et qui aujourd’hui restent ignorées. Vue ainsi, la posture n’est plus de nature défensive, mais devient en fait l’expression, ou l’écho, du « collectif en soi » (Clot, & Leplat, 2005, p. 307) que chacun porte. Cette expression contient en elle la multiplicité du patrimoine commun en devenir, et le professionnel qui l’emploie « mise » sur cet avenir à inventer. Ainsi, s’il existe des postures idiosyncrasiques défensives, on peut dire qu’une dynamique historique permet leur dépassement.

On peut même voir dans l’emploi de cette expression, un indice de l’existence d’une classification générique, une forme de référentialisation sous-entendue, implicite, du genre. Ce que partagent collectivement les professionnels du métier, c’est aussi la capacité de choisir, parmi plusieurs solutions, la réponse adaptée à la situation. La réponse dépend en effet alors de la « classe » de contexte affrontée, la circonscription de ces différentes classes de situations relevant du registre

générique. Notre tentative de référentialisation, plus proche du réel de l’activité, cherchera à rendre compte de ce patrimoine pluri normalisant et, ce faisant, reproduira de manière artificielle et systématique un processus écologique des milieux de travail.

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Nous avons exposé ici les méthodes et les méthodologies d’intervention avec lesquelles nous avons préparé notre rencontre avec deux collectifs de masseurs-kinésithérapeutes pour expérimenter, avec eux, une nouvelle méthodologie d’élaboration de référentiels. Avant d’exposer précisément le déroulement de ces deux interventions, il nous faut cependant revenir plus précisément sur la question des référentiels, pour en exposer la diversité des normes et des usages (Maillard, 2001, op. cit.), en particulier dans les champs de l’enseignement et de la formation professionnels.