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Chapitre V : Clinique de l’activité et concept de métier

5.3 Quatre instances en conflit : le métier

Le terme de métier provient du latin ministerium, « fonction de serviteur, service, fonction » et mysterium, « mystère ». Ces deux termes se confondent ensuite pour désigner le prêtre, serviteur de dieu qui renouvelle le mystère du Christ. Décliné en français par menestier ou mestier, la locution gens de mestiers désigne ceux dont le métier exige des connaissances, c’est-à-dire les lettrés, avant de prendre le sens d’artisans puis d’ouvriers entre le XVè et le XVIè siècles (Rey, 2000). Il renvoie dont à la double signification de possession d’un savoir spécifique et, a contrario, d’exclusion pour ceux qui ne détiennent pas ce savoir.

« Le mot résiste dans le vocabulaire quotidien de beaucoup de travailleurs. Il circule dans les milieux de travail les plus divers et même – chose surprenante – il semble connaître une deuxième jeunesse chez les professionnels des services, là où le geste manuel traditionnel et industriel a justement reculé » (Clot, 2008b, p. 249, op. cit.).

Ce paradoxe apparent relève sans doute d’un sens du « marketing » dont les secteurs professionnels sont experts. En effet, ce terme est porteur de l’image positive qui est associée au fait d’être considéré comme faisant partie d’un métier, puisqu’il emporte avec lui la possession d’un savoir mais aussi le mystère d’être initié, face à d’autres qui sont profanes (Dubar, & Tripier, 1998, p. 22). Cette image est d’autant plus recherchée que le secteur des services est parfois « pauvre » en savoirs identifiés, comme c’est le cas dans les services à la personne, dont les « performances » sont le produit d’une coproduction (Rafenne, Segal, Tiffon, & Vidal, 2009), en partie invisible.

Pourtant, on peut aussi voir dans cette résistance du mot, une volonté individuelle de vivre. « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi » (Canguilhem, 2002, p. 68). Les professionnels, face au délitement des repères habituels du travail, entre tertiarisation des structures et crise de la prescription (Pastré, 1999, p. 111), construisent entre leur travail quotidien et la notion de métier, des rapports

inexistants avant eux. Ceci constitue sans doute une manière d’affirmer la valeur de leurs actions et la spécificité des savoirs qui les sous-tendent.

Selon Clot, le métier, pour passer « du mot au concept » (Clot, 2008b, op. cit.) peut être conçu « comme une discordance créatrice - ou destructrice - entre les quatre instances en conflit d’une architecture foncièrement sociale » (Clot, 2007, p. 86), les instances personnelle, interpersonnelle, transpersonnelle et impersonnelle. « Personnel et interpersonnel, il l’est dans chaque situation singulière, d’abord comme activité réelle toujours exposée à l’inattendu. Sans destinataire, l’activité perd son sens. C’est pourquoi le métier dans l’activité est à la fois très personnel et toujours interpersonnel, action située, adressée et, en un sens, non réitérable ». « Il est ensuite transpersonnel puisque traversé par une histoire collective […] Ce sont les attendus génériques de l’activité – réitérables eux - genre professionnel et sur-destinataire de l’effort consenti par chacun ». « Enfin le métier est impersonnel, cette fois sous l’angle de la tâche ou de la fonction définie […] qui dans l’architecture d’un travailleur est nécessairement le plus décontextualisé » (ibid.).

Dans ce schéma, le métier n’est ni la possession de l’individu, ni des collectifs et de leur histoire, ni de l’organisation qui structure le travail. Le métier est un bien partagé, disputé devrions-nous dire, où c‘est justement la dispute qui permet son développement, ou seulement même sa survie. Ainsi, chaque instance trouve sa place, indispensable en ce qu’elle offre un répondant aux autres instances pour garder ouverts les termes du conflit vital. « Autrement dit, tout est lié, mais tout peut aussi se délier » (Clot, 2008b, p.260, ibid.). Le métier est donc au carrefour de ces instances (voir figure 6).

La vitalité de chacune de ces quatre instances est essentielle pour la dynamique du métier, son développement et la santé de ceux qui le réalisent. Dans une intervention conduite avec des éboueurs, Poussin (2010, op. cit.) montre comment ces professionnels, pour réaliser ce « boulot sale » sans être « assimilé à l’objet sur lequel ils travaillent » (Lhuilier, 2005, p. 14), doivent répliquer à la tâche pour faire du « bon boulot ». Dans les conclusions de cet article, Poussin montre comment, face à un déficit de prescription, que nous assimilons à l’instance impersonnelle du métier, ces éboueurs peuvent se retrouver isolés. En effet, « une tâche « assouplie », floue, mal définie, n’est pas facilitatrice du geste réel, du dialogue, de la réélaboration nécessaire par le collectif de ses façons de travailler » (Poussin, 2010, p. 108, op. cit.). Ainsi, face à une instance impersonnelle faible, si les professionnels font preuve d’une grande créativité pour agir (par exemple en réalisant des catachrèses), chacune de ces inventions « ne s’adossant pas sur la prescription ne peut la modifier. Et les professionnels sont privés d’une ressource qui leur permettrait de continuer à développer leur inventivité et à en faire un instrument de travail pour tous » (Poussin, ibid.) plutôt qu’une transgression assumée individuellement, avec les risques que cela comporte (Caroly, & Clot, 2004, op. cit.). Les éboueurs sont alors en peine pour construire un sens commun du bon boulot.

Pour les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse qui interviennent en centre de placement immédiat, les difficultés sont telles, qu’elles rendent quasi impossible de réaliser une intervention en réponse à une commande d’analyse du travail et de formation de ces éducateurs en milieu semi fermé (Kostulski, Clot, Litim, & Plateau, 2011). Comme le rappellent les auteurs en décrivant la dimension prescrite du métier d’éducateur, « le métier n’est pas tout entier défini dans cette dimension, puisqu’il vit ou meurt entre les professionnels dans l’activité et les dialogues qu’ils conduisent sur le réel du travail pour l’entretenir ou non » (ibid., p. 134). Après avoir rappelé que l’instance interpersonnelle qui soutend les dialogues est, dans les interventions en clinique de l’activité, un levier pour développer les autres instances, ils évoquent les dimensions transpersonnelles et personnelles du métier. « Chacune de ces instances doit jouer sa partie pour que le conflit entre elles reste créatif. La déréalisation de l’impersonnel ou la nécrose du transpersonnel sont au cœur du mal-être au travail et emportent avec elles les

fonctions des autres instances dans la vie psychique au travail » (ibid.).

Face à la fragilité institutionnelle, poursuivent ces auteurs, chaque directeur de centre se trouve à incarner l’instance impersonnelle à lui seul. Il doit, par exemple, prendre des décisions sur le degré de fermeture du centre pour les mineurs placés. Cette situation fragilise l’instance impersonnelle, puisqu’elle la personnalise et, comme l’instance transpersonnelle des éducateurs est également sclérosée, chacun est exposé personnellement aux crises régulières qui secouent l’établissement. Alors « impersonnel et personnel se font face, immobilisés face au réel » (ibid., p. 141).

Le métier n’est donc pas le collectif, il n’est pas non plus le savoir des individus qui l’exercent comme il ne peut se réduire à sa prescription. Enfin, il n’est pas non plus un « système communicant ». Il est bien une revitalisation conflictuelle réciproque des dimensions instituées (historiques et prescrites) et instituantes (l’activité) du travail humain. Deux exemples ont montrés que la dimension prescrite, souvent opposée à la notion de métier, voire considérée comme un obstacle à sa réalisation (Schwartz, 2007, op. cit.) fait bien partie du métier. Elle lui est aussi indispensable que ses autres dimensions et c’est pourquoi nous pensons utile d’en analyser l’un de ses instruments, le référentiel.

Pour conserver leur métier vivant, les professionnels « doivent pouvoir retrouver dans ce qu’ils font ce sujet défendable à leur yeux qui ne triche pas avec le réel au nom des idées reçues et des arrangements du moment. Autrement dit, reconnaître dans ce qu’ils font, ensemble et seul, une certaine « vérité » de leur activité. En entendant par là, au-delà des actes qui « sonnent faux », une activité authentiquement tournée vers l’efficacité dynamique du « bien faire», une créativité engagée dans l’exploration des possibilités non encore réalisées » (Clot, 2008b, p. 267, op. cit.).