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Chapitre VI : développer l’instrument référentiel pour développer le métier

6.3 Registre prioritaire d’expression de la ressource

De même, le modèle du concept de métier peut servir à analyser les « migrations fonctionnelles » (Clot, 2008b, p. 260, op. cit.) qui marquent l’expression des ressources collectives dont les professionnels d’un métier disposent pour agir, malgré l’émergence des dilemmes.

S’il existe évidemment des ressources individuelles et collectives en grand nombre qui instrumentent l’activité des professionnels, nous avons montré que certaines proviennent d’une nécessité de gérer les conflits d’activités98 provoqués par les dilemmes. Ces ressources d’expériences d’origine collective, se réalisent de manière individuelle avant de devenir, parfois, collectives, quand pour leur efficacité, leur ingéniosité, elles sont retenues dans le patrimoine collectif du genre. Ainsi, comme les dilemmes, les acquis d’expériences relèvent d’un registre institué. Leur institution s’est également réalisée dans l’expression de l’activité individuelle et interpersonnelle.

Dans le cadre d’une étude commandée par la direction générale de l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale et portant sur le travail des employés administratifs en contrats d’intérim, Prot, Ouvrier-Bonnaz, Mezza, Reille-Baudrin et Verillon (2009, op. cit.) ont pu contribuer aux réflexions relatives à la rénovation du BEP « métiers du secrétariat ». Si cette étude a permis de nombreux constats, nous voulons simplement revenir sur une observation faite dans ce cadre qui illustre l’émergence d’un acquis d’expérience en réponse à la double contrainte qui prend sa source dans un dilemme.

Lors de cette étude, les auteurs ont pu travailler avec des employés administratifs expérimentés qui travaillaient sous contrat d’intérim. L’attention des chercheurs a été attirée par la question de l’articulation, à partir des termes du référentiel initial du BEP « métiers du secrétariat » entre compétences techniques et compétences de communication (ibid., p. 32).

Si les termes du référentiel tendent à scinder ces deux compétences, renvoyant ainsi les activités s’y rapportant à des temps distincts, l’étude a permis de

mettre en évidence que pour ces professionnels, en particulier en intérim où les changements de postes et d’entreprises sont fréquents, les compétences techniques (la vitesse de frappe) et de communication (répondre au téléphone, orienter un client, travailler en équipe) sont articulées.

En effet, ces employés administratifs se trouvent fréquemment confrontés au dilemme de devoir, dans un même temps, réaliser des travaux bureautiques (courriers, saisies diverses) et gérer des relations, en répondant en particulier aux sollicitations des collègues comme des clients. Comme la situation contractuelle en intérim renforce la difficulté d’un tel dilemme, puisque l’employé ne connaît pas l’entreprise, elle met en évidence de manière aigue la difficulté vécue.

Alors, ces employés, au cours de l’analyse de leur travail, ont pu mettre en évidence le fait que la technique de frappe et son amélioration avec le temps99, sont un moyen d’affronter le dilemme en offrant la possibilité de consacrer du temps et de l’attention aux aspects relationnels du poste, sans renoncer aux tâches techniques.

S’il frappe plus vite, de façon plus automatique, le professionnel peut ainsi disposer de plus de temps pour découvrir l’entreprise et son organisation et ainsi mieux répondre aux questions des collègues comme des clients à orienter. Cette amélioration de la frappe permet de concilier, de manière provisoire, les deux attendus contenus dans le dilemme, dans l’activité d’employé administratif. Le professionnel peut, ici et maintenant, réaliser les tâches bureautiques demandées, mais en même temps soigner ses relations.

Trois remarques doivent être faite ici. D’abord, on doit noter que cette solution, trouvée par ces professionnels, est le fruit d’une expérience importante. En effet, lors de leurs échanges ces employés ont rappelé que c’est la confrontation avec de nombreuses situations difficiles qui les avaient convaincu de l’importance de cette technique de frappe. Lors d’une rencontre avec des élèves, organisée au cours de l’intervention, ces professionnels ont témoigné de la progressivité de cette prise de conscience.

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Au sens de mise en rapport inédite de ressources génériques disparates. De ce point de vue, ces ressources sont bien une construction à partir du collectif, mais aussi une création individuelle (Balas, 2011c).

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Une des professionnelles associées à cette étude témoigne même du fait qu’elle travaille sa vitesse de frappe, le soir, chez elle.

D’autre part, on note avec intérêt que si le cadre d’analyse qui a été mis en place, a permis à ces professionnels de revenir sur ce rapport entre technique de frappe et activités relationnelles et de proposer une reconstruction, a postériori, de la logique de leur raisonnement, il était totalement invisible à leurs yeux au départ. C’est parce qu’il devient l’objet de l’activité d’analyse, que ce rapport redevient conscient, pour ces professionnels. Ils y redécouvrent, au-delà de l’institué, les processus d’institutions oubliés.

Enfin, on peut remarquer que cet exemple met en lumière une ressource individuelle. En effet, au moment où est observée (et filmée) une activité de frappe « relationnelle », rien n’indique que cette invention individuelle est aussi une ressource collective. Si le destin d’une telle solution est en partie mystérieux, les rapports réciproques entre le genre et le style ont été décrits (Clot, & Faïta, 2000, op. cit.). Ils reposent essentiellement sur des rapports conflictuels dans lesquels la solution singulière émergente percute le genre et le modifie. Pour cela, il est nécessaire que la « dispute » puisse se dérouler et la co-analyse du travail en vue de concevoir un référentiel descriptif du métier semble être un bon « organisateur de dispute ». En tout cas, dans l’exemple des employés administratifs, l’intervention a permis que le lien fait entre compétences techniques et relationnelles soit discuté entre professionnels, et c’est là, une condition initiale à son adoption ou son rejet.

Comme nous l’avons remarqué, les dilemmes, comme les acquis, relèvent d’une dimension transpersonnelle. Ils font patrimoine dans le métier et c’est d’ailleurs pourquoi nous pensons qu’ils sont caractéristiques de l’exercice d’un métier. Nous avons pu noter que leur institution passe par le développement des rapports entre dimension personnelle et interpersonnelle, dans l’action. Si nous reprenons le modèle du concept de métier, seule la dimension impersonnelle est absente. Pourtant, cette dimension est essentielle. En effet, dans cette dynamique du travail, « un métier, privé des ressources vitales du travail collectif interpersonnel, sans répondant transpersonnel peut dégénérer en face à face ravageur entre un exercice personnel solitaire et des injonctions impersonnelles factices » (Clot, 2008b, p. 260, op. cit.). Dans ce cadre, le rôle de la prescription n’est pas seulement d’émettre des injonctions. L’organisation du travail doit aussi faire reconnaître les nouvelles manières de faire, valoriser les « trouvailles », anticiper les évolutions

technologiques… « A ce titre, l’activité de direction est aussi instituante » (ibid., p. 259).

Notre volonté de décrire le métier dans un référentiel participe de cet objectif. En effet, face au sous-développement de la prescription, l’introduction des dilemmes et des acquis dans un outil prescripteur tel que le référentiel, revitalise cette prescription et, d’un même coup, réinstaure le conflit créateur entre les instances du métier.

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Nous avons voulu, en nous appuyant sur des interventions conduites avec des syndicalistes (Clot, Tomàs, & Kloetzer, 2009, op. cit.), des enseignants à la conduite et à la sécurité routière (Clot, Litim, Prot, & Zitoun, 2008) ou des employés administratifs (Prot, Ouvrier-Bonnaz, Mezza, Reille-Baudrin, & Verillon, 2009, 2010 ; Prot, & Reille-Baudrin, 2007) préciser notre point de vue en ce qui concerne les rapports entre les dilemmes historiques du métier et les acquis d’expérience d’une part et le métier de l’autre. S’il est convenu de situer ces deux entités comme des éléments constitutifs du genre professionnel, d’un genre devrions-nous dire, nous avons cherché à montrer comme leur constitution comme leur usage permet à ces dilemmes et ces acquis, à devenir de véritables instruments de revitalisation des conflits internes du métier. Ce sont leurs migrations fonctionnelles, qui les amènent à incarner tour à tour chacune des dimensions du métier, qui expliquent cette propriété développementale des dilemmes historiques du métier et des acquis d’expérience.

Nous allons maintenant revenir plus précisément sur les deux interventions réalisées avec deux collectifs de masseurs-kinésithérapeutes et vérifier, dans ce métier de soin, l’existence de dilemmes et d’acquis que nous pourrions identifiés avec eux. Si leur présence se confirme, ils pourront servir de matériaux pour concevoir un référentiel du métier de masseur-kinésithérapeute. Dans un second temps, une discussion pourra se développer sur cette forme de référentiel afin d’en éprouver la pertinence.

Chapitre VII : interventions avec deux groupes de