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2. L’approche économique patrimoniale

3.2. Travail politique

A l’inverse de l’économie néoclassique, qui sépare le domaine économique du

domaine politique dans son analyse de la structuration des marchés et des systèmes productifs, nous pensons au contraire qu’ils sont intrinsèquement liés. C’est pourquoi, afin d’enrichir l’analyse des dynamiques productives de la filière, nous mobiliserons l’approche de Jullien et Smith (2008) pour décrire les conditions de reproduction d’une industrie au sein d’une filière et étudier comment les acteurs s’organisent pour construire des règles, tacites ou formelles, ou pour s’approprier des règlementations existantes, dans une optique de développement stratégique. Dans un environnement productif changeant tel que la filière, les acteurs sont en constante recherche d’harmonisation entre leurs propres composantes patrimoniales et des composantes institutionnelles, afin que leurs problématiques soient pris en compte et intégrées à des agendas politiques particuliers. Cette forme particulière de rapports entre l’industrie et la politique représente une source d’information incontournable pour décrire la régulation des systèmes productifs tels que la filière. « Intégrer les travaux d’économie industrielle et les travaux d’analyse politique

permet de mettre à jour le caractère indissociablement politique et économique de

92 Le concept intermédiaire de « travail politique » permet ainsi de capter les leviers de changement d’une industrie par le biais de mutations institutionnelles, au détriment souvent de certains acteurs. Le travail politique repose ainsi sur trois aspects. Premièrement, l’organisation des firmes et le déploiement d’actions collectives provenant d’industriels ayant une portée politique questionnent les rapports entre les pouvoirs publics et la réorganisation industrielle (Hancké, 2009; Jullien & Smith, 2008). Deuxièmement, le travail politique sert d’indicateurs afin de déceler « l’importance des institutions et des « modes de régulation » nationaux des économies comme variables clés pour l’étude de la régulation des industries. » (Jullien & Smith, 2008). Troisièmement, le travail politique permet d’identifier « la

nature instituée des configurations industrielles » et d’en déterminer les motivations

sous-jacentes, entre efficience économique et stratégies socio politiques relevant d’actions collectives. En résumé, le concept de « travail politique » permet d’aboutir à la notion d’identité de l’industrie.

L’analyse du travail politique repose sur l’identification de l’ordre institutionnel (OI)

« conceptualisé comme une configuration de règles, d’acteurs et de pratiques »

(Jullien & Smith, 2008) qui structurent une industrie dans une filière, un territoire et une temporalité donnée. Cet ordre institutionnel s’articule en fonction des relations tissées entre les firmes et les institutions multiscalaires, ainsi que les « formes

historiques qui structurent la vie productive » (Jullien & Smith, 2012), autrement dit

l’activation des différents patrimoines productifs collectifs de l’industrie considérée. Ces structures politico-économiques d’industrie, fortement hétérogènes, se décomposent en quatre rapports institués (RI), dont la régulation juridique et politique est nécessaire pour un bon fonctionnement du système productif et concurrentiel.

« En reprenant des catégories assez classiques en analyse économique (Imaï, Itami,

1984), nous proposons ici d’examiner :

comment le travail est mobilisable (rapport d’emploi),

comment les fournisseurs de biens intermédiaires et de technologies voient

leur contribution structurée (rapport d’approvisionnement),

comment les financements et leurs contreparties en termes de contrôle sont

régulés (rapport financier),

comment les débouchés sont définis et sécurisés (rapport commercial).»

(Jullien & Smith, 2012).

Figure 16 : Une industrie comme un ordre Institutionnel articulant quatre rapports Institués fondamentaux (Jullien & Smith, 2008)

93 Ces différents rapports institués sont porteurs de conflits, dont la solution n’est pas exclusivement marchande mais se constitue au contraire d’un panel d’options institutionnelles à co-construire entre la sphère publique et l’industrie. Cela d’autant

plus que « la solution marchande elle-même présuppose pour être appliquée un

équipement institutionnel et donc un travail d’institutionnalisation (Hatchuel, 1995). » (Jullien & Smith, 2008). Ces rapports institués et les ordres institutionnels permettent de réguler l’espace économique en réduisant les incertitudes commerciales et productives au sein d’une industrie dans une période et un territoire donné. C’est pourquoi l’analyse en termes de travail politique se situe épistémologiquement entre le « néo-institutionnalisme » et « l’école française de la régulation » (Boyer, 2003; Steinmo, Thelen, & Longstreth, 1992).

Afin de caractériser chaque ordre Institutionnel et les rapports institués qui les constituent, il importe de se pencher sur les interdépendances qui s’organisent entre différents groupes d’acteurs et la construction justificative de la valeur que ces

groupes d’acteurs donnent au travail politique dans lesquels ils s’inscrivent.

L’analyse de discours permet de définir la construction sociale de la valeur de ces compromis institutionnels dont l’argumentation par les acteurs ne découle pas d’un raisonnement en termes de choix rationnels (Jullien & Smith, 2008). Jullien et Smith ont séparé ces interdépendances en trois catégories :

- Les équipes de fidèles qui constituent « la garde rapprochée » des individus

qui personnalisent et mènent – en apparence au moins – chacune des

organisations en lutte ;

- Les communautés sectorielles qui constituent les sites de négociation

quotidiens où se rencontrent les acteurs collectifs et publics de chaque industrie ;

- Les réseaux extrasectoriels où l’on intervient sur les controverses qui

dépassent les frontières d’une seule industrie (Jullien & Smith, 2008).

Une analyse en termes de travail politique permet donc d’appréhender l’organisation de l’industrie et la construction d’actions collectives soutenues par les pouvoirs publics. L’importance de ces compromis institutionnels, reconnus comme mode de régulation de la filière, est ainsi mise en lumière et constitue un « pont entre des approches économiques plutôt structuralistes et les sciences politiques plus

volontiers constructivistes (Hall, 1986 ; Parsons, 2000). » (Jullien & Smith, 2008).

Cependant, les différentes couches institutionnelles sont loin d’avoir une influence équivalente en fonction du territoire et de l’industrie considérés. C’est pourquoi une attention particulière sera portée aux différents échelons gouvernementaux et territoriaux dans les reconfigurations industrielles instituées, afin de pouvoir en faire ressortir les spécificités sectorielles.

Si l’on veut articuler les deux concepts intermédiaires que nous avons introduits avec les différentes composantes de l’espace d’actions patrimoniales que nous avons retenues, on peut dire que les stratégies d’acteurs historiques et de nouveaux entrants dans la filière pour la préservation et la recomposition de leur patrimoine productif sont en permanence confrontées à celles des autres, dont la matérialisation sous forme de tensions/conflits ou coopération conditionne le travail politique et les perspectives d’innovation des acteurs impliqués. L’enchevêtrement de ces boucles de rétroactions impactent les espaces d’actions dans lesquels ces mêmes acteurs évoluent et forgent leurs stratégies pour reproduire leur intérêts individuels et/ou collectifs au sein d’une filière qui s’en retrouve en perpétuelle mutations.

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