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Au regard des éléments qui viennent d’être exposés, il est possible d’affirmer que la filière forêt-bois concentre les problématiques liées aux enjeux relatifs à la transition écologique et énergétique. Ces projets politiques de bioéconomie et de transition énergétique influencent un certain nombre de transformations que la filière forêt-bois a déjà éprouvées par le passé, qu’elle expérimente à nouveau actuellement et qui augurent d’autres mutations à venir.

La pièce industrielle clé de ces transformations est la bioraffinerie forestière, laquelle doit être vue à la fois comme un objet institutionnel, technique mais aussi territoriale. La bioraffinerie peut entrainer des recompositions des modes de valorisation de la biomasse forestière autour d’un modèle dominant marquées par une variété d’ancrages territoriaux des filières. Le but de cette thèse est donc d’interroger la diversité des trajectoires possibles de la filière forêt-bois qui empruntent les chemins de la bioraffinerie, à la lumière des enjeux de la bioéconomie et de la transition énergétique. Pour ce faire, nous questionnerons l’évolution conjointe des changements techniques et des modes de gestion de la ressource forestière tout au long de la chaîne de valeur, en nous intéressant tout particulièrement aux systèmes d’acteurs et à leurs interactions à différentes échelles de territoire. La diversité des ressources (matérielles, immatérielles, naturelles …) mobilisées dans le temps et dans l’espace nous conduiront alors à étudier les dimensions patrimoniales de ces trajectoires.

1. Une étude empirique et comparative

Notre position théorique – que nous expliciterons davantage dans notre premier

chapitre – est celle de « l’école française d’économie industrielle » (EFEI), remise au goût du jour et complétée par les économistes régulationnistes grâce à des travaux empiriques pour tenter d’expliquer les stratégies industrielles à l’œuvre au sein de dynamiques spatio-temporelles multi-échelles variées, avec une considération

inédite pour le temps économique long. La thèse de Nieddu (1998) sur

l’agro-industrie française a, en effet, bien montré comment la structuration du système productif laisse des espaces de décision pour les acteurs qui, par leurs choix stratégiques, décident de s’emparer ou non de ces degrés de liberté dans la recomposition du système (Martino Nieddu, 1998).

Pour s’inscrire dans cette perspective, notre approche se base sur une analyse de terrain qualitative qui ne se construit pas en opposition à des études quantitatives, mais en complémentarité avec celles-ci, en particulier dans des contextes économiques en transition. Ainsi, Béfort écrit « Les études quantitatives mobilisent

des récits pour raconter ou soutenir les modèles mobilisés, d’un côté ; d’un autre

côté, les approches qualitatives peuvent également mobiliser des études

quantitatives en tant que matériaux pour l’analyse. Il nous paraît opportun d’utiliser

cette méthode, car elle est décrite par Kemp et Pontoglio (2011) comme permettant

de mettre en évidence les faits saillants dans les transitions » (Béfort, 2016, p. 35).

Pour ce faire, nous avons choisi de faire une étude comparative de deux territoires distincts. L’exercice de comparaison entre des territoires différents est une démarche

fréquemment utilisée lors d’études qualitatives et quantitatives, notamment en

sciences sociales, pour permettre de construire de la généralisation (Pinson, 2019; Sartori, 1994). La comparaison territoriale permet de mettre en évidence la

38 singularité d’un objet, des territoires sélectionnés, de distinguer des rivalités ou des points de rupture, ou bien encore de souligner des récurrences (Rebotier, 2010). La comparaison de deux territoires met en parallèle les différents institutions et patrimoines constitutifs de ces territoires, ainsi que l’hétérogénéité de leurs expressions à travers un contexte qui leur est propre.

Parmi de nombreuses méthodes de comparaison, Barrué-Belou explique que « la

méthode contextualiste va encore plus loin dans la prise en compte de

l’environnement de l’objet étudié en considérant les conditions politiques, historiques,

économiques », afin de pouvoir décrire le plus précisément possible les différences

et les ressemblances des systèmes dans lesquels ils sont traduits (Barrué-Belou, 2011). Cette méthode comporte plusieurs avantages. Premièrement, elle présente une fonction de découverte d’un système étranger vis-à-vis d’un système de référence, ainsi que des manières de répondre à leurs problèmes respectifs. Le

deuxième avantage est de « pouvoir s’inspirer de mécanismes ou de règles

appliqués dans le système observé pour améliorer son propre système ». Enfin,

l’étude comparative est également un outil subversif qui remet en cause la notion d’un « système modèle » et permet de mettre en évidence des dysfonctionnement de systèmes ou d’en souligner les mutations (Barrué-Belou, 2011). En portant un regard exocentré sur deux systèmes différents, la comparaison permet de développer une pensée alternative aux éventuels dogmatismes ou stéréotypes arrimés à la vision

d’un système relativement connu. La comparaison permet « la considération de

différences, de séparations et de l’acceptation de choix différents » (Barrué-Belou, 2011).

2. Une démarche abductive, narrative et compréhensive

Le système comparatif des études de cas ainsi que les variables qui influencent les systèmes que l’on a préalablement définis ne sont donc pas donnés, ils sont à construire au fur et à mesure de l’étude empirique. Initiée par les philosophes pragmatiques, Charles Sanders Peirce (Peirce, 1905), Dewey et James, la démarche abductive permet de construire un cadre d’analyse itératif, ou « boucle récursive abduction/déduction/induction », se présentant comme une alternative au schéma

standard d’analyse scientifique déductif nomologique (Chanteau et al., 2016). Cette

méthode, qui permet de mieux saisir une réalité en mouvement, suppose des études qualitatives et exploratoires pour la partie inductive (M. Blais & Martineau, 2006) et la récolte de données brutes qui, une fois analysées, permettront de dégager des hypothèses et expliqueront au mieux le croisement de ces données. Ces hypothèses sont enrichies et testées dans le cadre analytique de l’étude, puis alimentées et remaniées à partir de nouvelles données empiriques afin d’élaborer un diagnostic explicatif précis. « L’abduction, ou “inference à la meilleure explication” est une forme

d’inférence qui réalise un pont entre la description de données à l’hypothèse qui

décrit le mieux ces données. Ainsi, l’abduction est une démarche de construction

théorique ou d’inférence interprétative » (Josephson & Josephson, 1996) (traduction

libre). Cette méthode est utilisée pour produire du sens ou semiosis chez Angué, à

partir de l’interprétation de faits empiriques surprenants (Angué, 2009). Basés sur une revue de la littérature, des questionnements vont émerger et vont être modifiés par des éléments apportés au cours des études de terrain. Les boucles de rétroaction entre le cadre théorique et les résultats d’entretiens seront analysées dans l’optique de définir les « rapports dialectiques méso/macro en distinguant les

39 L’analyse des études de cas passera par une démarche narrative, au sens de Dumez et Jeunemaître (2005), à travers notamment une description historicisée du territoire et des acteurs de la filière forêt-bois. L’intérêt de la démarche narrative consiste en un travail empirique, décrivant l’hétérogénéité des observations réalisées sur le terrain, à partir des comportements des acteurs en fonction de leurs stratégies, de leurs prises de décision et de leurs conséquences. « L’intérêt majeur de la narration en tant que méthode d’investigation d’un matériau empirique porte sur le sujet, sur l’exploration des phénomènes dynamiques et sur la colligation » (Dumez & Jeunemaître, 2005).

Pour la sélection des cas d’études, nous avons procédé à des recherches à partir de littératures grises et académiques, ce qui nous a permis de sélectionner plusieurs territoires forestiers dans lesquels se trouvaient des bioraffineries forestières installées ou en projet. Nous souhaitions également élaborer une comparaison internationale entre la France et un pays de l’hémisphère Nord situé parmi les leaders forestiers de la planète. Pour des raisons pratiques et de compréhension linguistique, nous avons préféré le Québec aux pays Scandinaves. Au Québec, après avoir réalisé un panorama des différents territoires impactés par les projets de bioraffinerie forestière, nous avons retenu celui de la Tuque, en raison des caractéristiques de son projet de bioraffinerie et de la réponse positive des porteurs de projets de l’Université de Trois Rivière pour l’accueil de ma mission de terrain. En France, le territoire des Landes a été choisi d’emblée, en raison de sa proximité géographique et des importants travaux de recherche qui ont été réalisés sur celui-ci au sein du centre de recherche de l’IRSTEA de Bordeaux.

L’objectif de ces missions sur les deux territoires sélectionnés a été de procéder à des entretiens semi-directifs, lesquels nous renseignent sur les pratiques des acteurs ainsi que sur le sens qu’ils donnent à leurs actions1. Il s’est agi d’utiliser le matériau d’enquête pour reconstruire, dans un premier temps, les processus d’actions stratégiques, la construction structurelle de la filière telle qu’elle se réalise aujourd’hui. Un deuxième niveau d’analyse a été axé autour de la compréhension

des discours des acteurs2. De ce point de vue, la véracité des propos des

interviewés n’était pas primordiale puisque nous avons procédé à une triangulation de données empiriques systématiques, ce qui nous a permis de reconstituer les évènements chronologiques objectifs, et ceci jusqu’à saturation des données, c’est-à-dire lorsque les mêmes informations se retrouvent dans plusieurs supports empiriques (revue de presse, entretiens formels et informels, étude de brevets, etc.). Cette démarche nous a permis de procéder par colligation, c’est-à-dire par mise en relation de données hétérogènes.

Certains entretiens ont été menés de manière formelle, avec enregistrement,

d’autres de manière informelle, lors de rencontres et de discussions en colloques et

séminaires. 94 entretiens et discussions ont été menés au total : 53 personnes à la Tuque et 41 personnes dans les Landes. Ces personnes ont été sélectionnées en fonction de 12 catégories :

1 L’objectif des entretiens non directifs est le décryptage du système de valeurs d’une culture et le rapport inconscient de l’interviewé à l’objet de l’enquête. L’objectif de l’entretien ethnographique, qui accorde peu d’intérêt au passé, est l’analyse du milieu où les acteurs évoluent et de la manière dont les acteurs se représentent ce milieu.

2 « La démarche compréhensive s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures, mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus ; elle commence donc par l’intropathie. » (Pinson & Pala, 2007).

40 1. BELT (le projet de bioraffinerie à la Tuque)

2. Les Industriels de la chimie (rencontrés dans les Landes) 3. Les professionnels de la recherche

4. La population locale ou les propriétaires forestiers

5. Le gouvernement (Département Forêt, Energie ou Mairies) 6. Les associations industrielles de la filière forêt-bois

7. La recherche publique et privée œuvrant dans la filière forêt-bois 8. Les associations de loisirs forestiers

9. Les industriels de l’énergie 10. Les ONG environnementales 11. Les acteurs de la chasse

12. Les coopératives et entrepreneurs de travaux forestiers.

Figure 6 : Répartition des entretiens de La Tuque et dans les Landes. Réalisé par nos soins

41 Une importante partie des discussions a été menée avec des membres de différents centres de recherche œuvrant sur le territoire et sur la filière forêt-bois, afin de

dresser un panorama des différents projets existants et d’obtenir un premier contact

avec la sphère industrielle. Afin de concentrer l’analyse sur la filière forêt-bois, la rencontre avec les industriels forestiers et les associations industrielles du bois a été une priorité, elle a donc été renforcée par rapport aux autres catégories d’acteurs pour lesquelles un nombre plus restreint de personnes a été interviewé. Dans le cas du Québec, la dimension autochtone s’est tout de suite révélée être d’une importance primordiale, c’est la raison pour laquelle un nombre plus important de personnes y ont été rencontrées, par rapport au cas des Landes.

3. Annonce des grandes lignes du plan

Afin de rendre compte des mutations à l’œuvre dans la filière forêt-bois, nous développerons notre étude en quatre chapitres.

L’objectif de notre premier chapitre sera d’éclairer notre position théorique. Nous nous inscrirons ainsi dans le champ de l’analyse de filière, telle que le propose l’économie industrielle « à la française », y compris à travers ses développements en termes de patrimoines productifs. L’adoption de cette grille analytique nous conduira à nous doter du corpus de concepts intermédiaires qui nous permettront d’appréhender la mutation du système productif à l’échelle des filières et des territoires considérés dans la thèse.

Notre deuxième chapitre va nous permettre de « planter le décor » des différentes configurations des filières forêt-bois, de leur gouvernance et des différents modes d’appropriation de la transition énergétique sur les deux territoires étudiés : le massif landais en Aquitaine et le territoire québécois de la Tuque, en Mauricie.

Notre troisième chapitre approfondira notre étude historique de la filière forêt-bois au sein de ces territoires. Cela nous permettra de mettre en lumière la construction des différents patrimoines productifs et des trajectoires prises par les acteurs locaux, lesquels ont conduit à la structure de la filière forêt-bois et sa gouvernance telle qu’elle existe actuellement dans chacun des territoires étudiés.

Notre quatrième chapitre questionnera les mutations socioéconomiques apportées par le développement de la bioraffinerie, telles qu’elles sont imaginées par les acteurs de la filière et les autres usagers de la forêt sur les territoires de La Tuque et des Landes. Nous y analyserons les réels impacts et les spécificités territoriales en fonction des patrimoines productifs mis en jeu dans ces conflits d’usage. Nous nous attarderons sur le cas de la Tuque en précisant la complexité sociale, politique et économique dans laquelle le projet de bioraffinerie se construit.

En conclusion, nous présenterons les futurs de la filière forêt-bois au Québec et en Aquitaine, notamment par rapport à l’acceptabilité sociale des bioraffineries et leur intégration sur les marchés de la chimie verte.

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CHAPITRE 1 : LES ANALYSES

ÉCONOMIQUES DE DYNAMIQUES