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La complexification des filières face aux analyses en économie industrielle : des TES aux filières d’entraînement

ÉVOLUTIONS DES APPROCHES ANALYTIQUES

1. Quelle évolution des courants théoriques ?

1.2. La complexification des filières face aux analyses en économie industrielle : des TES aux filières d’entraînement

En économie industrielle, la filière est un espace pouvant recouvrir plusieurs fonctionnalités, a fortiori si elle s’étend à l’échelle planétaire. Pour Beaud, Anjou et al., il s’agit d’un outil politique. « Pour les auteurs, « mener une politique de filières,

c’est s’assurer la maîtrise des approvisionnements des matières premières et garder

le contrôle technique autant que financier, de toutes les étapes de la transformation

jusqu'à la vente finale du produit" (Beaud, Anjou et al. 1975 p. 104) » cité par

(Toledano, 1978). Les auteurs identifient ainsi 5 filières intégrées et interconnectées entre elles :

• Les trois filières de la métallurgie (aluminium, acier spéciaux et cuivre)

• La filière chimique

• La filière nucléaire.

Les filières chimie et sidérurgie sont caractérisées comme des filières d’entraînement, pour Boublil, qui assument la diffusion des technologies. La filière du nucléaire est quant à elle qualifiée de filière d’indépendance afin de limiter les importations d’un produit (Boublil, 1977), alors que la filière communication est définie comme une filière dite de souveraineté, qui permet d’assurer une moindre vulnérabilité vis-à-vis d’un champ économique externe à un territoire donné. Lorenzi

propose une nouvelle manière d’appréhender le concept de filière en tant que « lieu

privilégié d’accumulation». La mise en place stratégique de filière répondrait à la logique de développement du capitalisme « libéral ou planifié » dans lequel la recherche de la plus-value et de l’accumulation de richesse est centrale (Lorenzi & Truel, 1981).

Certains économistes industriels se sont également attelés à hiérarchiser et déterminer les influences mutuelles que les branches et industries exercent les unes sur les autres. Selon Montigaud, la filière comme outil et objet d’analyse est un

espace cohérent qui cristallise « les influences extérieures, les relations

49 découpage de la filière en fonction de la concurrence, des influences respectives des acteurs de cette filière, de leurs relations d’interdépendance, et des affrontements qui en résultent structure des espaces d’actions stratégiques et d’interdépendance au sein de la filière étudiée.

Le pionnier français dans les recherches d’interdépendance est Aujac. Il utilise pour

cela la méthode de triangulation des matrices qui s’appuie sur le TEI, Tableau des entrées intermédiaires, qui est au cœur de l’analyse du TES (tableau Entrée-Sortie), pour décrire les relations techniques entre les branches (Aujac, 1960). Cette méthode est reprise par Masson, qui étudie le TEI français en 27 industries, dont les échanges sont européens. La comparaison de ces deux recherches permet de mettre en évidence le fait que cette hiérarchisation n’est pas transitive et l’existence de relations d’interdépendance entre certaines industries (Masson, 1960). Vielajus et Lugnier ont tenté d’expliquer ces relations d’interdépendance en poussant plus loin l’analyse du TEI. Leur interprétation se base ainsi sur la structuration du système productif en filières. En amont, les « filières de production des biens d’équipements » servent à fabriquer les machines et produits intermédiaires comme élément de base

aux « filières de production des bien courants » en aval. Trois filières sont

considérées par Vielajus et Lugnier comme des branches charnières : la communication, l’énergie et la chimie (Vielajus & Lugnier, 1974). La poursuite des travaux sur les interdépendances entre industries par Lantner a conduit à la réfutation de la théorie de hiérarchisation d’Aujac par triangulation. L’ouvrage de Mougeot, Duru et al. reprend ces mêmes travaux pour décrire davantage l’effet de dominance et les critères de diffusion de l’influence mais ne parvient pas à expliquer la diversité des résultats obtenus par agrégation de branches dans le TEI (Auray, Duru, & Mougeot, 1977). Dorénavant, le « critère d’ordonnancement » se base sur l’effet d’entraînement de la filière plutôt que sur les flux d’échanges (achat et vente) (Lantner, 1974) : « une filière entraînante est une filière se caractérisant par la

multiplicité et l'importance relative de ses effets externes » (Toledano, 1978).

Chaque filière produit des effets externes, bien qu’ils ne soient pas

« unidimensionnels et peuvent être plus ou moins importants selon les filières

étudiées ». A ne pas confondre avec les filières motrices ou de croissance qui, chez

Perroux, influence l’ensemble de l’économie par un nombre important d’effets d’entraînement et qui désignerait alors l’élément central de filière entrainantes (Perroux, 1973; Uri, 1987). Gérard Destanne de Bernis démontre alors que les effets externes produits par ces filières motrices mettent en évidence l’effet d’industrialisation qui, sans être systématique dans toutes les industries motrices, permet le développement d’autres industries (de Bernis, 1971). Et a fortiori, ces effets externes renforcent la complexification et le caractère temporel des filières et des industries qui la composent. « L'auteur montre, à partir d'un certain nombre d'exemples, que l'effet d'industrialisation d'une industrie donnée correspond, dans

certains cas, à une période historique déterminée (ex. : les industries extractives) […]

Ces industries doivent :

être de taille importante,

appartenir au secteur des biens de production,

être hautement capitalistiques.

L'article conclut sur la nécessité d'une politique économique planifiée, condition "sine

50 Cette approche technico-économique des filières et des relations inter-industrielles à travers l’outil statistique du TEI fournit une analyse détaillée de la production mais

elle ne permet pas de prendre en compte l’analyse des comportements des firmes

qui est souvent présenté par opposition à ces travaux mathématiques et qui s’inscrivent dans une perspective plus dynamique. L’analyse du comportement des

firmes en économie industrielle a une portée opérationnelle. « Ces derniers

regroupent des études dont le champ est plus limité puisqu’ils ne visent pas à décrire la structure productive dans sa totalité, mais dont la visée est plus directement opérationnelle. C'est dans la mesure où elles peuvent constituer un outil privilégié de stratégie économique et/ou de planification volontariste, selon qu'il s'agit de stratégie d'une entreprise ou d'un groupe, ou de politique industrielle, qu'une ou plusieurs filières sont étudiées isolément ; le but n'est alors plus de déduire, à partir de cette notion, une dynamique à court terme, propre au système productif, mais au contraire de repérer les contraintes ou la logique d'un développement en filière (par exemple, valorisation du capital au niveau d'un groupe, possibilité de sortie de crise au

niveau macroéconomique…)» (Toledano, 1978).

Ainsi, les interdépendances du système productif et la non linéarité des différents segments qui le composent sont trop complexes pour en dégager les spécificités à travers le seul travail de l’analyse microéconomique du découpage du système par la nomenclature actuelle. Ces calculs mathématiques sophistiqués ont en effet le désavantage de ne pas être représentatifs des dynamiques du système productif.

« Dès avant 1914, la littérature des économistes spatiaux anglo-saxons et même la

production de Vidal de La Blache se sont interrogées sur les apports des compétences, des ressources, des aménités, des externalités fournies par un territoire et qui ne figurent ni dans le bilan comptable d'une entreprise, ni dans la comptabilité nationale. La célèbre phrase d'Alfred Marshall, « les secrets de l'industrie sont dans l'air que l'on respire », interpelle les limites de la pensée quantitative et des aspects purement rationnels. Elle invite à réfléchir à l'enrobage

qualitatif des districts productifs. » (Woessner, 2014). Cette interdépendance

transparait dans l’article de Marchesnay et Morvan de 1979, dans lequel ils expliquent que le système productif s’est profondément modifié depuis la fin des années 1960 par la complexification de filières hautement technologiques et

l’intensification du capital avec la construction de grands ensembles financiers et de

conglomérats multinationaux, conduisant à une forte interdépendance entre filières.

Ces mutations du système productif ont mené au constat que « les démarches

théoriques traditionnelles présentaient des insuffisances, et qu’une nouvelle

approche devait être alors recherchée. » (Marchesnay & Morvan, 1979). « Puisqu’il

n’existe pas de schémas de propagation des croissances sectorielles (par branches)

qui soient répétitifs à travers le temps, toutes les théories du secteur moteur, de la

croissance polarisée, etc., n’expliquent rien tant qu’on n’a pas dit pourquoi les effets

entrainants se modifient, ni comment les pôles changent de nature d’une période sur l’autre. » (Gillard, 1975).

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1.3. Evolution et dynamique de filière : l’apport des approches