• Aucun résultat trouvé

Une approche qui s’inscrit dans une longue histoire conceptuelle

2. L’approche économique patrimoniale

2.1. Une approche qui s’inscrit dans une longue histoire conceptuelle

A l’origine, le mot patrimoine est emprunté au latin patrimonium qui signifie «

ensemble des biens, des droits hérités du père ». Ainsi, et jusqu’à la Révolution

Française, le terme de patrimoine était rattaché aux biens individuels d’une famille ou

d’une lignée. Ce n’est qu’à partir de la Révolution que la notion de patrimoine prend

un sens collectif avec la mise à disposition de la richesse ecclésiastique au profit de la Nation. La notion de patrimoine culturel émerge également à cette période, en relation avec la construction de l’identité nationale (Babelon & Chastel, 2012). Ce n’est qu’en 1837 que la notion de patrimoine s’institutionnalise et est considérée comme « héritage commun » avec la mise en place de la première commission des monuments historiques. Le patrimoine est alors plutôt rattaché à la conservation d’œuvres artistiques et de monuments historiques publics. Ainsi cantonnée aux domaines artistiques et juridiques depuis le début du 19ième siècle, cette notion est devenue très vaste et peut être associée à des biens matériels (monuments, œuvres

d’arts) comme immatériels (savoir-faire, langages), dans le domaine industriel,

génétique, économique, rural. « Pour Guy Di Méo (2006), le patrimoine a subi un «

quintuple glissement sémantique »: le passage de la sphère privée à la sphère collective, des objets extraordinaires aux objets ordinaires, des choses matérielles aux « réalités idéelles et abstraites», des espaces restreints aux espaces plus

vastes, et des éléments uniquement artificiels aux éléments « appartenant à l’ordre

de la nature». » (Pupin, 2008). Pourtant, le patrimoine naturel apparait parallèlement

à cette même période, bien que la sauvegarde de sites naturels et les espaces protégés ait été créée dans un premier but esthétique, comme la forêt de

Fontainebleau en 1852. Mais c’est avec la loi de 1901 et la création d’une multitude

d’associations naturalistes que la notion de patrimoine naturel se développe dans un objectif de conservation et s’approprie un grand nombre d’objets et de disciplines qui les étudient, de la biodiversité à la géographie.

La notion de patrimoine n’a pris un caractère mondial qu’en 1972, s’appuyant sur les dimensions du patrimoine culturel et naturel avec le traité international de l’UNESCO, soutenu par l’UICN : «Convention et recommandations relatives à la protection du patrimoine mondial culturel et naturel» où il est stipulé que « la dégradation ou la disparition d'un bien du patrimoine culturel et naturel constitue un appauvrissement

néfaste du patrimoine de tous les peuples du monde » (UNESCO, 2015). Puis, en

81

d’innombrables groupes et communautés du monde entier ont reçues de leurs

ancêtres et transmettent à leurs descendants, souvent oralement ». Le patrimoine

peut alors être considéré comme un ensemble d’actifs matériels et immatériels voire

d’institutions transmises (Barrère et al., 2005). Selon la commission du patrimoine de l’UNESCO, il regroupe tout ce qui témoigne du passé ou ce qui a pour but d’être transmis aux générations futures. La notion de patrimoine peut être également liée à un espace donné. Selon Landel et Senil, « il s’agit de ressources spécifiques

potentiellement source de développement alternatif pour un territoire » (Landel &

Senil, 2009), mais, comme nous venons de le voir, il peut également appartenir à l’échelle mondiale dans le cadre de la Convention de l’UNESCO. Parallèlement, le patrimoine est également lié à la notion d’écologie dans le cadre d’une entité menacée de destruction et qui nécessite une gestion de conservation pour le bien des générations futures (Pupin, 2008).

Puis ce concept fait son apparition dans le domaine scientifique en étant repris conceptuellement dans plusieurs disciplines et notamment en économie. Dans un

premier temps, le patrimoine intervient dans les recherches « centrées sur la

capitalisation et les logiques marchandes individuelles. » (Cazals, 2018). Ainsi, les

économistes néoclassiques, Brigitte Desaigues et Patrick Point, sont les premiers à introduire la notion de patrimoine naturel au sein de l’économie, pour faire référence à sa multifonctionnalité et la difficulté d’en déterminer sa valeur, menant à des difficultés dans sa gestion (Barrère et al., 2005, p. 289). Puis la notion de patrimoine se développe, notamment en ce qui concerne sa construction et sa gestion, dans la recherche de compromis entre usage et préservation, plutôt que dans une

perspective d’accumulation. « Plusieurs ouvrages témoignent de l’intérêt d’un

nombre croissant de disciplines pour la notion de patrimoine : Patrimoine en folie

(Jeudy, 1990), L’alchimie du patrimoine (Lamy, 1996), Campagne de tous nos désirs (Marchenay et al., 2000), Patrimonialiser la nature tropicale (Cormier-salem,

2002), Réinventer le patrimoine (Barrère et al., 2005).” (Pupin 2008). Ainsi une

approche patrimoniale s’est construite autour de 1970 et 1980 au sein du Ministère

de l’agriculture et notamment par l’intermédiaire de Patrice Bertier. « La naissance de cette approche est décrite par certains de ses acteurs dans : Le Patrimoine du Futur, approche pour une gestion patrimoniale des ressources naturelles (Montgolfier et Natali, 1987), par Henry Ollagnon dans sa thèse (1998) et par le recueil du témoignage de certains de ses protagonistes dans le rapport de recherche : La «

concertation dans l’environnement », ou le besoin de recourir à la recherche en

science sociale (La Branche et Warin, 2006). » (Pupin 2008).

Une nouvelle impulsion est donnée à l’approche économique du patrimoine au début des années 2000. Après un premier travail collectif cherchant à construire une approche patrimoniale en économie [Barrère, C., Barthélémy D., Nieddu M., Vivien F-D. (sous la dir. de), (2004)], puis un premier numéro spécial d'Economie Appliquée consacré à l'économie du patrimoine (2007), un deuxième numéro spécial a eu pour objectif de faire le point sur la pertinence d'un programme de recherche faisant du patrimoine un objet et un instrument d'analyse économique spécifique. Ces auteurs insistent, en effet, sur le fait qu’en économie, la notion de patrimoine a longtemps été assimilée à celle du capital ; une assimilation qui a mené à bien des erreurs lorsqu’il s’est agi d’analyser économiquement les caractéristiques patrimoniales d’un objet. « On se trouve ainsi devant le constat d’un mode de théorisation qui prend de fait l’allure d’une dénaturation, et qui consiste à nier la spécificité patrimoniale à chaque

82 Un des exemples les plus parlants de ces difficultés analytiques est attaché à la nature : assimiler le patrimoine naturel à un capital ne permet pas d’en saisir toutes les nuances, a fortiori lorsque l’on s’attarde sur sa gestion.

Tandis que la gestion du capital fait appel à une logique d’accumulation, celle du

patrimoine, notamment collectif, repose sur l’interdépendance de la logique de

conservation et celle de la production. La patrimonialisation s’inscrit donc dans une démarche de compromis ou conciliation, dont l’objectif est de surmonter le paradoxe entre usage et protection d’une ressource, au niveau d’un territoire donné et par rapport aux acteurs qui s’y rattachent. « Régler en même temps l’usage et la transmission, choisir ce que l’on veut transmettre mais préserver aussi une capacité de choix ultérieur, nous reconnaissons dans ces attributs, l’asymétrie, l’ambivalence

et la gageur paradoxale de la relation au patrimoine » (Godard, 1990). La notion de

patrimoine et celle du capital font donc l’objet de deux logiques de gestion bien

différentes, comme le note Barel, « L’on ne gère pas un patrimoine exactement de la

même manière que l’on gère un capital. On gère un capital pour l’accroître, on gère

un patrimoine pour le transmettre» (Barel, 1984).

L’analyse stratégique des firmes, dont l’objectif est d’acquérir ou de maintenir une position dominante sur le marché, met l’accent sur le rôle des interactions entre

firmes installées et nouveaux entrants, notamment à travers les « commitments » ou

formes irréversibles d’engagements. Les analyses des stratégies d’acteurs de l’économie industrielle se sont concentrées sur la compétition technologique, les barrières à l’entrée basées sur la théorie des jeux, mais le caractère statique de ces analyses et le fait qu’elles intègrent comme hypothèse que « les firmes ont un

comportement d’optimisation et obéissent au principe de rationalité intrinsèque au

sens de H. Simon 1976 » les empêchent d’évaluer correctement le réel et de délivrer

de solides possibilités de prospective. D’où, l’importance selon Gaffard, de recourir à

des analyses dynamiques qui « s’inscrivent dans un contexte de rationalité limitée ».

(Gaffard 1990, p. 157). L'étude de la gestion et de la valorisation des héritages productifs d’acteurs économiques aide à mieux comprendre les différentes trajectoires des filières impliquées dans un environnement changeant. « Où ce qui

est décidé aujourd’hui dépend de ce qui s’est passé hier et commande ce qui se

passera demain » (Gaffard 1990 :p152). Le patrimoine a été conçu dans cette

optique comme le résultat de stratégies de patrimonialisation, d'où l'accent mis sur les jeux d'acteurs (Christian Barrère & Martino Nieddu, 2014) [Barrère C. (2000, 2001), Barthélémy D., Nieddu M. et Vivien F.D. (2004)]. Pour caractériser ces stratégies, en intégrant des contradictions parfois radicales entre acteurs, l’analyse des trajectoires passées, de la dépendance au sentier et des visions des futurs permet de décrire les différentes perspectives imaginées par les acteurs de la filière. Ainsi , le patrimoine peut être défini comme un « ensemble, attaché à un titulaire (individu ou groupe) et exprimant des composants de sa spécificité [donc de son

identité, NdA], ensemble historiquement institué d’avoirs, construits et non construits,

transmis par le passé, avoirs qui peuvent être des actifs matériels, des actifs

immatériels ou des institutions» (Barrère, 2007).

La particularité de l’approche économique patrimoniale est aussi de cadrer l’analyse

dans une sphère spatio-temporelle multi-niveaux (Barrère et al., 2005, p. 7). Entre passé, présent et futur, l’approche patrimoniale s’intéresse à chacune de ses trois temporalités qu’elle ancre dans un espace particulier. « Parler de patrimoine c’est

introduire une référence à une inscription des individus dans une lignée, dans une

histoire qui relie le passé au présent et au futur ; c’est en même temps spécifier un

83

diverses communautés patrimoniales concernées » (Barrère, Barthelemy, Nieddu, &

Vivien, 2005). Ainsi, la considération du temps long et de la notion d’espace qui « conduit à revoir l’allocation des biens et l’organisation des acteurs économiques » (Lemarié-Boutry, 2016) est au cœur de l’approche patrimoniale.

Cette temporalité spécifique conditionne l’orientation de l’action collective marquée par l’incertitude. « Il y a bien ici une rationalité de l’action, mais elle est influencée par

les anticipations du futur » (Chavance, 2007). Cette vision du futur correspond au

concept de futurité développé au sein l’économie institutionnaliste de J. Commons. « Cette futurité n’est pas la vraie réalité future mais une projection dans un futur tel qu’il se présente actuellement pour les acteurs agissants, c’est-à-dire un ensemble d’objectifs et de règles opérantes de conduite présentement envisageables et relativement sûres pour les acteurs » (Gislain, 2002). Pour Godard (1993), c’est bien aussi ce qui différencie une approche économique par les patrimoines des approches économiques standards. Le patrimoine représente une forme de prise de

pouvoir sur le futur. « Un patrimoine est un bien susceptible, moyennant une gestion

adéquate, de conserver dans le futur des potentialités d’adaptation à des usages non

prévisibles dans le présent. » (de Montgolfier, 1990). La notion de patrimoine permet

ainsi de laisser un certain degré de liberté par rapport à l’usage ou à la valeur que

l’on donne à un bien, qu’il soit marchand, afin d’anticiper son évolution à travers le temps. Il s’agit également de relever les régularités de formes institutionnelles, de confronter les « futurités » des différents acteurs et d’en décrypter les possibles dualités entre les temporalités individuelles ou collectives. « L’horizon temporel d’un individu ne coïncide pas avec celui d’un collectif. En outre, la non-synchronicité des divers facteurs à l’œuvre, qu’ils soient socio-culturels (régime de travail, développement social, rapports entre générations, pratiques habitantes…) ou naturels (ressources environnementales, écologie des systèmes sociaux, etc.) différencie de façon non homothétique ces horizons, d’où un défi aux compromis institutionnalisés en vigueur. » (Chanteau et al., 2016).

Les conceptualisations du temps en science sont traditionnellement cadrées, voire

intrinsèquement liées à l’espace. « Le temps a été de plus en plus traité en termes

de flux, de rythmes par rapport à des modes d’organisation de l’espace » (Jeudy, 1990). « L’histoire et le temps long jouent un rôle décisif sur l’espace : ils président à

la construction des ressources et de leur spécificité. Cette dernière constitue un

centre d’intérêt croissant pour le développement économique et l’aménagement du

territoire : elle représente une source de différenciation des territoires et des produits

associés. » (François, Hirczak, & Senil, 2006). Ainsi, l’autre dimension omniprésente

dans l’approche patrimoniale est-elle reliée au territoire. «Il existe une

incontestable parenté entre les concepts de patrimoine et de territoire.» (Di

Méo, 1996).

Le territoire/patrimoine se définit en fonction de plusieurs conditions. « L’enjeu des

stratégies de développement des territoires est donc essentiellement de saisir ces

conditions et de rechercher ce qui constituerait le potentiel identifiable d’un territoire que l’on pourra désigner aussi par la notion de patrimoine (Hirczak et al., 2005) » cité par (François et al., 2006). Le territoire dans l’approche patrimoniale ne se définit donc pas forcément par rapport à un découpage administratif d’un espace donné ou à une entité naturelle. Le territoire est une construction sociale à travers le temps ou à travers une activité économique, qui « ne se définit pas a priori par des normes extérieures, il est une émergence qui correspond à une co-construction par ses

habitants, en fonction de leurs réalités quotidiennes. » (Pupin, 2008) « Considérant

84

que le patrimoine productif collectif d’un territoire est composé de ressources libres, produites ou non, perdurant ou s’enrichissant au cours du processus productif. » (Billaudot, 2005).

Les recherches sur les filières et territoires littoraux menées par Cazals, Dachary et Lemarié (Cazals, Dachary-Bernard, & Lemarié, 2015) inscrivent les logiques patrimoniales dans une perspective d’analyse conventionnaliste. Toutefois,

contrairement à l’économie des conventions, qui représente un « programme

généraliste qui a la prétention d’une vision globale de l’économie » (Eymard-Duvernay, 2006) (cité par Cazals 2018), « [l]’approche patrimoniale ne se veut pas une approche globale de l’économie. Elle ne s’intéresse qu’à certaines réalités dont les effets peuvent concerner l’ensemble de l’économie et, au-delà, de la société. » (Barrère & Nieddu, 2014). Ces recherches sur les filières et territoires littoraux distinguent 4 types de patrimoines spécifiques - universel, collectif, domestique ou

marchand – comme autant de « ressources qui 1) sont recherchées pour leur valeur

collective, 2) doivent être partagées pour exister, 3) être considérées en tant que

patrimoines pour justifier l’effort de les préserver, dans les phases d’incertitude sur

leur capacité à produire des objets nouveaux à des conditions de marché

acceptables » (Martino Nieddu et al., 2010). Au sein d’une logique de filière, un

patrimoine n’est donc pas forcément donné mais peu également faire l’objet d’une

construction appelée « patrimonialisation » dans l’article de Sergent et Cazals

(Cazals & Sergent, 2009). Cette construction questionne également l’identification et la gestion du dit patrimoine dans une perspective de maintien de ce patrimoine dans le futur (Landel, 2007). « La trajectoire d’un patrimoine n’est donc pas linéaire : il est le résultat d’une appropriation qui s’incarne dans un processus de déconstruction et

de reconstructions successives. » (Lemarié-Boutry, 2016).

Le concept de patrimoine, résultant des liens entre acteurs d’une famille, d’un groupe, d’une firme, d’un secteur économique ou d’un territoire, articule intérêts individuels et intérêt collectifs, logiques d’usage et de préservation de la matière

première. Cette grille d’analyse permet d’étudier les « processus

d’institutionnalisation à l’œuvre à l’échelle industrielle » (Cazals, 2018), dans les

domaines de l’agriculture française (Martino Nieddu, 2006), du foncier viticole

bordelais (Lemarié-Boutry, 2016), de nouvelles pratiques environnementales dans les domaines de l’aquaculture et de l’ostréiculture (Cazals, 2018; Rivaud & Cazals, 2012), de la chimie verte (Martino Nieddu et al., 2010) et de la bioéconomie (Béfort, 2016).

Dans ces travaux, trois types de patrimoines sont mobilisés (Voir Figure 14) :

o Le patrimoine privé dans une logique dominante d’accumulation de biens

individuels, familiaux ou entrepreneuriale.

o Le patrimoine commun faisant intervenir les grandes instances

internationales dans l’optique de conservation de ressources dans l’intérêt du bien commun

o Le patrimoine collectif est le compromis entre les logiques de production et

de conservation des ressources dans un espace-temps donné. Ce type de patrimoine est largement influencé par la nature des relations entre les acteurs impliqués dans sa gestion ainsi que par les valeurs identitaires que ceux-ci souhaitent promouvoir.

85

Figure 14 : L’analyse patrimoniale (Cazals et Rivaud 2014)

Pour notre cadre d’analyse, ce sont bien ces thématiques principales - les dimensions spatio-temporelles et les interrelations - qui vont nous permettent de tracer le fil rouge de notre grille d’analyse construite autour de l’approche

patrimoniale. Il ne s’agit pas pour nous de développer un modèle qui permettrait de

généraliser une réflexion sur la structure de la filière, mais bien de faire ressortir les spécificités relatives aux dimensions qui ont été évoquées (temporalités, rapports sociaux et territoire), et la subtilité des raisons pour lesquelles elles se développent, s’expriment, ou non, selon les cas considérés.

2.2. La construction des patrimoines productifs