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Chapitre 2. Pôle théorique : un cadre d’analyse sociologique féministe

2.3. Conceptualisations du travail et de ses divisions

2.3.3. Le travail comme enjeu principal des rapports sociaux (de sexe)

Jusqu’aux années 1960, l’étude sociologique du travail et de sa division – tout comme les sciences sociales de manière générale – se caractérise globalement par son aveuglement aux rapports sociaux de sexe (Chabaud-Rychter, Descoutures, Devreux et Varikas, 2010b; Galerand et Kergoat, 2014b). Bien que généralement reconnue comme étant tributaire de rapports de pouvoir, de représentations idéologiques et de règles morales par les pères fondateurs de la sociologie classique (Javeau, s. d.), la division du travail « se pense au masculin » (Chabaud- Rychter et al., 2010a, p. 9). En affirmant que « le travail est un commun dénominateur et une condition de toute vie humaine en société » (Friedmann, 1961, cité dans Galerand et Kergoat, 2014b, p. 9), la sociologie française du travail fournit la prémisse sur laquelle les études féministes françaises forgeront leurs ruptures épistémologiques et de nouvelles manières de poser les questions sur le travail (Galerand et Kergoat, 2014b). Il n’en demeure pas moins que les rapports sociaux de sexe à proprement dit ne sont pas pensés (Lallement, 2010). Portant majoritairement sur le travail industriel, cette sociologie française pense le travail « autour de la figure de l’homme – ouvrier qualifié – travaillant dans la métallurgie – blanc hétérosexuel » (Galerand et Kergoat, 2014b, par. 10). Dans cette perspective, les travailleuses d’usine sont « englobées dans le masculin-neutre » (Galerand et Kergoat, 2014b, par. 10).

Du côté de la sociologie angloétatsunienne des professions, « la tendance à penser les relations sociales en se centrant sur les seuls mâles humains est renforcée par l’étude empirique de certaines professions prestigieuses, comme la médecine » (Tripier, 2010, p. 220). L’aveuglement aux rapports sociaux de sexe et, plus spécifiquement, à la « division sexuelle du travail » (Kergoat, 2012) est notamment manifeste à la lecture des essais de Everett C. Hugues61

61 Dans un ouvrage proposant une réflexion critique sur la prise en compte des questions de genre parmi

les fondamentaux de la sociologie, Tripier (2010) postule que l’absence de prise en compte de la question du genre par Hughes s’explique par deux ordres de raison liés. Le premier est d’ordre factuel : la faculté de médecine où il mène principalement ses travaux est composé à majorité par des étudiants masculins. Le deuxième est d’ordre cognitif : Hughes ne produit pas de théorie abstraite, contextualisant l’interprétation des données. Cet angle mort fait également écho à la critique formulée par les perspectives néo-marxistes et néo-wébériennes de la sociologie des professions aux sociologues interactionnistes, ainsi que par Hughes lui-même qui reprochera, a posteriori, « à ses propres recherches sur les métiers d’avoir trop négligé ce travail de contextualisation et d’avoir davantage développé des analyses internes [à l’unité étudiée] » (Chapoulie, 1996b, p. 53).

portant sur la division médicale du travail et sur le travail des infirmières62 (Hughes, 1996a, 1996b; Hughes, Hughes et Deutscher, 1958). Ses enquêtes sur le sale boulot et les « métiers de statut moins élevé » (Chapoulie, 1996a, p. 8) – réalisées alors que des regroupements d’infirmières étatsuniennes revendiquent un statut analogue à celui des professions63 (Chapoulie, 1996a) – ouvrent néanmoins la porte à leur prise en compte. Les extraits de deux essais s’intéressant à la redistribution des tâches ayant presque toujours cours dans les périodes de changement et d’expansion, qu’elles soient liées à l’élévation du statut d’un groupe professionnel ou encore aux progrès technologiques (Hughes, 1996a, 1996b), le montrent bien :

En étudiant cette redistribution [du travail], il faut se rappeler qu’un métier n’est pas seulement un faisceau de tâches, mais aussi un rôle social, le personnage que l’on joue dans une pièce [drama]. Quel rôle joue l’infirmière? Elle est parfois celle qui réconforte (les infirmières parlent volontiers du “bien-être physique et moral”). Elle joue parfois le rôle d’un tampon entre le médecin et le patient, ou entre les différents services techniques de l’hôpital, qui tous en même temps demandent le malheureux patient. On peut plus facilement supporter une tâche qui correspond à un « sale boulot » lorsqu’elle fait partie d’un bon rôle, c’est-à-dire d’un rôle comportant des gratifications pour le moi travailleur. Il se peut qu’une infirmière fasse certaines choses de meilleure grâce qu’une personne qui n’a pas droit à l’appellation d’infirmière, mais qui est qualifiée de « sous- professionnelle » ou de « non-professionnelle » (Hughes, 1996b, p. 72-73)

Il existera probablement toujours, dans ce système comme dans tout autre, quelqu’un dont le rôle sera de prendre les décisions ultimes, avec tous les risques que cela comporte et toutes les protections que cela exige. C’est actuellement le rôle du médecin. […] Il y aura probablement toujours dans le système une position complémentaire, du type « bras droit »; cette position est subordonnée à la précédente, mais elle suppose implicitement que celui qui l’occupe outrepasse les limites de son autorité afin de protéger les intérêts de toutes les personnes concernées. Telle est la position de l’infirmière. En l’absence du docteur, elle peut faire une chose indispensable qui devrait recevoir son approbation, et qui la recevra à son retour. Elle est le bras droit du médecin, même, et peut-être surtout, en son absence64. L’infirmière allume aussi parfois les chaudières, répare la plomberie, et accomplit donc la tâche de personnes subordonnées ou extérieures à la hiérarchie des

62 Cette profession est désignée au féminin dans la traduction de Chapoulie (1996a).

63 Son essai Pour étudier le travail d’infirmière (« Studying the Nurse's Work ») est vraisemblablement

issu « d’une communication à un congrès de l’Association des Infirmières américaines » (Note de la traduction, Hughes, 1996b, p. 69). Hughes (1996b) s’y positionne comme observateur extérieur, lequel « peut seulement leur proposer les pistes de recherche que lui suggèrent ses constatations antérieures sur d’autres métiers. Les données de base concernant les soins infirmiers viendront en définitive des seules personnes qui détiennent l’information par expérience, autrement dit les infirmières elles- mêmes » (p. 69-70). Ce commentaire semble indiquer qu’au moment d’écrire ce texte, il n’aurait pas encore effectué de terrain à proprement parler sur le travail des infirmières. Ce sera cependant fait plus tard (voir Hughes et al. (1958)).

rôles médicaux. Cela ne lui plaît pas, mais elle le fait. Sa place dans la division du travail consiste essentiellement à prendre la responsabilité de faire ce qui est nécessaire (qu’elle qu’en soit la nature) et qui risquerait de ne pas être fait. Les infirmières n’apprécieraient pas cette définition, mais d’ordinaire elles s’y conforment dans leurs activités. Si nous considérions plusieurs systèmes de travail dans le domaine des services, je crois que nous pourrions dégager une série de rôles ou de positions susceptibles d’être décrits de manière analogue […] [je souligne] (Hughes, 1996b, p. 65- 66).

La hiérarchie de rôles exposée par Hughes (1996b) depuis sa position d’observateur externe rend visible la division sexuelle du travail entre les médecins – une profession alors largement masculine – et les infirmières, qui constituent un « exemple type de métier féminin » (Kergoat, 2010, p. 66). La configuration sexuée du travail ressort également, et excède le seul travail médical, quand il évoque la possibilité de repérer des systèmes de travail analogue dans le domaine des services. Bien qu’elle révèle la division du travail interne à l’unité étudiée, cette perspective interactionniste ne confère pas la possibilité de prendre en compte les rapports sociaux de sexe ni – dans d’autres essais s’y intéressant – les rapports sociaux de race.

Les contraintes théoriques et méthodologiques à prendre en compte la réalité des pratiques sociales des femmes « confluèrent avec le “ras-le-bol” du mouvement féministe, ras-le-bol que les femmes soient assignées à un travail gratuit et invisible, le travail domestique » (Galerand et Kergoat, 2014b, par. 13). Un débat est ouvert par les féministes sur la nature du travail domestique : « est-il un « vrai » travail et dans ce cas comment le théoriser ? » (Galerand et Kergoat, 2014b, par. 7). Dès le début des années 1970, le mouvement et courant de pensée féministe du « salaire au travail ménager » propose une définition extensive du concept de travail domestique ou ménager qui englobe « l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite » (Toupin, 2016, p. 182).

Pour ces féministes marxistes, il s’agit d’un travail de reproduction sociale : « qui consiste à fournir à la société des gens qui peuvent fonctionner jour après jour [afin de faire fonctionner le système], soit produire, reproduire, renouveler et restaurer la force de travail des individus » (Toupin, 2016, p. 182). Ce travail est nécessaire à la production du travailleur salarié, fournissant gratuitement65 au système économique capitaliste une main-d’œuvre prête à l’emploi : « les

65 Comme l’explique Toupin (2016), « le patron bénéficie, de ce fait, de la force de travail de deux

personnes pour le prix d’une seule. Une formidable prime, une formidable source de plus-value! Camouflé sous le couvert du “service personnel”, ce travail gratuit constitue en réalité une formidable

femmes, par leur travail, sont donc le pivot de l’“autre usine”, l’usine “sociale”, située à côté de l’usine “économique”, et cachée par cette dernière » (Toupin, 2016, p. 183).

Ce courant jette les bases théoriques de la reconnaissance du travail invisible des femmes et, plus largement, du travail de reproduction sociale (Toupin, 1998, 2016). Il met en question les contours de la division sociale du travail : « jusque-là pensée autour du prétendu seul travail productif méritant salaire [ils] devaient être révisés, étendus à l’ensemble du travail socialement fourni, quelles qu’en soient les formes » (Galerand et Kergoat, 2013, p. 45). S’inscrivant en définitive dans le prolongement de son sens sociologique premier, le concept de travail « désigne dès lors toutes les activités humaines de production du vivre en société » (Galerand et Kergoat, 2014b, p. 6). Il s’agit d’un tournant majeur de la théorie féministe du travail.

À partir de cette conception extensive du travail comme « production du vivre en société », les féministes matérialistes ont entrepris « d’expliquer sociologiquement les rapports dissymétriques des hommes et des femmes au travail domestique et salarié » (Galerand et Kergoat, 2013, p. 45). Prolongeant tout en transformant la théorie marxiste, Kergoat (2010) théorise le travail comme étant l’enjeu principal des rapports sociaux de sexe66 :

En empruntant le concept de « rapport social », il s’agit d’envisager les catégories d’hommes et de femmes comme les produits de rapports de force proprement historiques, c’est-à-dire toujours vivants, qui se reconfigurent, se jouent et se rejouent en permanence et qui se déplacent dans l’espace et dans le temps, en fonction des pratiques concrètes et en particulier en fonction de la division du travail concret (prescrit et réel ; visible et invisible ; payé et gratuit) » (Galerand et Kergoat, 2014a, par. 24).

Dans cette perspective, la problématique de la division sexuelle du travail consiste à appréhender les rapports de pouvoir qui produisent des hommes et des femmes en termes de rapports sociaux. Comme les rapports sociaux sont invisibles, c’est à partir du travail qu’ils peuvent être observés (Kergoat, 2005).

extorsion pratiquée sur le dos des femmes. Et cette exploitation “a été d’autant plus réussie qu’elle a été dissimulée, mystifiée par l’absence d’un salaire” (Dalla Costa 1973 : 54-55) et naturalisée » (p. 182- 183).

66 Ce statut d’enjeu principal est partagé : « deux enjeux existent qui sont fondamentaux selon les sociétés

et la période considérée : la procréation (le contrôle de la procréation) et le travail (la division du travail entre les sexes) » (Kergoat, 2005, p. 96).

Comme l’illustre l’œuvre de Danièle Kergoat (2012), « les ouvrières ne sont pas seulement plus exploités et plus opprimées, elles le sont différemment » (p. 17). Cette affirmation – reformulée par l’expression « travailleuse n’est pas le féminin de travailleur » (Galerand et Kergoat, 2014b, par. 12) – rend visible deux principes organisateurs de la division du travail : la séparation et la hiérarchisation (Kergoat, 2005, 2010). Cette forme de division sociale se caractérise ainsi par « l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive67 [1] ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur ajoutée (politiques, religieuses, militaires, etc.) [2] (Kergoat, 2010, p. 64). Cela revient à dire qu’il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes (principe de séparation) et que les premiers ont davantage de valeur que les seconds (principe hiérarchique).

Dans un article sur la subversion des rapports sociaux de sexe, Kergoat (2010) exemplifie les principes organisant la division du travail en prenant appui sur la controverse sociologique entre les concepts de qualification et de compétence. Elle montre que l’idée de qualification s’inscrit dans la continuité de celle de travail salarié, lui-même « pensé de façon coextensive à celui de la virilité » (Kergoat, 2010, p. 65-66). La proximité des catégories traditionnelles de la pensée sociale et politique institue « une continuité entre groupe des hommes/travail/qualification/virilité » (Kergoat, 2010, p. 66). Le groupe social des femmes se constitue par rapport à ce référent, ce qui complexifie grandement leur capacité à « s’auto- définir et se donner à voir, individuellement et collectivement, comme “qualifiées” » (Kergoat, 2010, p. 66).

La difficulté à être reconnu collectivement comme étant qualifiée est encore plus grande pour les professions massivement féminisées, comme l’enseignement. Dans ces professions, on requiert généralement aux travailleuses et travailleurs « des qualités plutôt [que] des qualifications ; et des rôles qui renvoient de plus à des qualités individuelles, à la personne de la travailleuse » (Kergoat, 2010, p. 69).

Or, plus un travail « est l’effet de capacités que l’on peut appeler naturelles, moins il est qualifié » (Kergoat, 2010, p. 66). Les capacités dites naturelles ne se voient par ailleurs pas

67 Dans le sens extensif de la reproduction sociale, tel qu’esquissé précédemment à partir des travaux de

attribuer la même valeur sociale selon les sexes : « les unes sont valorisées (le sens de la compétition, l’agressivité, la volonté de pouvoir, la force physique…) beaucoup plus que les autres (le sens relationnel, la douceur, l’“instinct” maternel, le dévouement, la minutie…) » (Kergoat, 2010, p. 66). Le raisonnement déployé par Kergoat (2010) rend visible une construction différenciée et hiérarchisée où les capacités des femmes sont naturalisées68 :

la qualification masculine, individuelle et collective, est construite socialement ; les qualités féminines renvoient à l’individu ou au genre féminin (ou plutôt au genre tel qu’il s’incarne dans chaque individu), et sont acquises par un apprentissage vécu à tort comme individuel car fait dans la sphère dite du privé ; de ce fait, elles ne sont pas valorisées socialement (p. 66).

Dans le cas des professions massivement féminisées et historiquement constituées comme des vocations69, la revendication d’une profession se situant dans le strict champ du rapport salarial passe dès lors par un véritable « désapprentissage » opérant successivement les ruptures suivantes : « négation de la vocation, séparation nette “vie privée” / vie professionnelle, séparation entre rôle féminin et rôle professionnel » (Kergoat, 2010, p. 71). Rappelant les perspectives marxistes et néowébériennes de la sociologie des professions présentées à la section 2.3.1, Kergoat (2010) soutient que ce n’est qu’en instaurant collectivement un rapport de force que les rapports sociaux de sexe pourront être déplacés et subvertis et que des capacités naturalisées – comme la dimension relationnelle – pourront être construites individuellement et collectivement comme une qualification.