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Chapitre 3. Problématisation : tourner le regard vers l’institution éducative et le travail

3.1. Recension critique des écrits sur l’insertion professionnelle des enseignant·es

3.1.2. Une construction essentialisante des enseignant·es immigrants et de leur travail

de leur travail

Le corpus d’écrits analysé porte sur plusieurs groupes d’une catégorie sociale pouvant être appelée, de manière générique, les « enseignant·es immigrants ». Une partie des recherches cible plus particulièrement les personnes ayant immigré récemment – généralement depuis 10 ans ou moins – et d’autres des enseignant·es ayant acquis leur qualification à l’extérieur du Canada. La plupart des recherches s’intéressent aux enseignant·es dans leurs premières années en emploi, mais certaines portent plus spécifiquement sur les étudiant·es inscrits dans un programme de formation à l’enseignement (initiale ou de mise à niveau). Les personnes rencontrées enseignent des disciplines variées, tant au préscolaire/primaire qu’au secondaire. Comme le soulignent McAndrew, Bakhshaei et Ledent (2013b), le choix des concepts et les liens entre le langage et la pensée qu’ils engagent sont particulièrement importants « dans un domaine comme celui de l’immigration et des rapports ethniques, qui mettent en jeu des réalités mouvantes et complexes, qui suscitent de nombreux débats, mais qui sont également

susceptibles d’être instrumentalisés, entre autres à des fins politiques » (p. 1). Une bonne compréhension de ces concepts, de leurs nuances et de leurs différentes significations, tant juridico-politiques que courantes, est essentielle afin d’éviter des contresens ou des utilisations abusives des données statistiques ou de recherche. Dans le langage courant, le concept d’immigrant désigne les personnes ayant vécu la migration, aussi appelées immigrants de première génération (McAndrew et al., 2013b). Au niveau politico-juridique, ces mêmes personnes sont plutôt désignées par l’expression personnes immigrées; l’emploi du concept personnes immigrantes étant restreint aux résidents permanents n’ayant pas acquis le statut de citoyen (McAndrew et al., 2013b).

Dans le corpus analysé, les concepts sur l’immigration sont plutôt utilisés de manière descriptive. Bien que les termes associés à l’immigration soient employés dans toutes les recherches, peu d’entre elles traitent en profondeur du parcours migratoire de ces enseignant·es, soit les « processus qui croisent l’espace et le temps en cours de migration » (Rachédi et Vatz Laaroussi, 2016, p. 70). Quelques chercheur·es y recourent de manière parcellaire afin d’interpréter certaines représentations de ces enseignant·es, comme l’importance accordée à la stabilité d’emploi au regard de la précarité financière fréquemment vécue au moment de l’immigration et de la centralité de l’emploi pour la réussite du projet migratoire de la famille (Grégoire-Labrecque, 2014; Niyubahwe et al., 2014). Certains chercheur·es font par ailleurs un usage inconstant, maladroit ou négligeant de certains concepts, sans considérer leur incidence sur l’orientation de la recherche ou sur les constats formulés. Des constats provenant de différents documents recensés sont parfois juxtaposés les uns aux autres sans égard aux caractéristiques des participant·es ou des personnes concernées, parfois difficilement comparables. Il est par exemple nécessaire de distinguer les difficultés pouvant être rencontrées par les enseignant·es d’immigration récente – comme faire reconnaître des qualifications ou de l’expérience acquises à l’étranger –, de celles vécues par les enseignant·es de groupes racisés nés et scolarisés au pays.

L’usage descriptif des concepts migratoires et le recours marginal à la complexité du parcours migratoire traduit dans l’ensemble une « vision essentialiste qui met l’accent sur une définition figée de la culture de l’immigrant en tentant de le catégoriser selon des caractéristiques “objectives” liées à ses supposés comportements, modes de vie, pratiques et coutumes »

(Rachédi et Vatz Laaroussi, 2016, p. 71). Ce cadre d’interprétation essentialisant transparait notamment dans la construction fréquente dans les écrits d’un groupe homogène des enseignant·es immigrants, en dépit de la grande diversité de parcours et d’expérience des enseignant·es participant aux recherches −pays d’origine, âge, sexe, niveau de scolarité, formations et emplois antérieurs, années d’expérience dans le milieu éducatif, statut d’immigration, etc. Ce cadre essentialisant tend à se concrétiser dans une interprétation qui les homogénéise comme un seul groupe partageant une même culture étrangère.

Si des distinctions sont introduites par les chercheur·es, elles reproduisent souvent des hiérarchies raciales entre les enseignant·es immigrants sur la base d’une proximité culturelle présumée avec l’Occident. Niyubahwe et al. (2014) soulignent par exemple que les enseignant·es européens s’adaptent plus facilement à la société québécoise. Ces chercheures l’expliquent par un écart culturel réduit pour ces enseignant·es, en comparaison avec des enseignant·es originaires d’autres continents84. Elles soutiennent que cet écart peut aussi être amoindri pour les enseignant·es ayant une connaissance plus approfondie du « mode de vie occidental », par exemple en raison d’un voyage ou d’un séjour au Québec ou dans un autre pays occidental. Leur analyse suggère donc une modulation des déficits des enseignant·es immigrants selon leur degré d’« occidentalité ». Il s’agit d’un exemple parmi d’autres montrant comment les formes contemporaines des rapports sociaux de race se cachent dans les catégories sociales associées à l’immigration étant utilisées dans les recherches sur l’insertion professionnelle du personnel enseignant.

Le travail des enseignant·es immigrants est également analysé à partir d’un cadre d’interprétation essentialisant, faisant en sorte que les difficultés relatives à leur insertion professionnelle sont largement expliquées par des déficits professionnels culturels85. Ce cadre interprétatif est mobilisé afin d’analyser le travail des enseignant·es immigrants et en particulier ce qui est jugé problématique dans celui-ci, concernant principalement l’aspect relationnel et leur pédagogie. Des représentations traditionnelles de l’éducation et du travail enseignant,

84 Dans leur recherche, deux enseignant·es débutants sont originaires de l’Europe de l’Est. Les autres

viennent de l’Afrique (8), de l’Amérique du Sud (2) et des Caraïbes (1).

85 Les théories du déficit culturel ont notamment été utilisées en sociologie de l’éducation afin

d’expliquer les inégalités scolaires à partir du bagage jugé déficitaire de certains enfants, notamment immigrants (Farmer et Heller, 2008).

éloignées ou en opposition avec celles valorisées dans le pays d’immigration, leur sont souvent attribuées en ce qui a trait par exemple au rapport enseignant-élève ou au paradigme de l’apprentissage centré sur l’élève : « or, les EMR [enseignants d’immigration récente] ont souvent une formation plus traditionnelle axée sur la discipline d’enseignement plutôt que sur la pédagogie, la pratique et le travail en collaboration » (Niyubahwe et al., 2013, p. 63). La conception traditionnelle du rôle de l’enseignant est décrite par Duchesne (2008) comme étant « celui d’un maître expert de sa matière, autoritaire et imposant le respect aux élèves, à leurs parents comme à la communauté86 » (p. 135). Leurs « repères culturels » sont alors comparés à des normes associées au groupe dominant : « ce qui paraît normal pour beaucoup de personnes au Québec, par exemple, l’individualisme, la précarité d’emploi ou le manque de respect de l’autorité de la part des élèves, peut être vécu subjectivement comme un problème important pour des enseignants de migration récente » (Niyubahwe et al., 2014, p. 25).

Des représentations essentialisantes des enseignant·es immigrants émanent aussi lorsque les chercheurs donnent la parole à d’autres acteurs du milieu scolaire. Dans la recherche de Morrissette et al. (2016) par exemple, les personnes impliquées dans l’intégration des enseignants formés à l’étranger soutiennent la nécessité d’« un recadrage interprétatif [...] pour [que ces enseignants] en viennent à interagir avec plus de compétence et de souplesse dans les écoles » (p. 22). Ce « recadrage » renvoie plus largement dans les écrits à l’accent particulier mis sur le processus individuel d’adaptation professionnelle inhérent à leur nouvelle carrière ou, en d’autres termes, à ce que les enseignant·es immigrants doivent entreprendre (seuls ou avec de l’aide) afin de répondre, voire de correspondre, à ce qui est attendu par le milieu scolaire dans lequel ils s’insèrent.

Ce discours sous-entend que ces enseignant·es arrivent dans le milieu scolaire avec des savoirs ou des compétences déficitaires, à l’instar de leurs collègues « non immigrants » qui débutent leur carrière. Ce cadre d’interprétation essentialisant est à resituer parmi ceux, individualisant et déficitaire, caractérisant plus globalement les écrits sur l’insertion professionnelle en enseignement. À l’instar de leurs collègues « non immigrants » débutant leur carrière, les

86 Duchesne (2008) précise toutefois que les personnes ayant des expériences en enseignement ont

généralement des conceptions moins traditionnelles, introduisant des différences pour les « professionnels » de l’enseignement.

enseignant·es immigrants sont dépeints dans les écrits comme arrivant dans le milieu scolaire avec des compétences et des conceptions déficitaires. Les recherches insistent sur ce qui « manque » à ces enseignant·es et les manières de le combler, surexposant les dimensions psychologiques et (inter)personnelles de l’insertion professionnelle aux dépens de celles relatives au contexte et aux structures du travail.

Contrairement aux déficits des enseignant·es « en général », ceux des enseignant·es immigrants sont souvent attribués, de près ou de loin, aux différences dans les représentations culturelles susmentionnées. La métaphore du « choc de la réalité », amplement utilisée pour décrire l’une des étapes de l’insertion professionnelle en enseignement, se mute dès lors en quelque chose s’apparentant davantage à un « choc culturel ». Comme pour les autres enseignants débutants, la littérature montre que la phase « de survie » résultant de ce choc peut être surmontée, que ce soit par un cursus de formation supplémentaire ou un accompagnement par des mentors formels ou informels (Morrissette et al., 2016).

En somme, les aspects problématiques de leur travail correspondent assez étroitement aux grandes composantes du modèle individualisant de la professionnalité enseignante évoqué précédemment. Ce qui est le plus souvent reproché aux enseignant·es immigrants est globalement d’être en porte-à-faux avec ce modèle dominant selon lequel un enseignant « professionnel » fait preuve d’adaptation et d’autonomie dans ses pratiques, est spécialiste de l’apprentissage centré sur l’élève et travaille en collaboration (Maroy et Cattonar, 2002). À ces caractéristiques, mises en évidence dans une recherche empirique menée en Belgique, nous ajouterions que, dans le contexte québécois, un tel enseignant maîtrise et reproduit le français « standard » du Québec. En effet, la littérature sur l’insertion professionnelle met aussi en exergue des problématiques relatives à la maîtrise du français, du lexique québécois ainsi qu’à l’accent des enseignants immigrants (Niyubahwe, 2015).

3.1.3. L’occultation des rapports sociaux de race

Comme le remarque Schmidt (2010), une chercheure anglo-canadienne, peu de recherches amènent les enjeux concernant les enseignant·es immigrants au-delà de la dimension personnelle, à un niveau politique. Tel qu’exposé à la section 3.1.1, cette propension à surreprésenter les dimensions psychologiques et (inter)personnelles de l’insertion

professionnelle aux dépens de celles relatives au contexte et aux structures du travail est partagée avec les recherches optant pour le prisme de l’insertion professionnelle. En se juxtaposant aux cadres d’interprétation individualisant et déficitaire caractérisant les recherches sur l’insertion professionnelle en enseignement, le cadre d’interprétation essentialisant est susceptible d’occulter le racisme et la discrimination vécue par ces enseignants ainsi que la matérialisation des rapports sociaux de race dans l’organisation du travail.

Les cadres d’interprétation prédominant dans la littérature agissent de manière similaire au néoracisme, occultant « la dimension sociopolitique du racisme, celui-ci étant surtout compris comme résultant des relations entre individus, réduit à la sphère du privé » (Borri-Anadon, 2014, p. 13). Même quand des contraintes d’ordre structurel relativement aux difficultés vécues par les enseignant·es immigrants sont mises en lumière, elles passent par un prisme individualisant : c’est le processus individuel d’adaptation professionnelle entrepris par ces enseignant·es – avec ou sans aide du milieu – qui prédomine. Ce cadre d’interprétation individualisant tend à dissimuler les questions de racisme et de discrimination dans les écrits s’intéressant aux enseignants immigrants, d’une part en leur accordant une place marginale et d’autre part en les réduisant à leurs dimensions psychologiques et (inter)personnelles. Même lorsque les enseignant·es interviewés disent avoir vécu du racisme et de la discrimination, leur traitement dans la littérature se limite à une description d’actes et de commentaires racistes ou discriminatoires. Plusieurs exemples de ce type peuvent être repérés dans la thèse de Niyubahwe (2015; Niyubahwe et al., 2014) : une direction qui dit à une enseignante lors de leur première rencontre que son accent français n’est pas correct puisque différent du sien; un parent qui refuse de parler à un enseignant, car il est noir; un élève qui s’étonne devant toute la classe qu’un enseignant s’appelant Karim leur enseigne le français, etc. Niyubahwe (2015) relate notamment cet événement vécu par une enseignante voilée :

Latifa, une enseignante musulmane portant un voile, rapporte que la première fois qu’elle a dîné dans la salle des professeurs, ses collègues québécois ont tenu des propos désobligeants sur sa religion en sa présence. Ils ont critiqué le ramadan et la polygamie, allant jusqu’à l’affronter directement pour lui demander combien de femmes avait son mari. Elle s’est sentie jugée et rejetée dès ce moment à cause de sa religion (p. 262). Certaines expériences décrites dans les écrits pointent plus spécifiquement vers du linguicisme, une forme particulière de racisme construit à partir du marqueur de la langue et par rapport à

une norme linguistique87. Il leur est notamment reproché d’avoir une mauvaise maîtrise du français ou du lexique québécois, ou encore d’avoir « un accent » (voir notamment Niyubahwe, 2015).

L’angle mort entretenu par les cadres d’interprétation mobilisés dans les écrits sur l’insertion professionnelle du personnel enseignant immigrant ne signifie pas que les rapports sociaux de race ne structurent pas l’organisation du travail enseignant. À partir d’autres perspectives de recherche, un corpus de recherches « anglo-nord-américain »88 ont documenté, déjà depuis les années 1990, le racisme interindividuel pouvant être vécu par les enseignant·es ainsi que la division du travail pour les enseignants racisés, en termes de fonctions, de rôles, de tâches et de pouvoir en milieu scolaire (voir notamment, Bascia, 1996; Carr et Klassen, 1997; Gordon, 1994; Solomon, 1997). Quelques recherches menées à partir du prisme de l’insertion professionnelle ont par ailleurs documenté plus spécifiquement l’insertion professionnelle des enseignant·es de « minorités visibles » et noirs. Mulatris et Skogen (2012) ont plus particulièrement exploré le cheminement identitaire des étudiants des minorités visibles inscrits au programme en éducation du Campus francophone de l’Université d’Alberta. Avant que les recherches sur l’insertion professionnelle des enseignant·es immigrants prennent leur essor, la chercheure Donatille Mujawamariya a mené des travaux ayant comme objectif d’étudier les difficultés d’intégration des étudiants-maîtres des minorités visibles au secteur francophone de l’Université d’Ottawa à partir de leurs perceptions et expériences et de celles de leurs enseignants-associés et superviseurs de stages (Mujawamariya, 2000, 2002b) et, quelques années plus tard, de comprendre les conditions d'entrée des enseignants de sciences de race noire dans la profession enseignante à travers leurs propres perceptions et expériences (Mujawamariya, 2008).

Ces recherches ayant comme point focal les expériences des enseignant·es de groupes racisés ont montré que celles-ci sont globalement structurées par la marginalisation et la discrimination,

87 Ce terme renvoie aux « idéologies, structures et pratiques qui sont utilisées pour légitimer,

opérationnaliser, réguler et reproduire une division inégale du pouvoir et des ressources (à la fois matérielles et immatérielles) entre les groupes définis autour du marqueur “langue” [traduction libre] » (Skutnabb-Kangas, 1988, cité dans Armand, 2016, p. 176).

88 Ce terme désigne les travaux réalisés par les chercheur·es anglophones au Canada et les chercheur·es

anglophones aux États-Unis, présentant généralement – sur cet objet de recherche du moins – davantage de similarités théoriques que les recherches réalisées par les chercheur·es anglophones et les chercheur·es francophones au Canada.

à la fois dans le milieu scolaire et de formation (Mujawamariya, 2000, 2002b, 2008; Mulatris et Skogen, 2012). Les enseignant·es de groupes racisés sont confrontés à des préjugés, de la méfiance et du mépris de la part des acteurs du milieu scolaire et de formation et peuvent aussi vivre des « incidents critiques » attribuables à des marques physiques ou à des stigmates sociaux (Mujawamariya, 2008; Mulatris et Skogen, 2012). Ils partagent par ailleurs des expériences régulières de discrimination directe, où leurs caractéristiques « visibles » (habillement, accent, couleur de la peau, etc.) sont dénigrées et où leurs apports et leurs expériences sont dévalués (Mujawamariya, 2000). Les expériences vécues s’avèrent par ailleurs particulièrement critiques pour les personnes nées ou scolarisées au Canada (Mujawamariya, 2000). Bien que les recherches révèlent la présence du racisme dans les milieux scolaires et universitaires, le cadre d’interprétation individualisant étant ici aussi adopté limite la découverte des dimensions systémiques et institutionnelles du racisme. Dans le cadre de cette recherche, le prisme sera élargi afin de partir du point de vue d’enseignant·es de groupes racisés. Ce point de départ permettra d’explorer l’organisation des rapports sociaux, notamment de race, dans les distributions dissymétriques du travail enseignant.