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Chapitre 2. Pôle théorique : un cadre d’analyse sociologique féministe

2.3. Conceptualisations du travail et de ses divisions

2.3.1. Les professions et les divisions internes du travail

Inspirés par la pensée de Durkheim, les sociologues fonctionnalistes des professions – dont Talcott Parsons (1902-1979) – ont d’abord cherché à circonscrire les caractéristiques d’une « vraie » profession en opposition aux métiers (Dubar et al., 2015). Deux caractéristiques font généralement consensus (Bourdoncle, 1991, 1993). D’une part, les savoirs sur lesquels se fonde une profession sont rationalisés, autonomisés ainsi que créés, transmis et conservés à l'université. D’autre part, toute profession est orientée vers les services et les besoins essentiels de l'être humain. Cette conception fonctionnaliste des professions a été fortement critiquée, car elle néglige l'examen des relations de pouvoir au sein de chaque contexte professionnel et du mode de constitution des professions54 (Bourdoncle, 1991, 1993). Cette définition se limite en outre à un seul idéal type – les professions libérales (ex. : médecin, avocat) – reléguant d’autres types de travail, comme l’enseignement, au statut de « semi-profession ».

Les travaux des sociologues interactionnistes sur les professions se développent en opposition à ceux des sociologues fonctionnalistes. Ils opèrent un changement de perspective, en concevant les professions comme étant n’importe quelle activité qu’une société donnée considère comme telle (Schudson, 1980, cité dans Bourdoncle, 1993). La désignation des professions implique

des points de convergence entre un ensemble hétérogène de travaux de la sociologie du travail et la sociologie des professions angloétatsunienne. À ce sujet, voir la troisième partie intitulée Une

sociologie des professions à la française de l’ouvrage de Dubar et al. (2015).

54 Il leur est notamment reproché par les sociologues interactionnistes et critiques de prendre « pour

argent comptant » les intérêts corporatistes et les déclarations autojustificatrices des professions (Bourdoncle, 1991, p. 89).

dès lors un jugement de prestige et de valeur, qui met à l’avant-scène l’examen de la division du travail et de différents segments composant les professions (Dubar, 2010). La division du travail est au centre de leur conception du « travail comme interaction sociale55 » (Hughes, 1996a, p. 62). Pour Everett C. Hughes (1996a), la division du travail « ne consiste pas dans la simple différence entre le type de travail d’un individu et celui d’un autre, mais dans le fait que les différentes tâches sont les parties d’une totalité, et que l’activité de chacun contribue dans une certaine mesure au produit final » (Hughes, 1996a, p. 62). Le travail est ainsi considéré comme étant l’ensemble des tâches effectuées par plusieurs personnes aux statuts différents. Critiquant la définition fonctionnaliste des professions, Everett C. Hughes rend visible l’ambiguïté entre « ce qui est considéré comme honorable, respectable, propre et prestigieux, par opposition à ce qui est peu honorable ou peu respectable, et à ce qui est sale ou minable » (Hughes, 1996a, p. 63). Prenant l’exemple de la profession d’avocat, il explique ainsi le concept de « sale boulot » :

ce terme ne signifie pas simplement que certains avocats ou hommes de loi sont plus moraux que d’autres, mais que la demande même d’avocats parfaitement honnêtes et respectables dépend à plusieurs titres de l’existence de personnes moins scrupuleuses disponibles pour s’occuper des problèmes juridiques un peu moins respectables des gens, même très bien (Hughes, 1996a, p. 63).

La délégation du sale boulot peut se faire de manière consciente, mais relève plutôt selon Hughes (1996a) « d’une sorte de jeu qui consiste à laisser faire » (p. 63). À partir d’activités de services aux individus56 – notamment dans les institutions de la santé, de l’éducation et de la justice –, ses travaux révèlent ainsi ce qu’il qualifie de division morale du travail.

55 L’interaction « est une notion construite qui sert avant tout à exprimer le postulat de base d’une

approche qui considère que “les membres d’une société sont liés par un système d’influences mutuelles qui, en raison de ses propriétés, doit être considéré comme un processus” (Park, 1955, p. 221) » (Chapoulie, 1996b, p. 48). Comme l’illustre le sociologue Everett C. Hughes (1996a) : « les différentes tâches sont les parties d’une totalité […]. Or l’essence des totalités, dans la société comme dans les domaines biologiques et physiques, c’est l’interaction » (p. 62).

56 Comme l’explique Chapoulie (1996b), les recherches sur le travail sont un domaine de pointe de la

sociologie étatsunienne des années 1940, mais aussi l’un de ceux pouvant être financés. L’œuvre de Everett C. Hughes – de la deuxième génération de sociologues formés par le département de sociologie et d’anthropologie de l’Université de Chicago, constituée ultérieurement en École de Chicago – est plus particulièrement composée de recherches allant « de l’étude des situations de travail à celle de la constitution de métiers comme unités de la division du travail, en passant par l’étude des carrières dans les institutions et dans des secteurs d’activité où celles-ci sont moins formellement organisées » (Chapoulie, 1996b, p. 40).

À partir de la fin des années 1960, de nouvelles approches d’inspiration marxiste et wébérienne renouvellent la sociologie des professions (Dubar et al., 2015). Elles proposent, d’une part, de mettre en question le statut privilégié des professions légitimées par la conceptualisation fonctionnaliste et, d’autre part, d’élargir l’angle d’analyse interactionniste critiqué pour sa centration « sur les praticiens individuels et leurs interactions personnelles, sans prendre en compte l'ensemble du groupe et notamment les structures de pouvoir plus larges » (Maroy et Cattonar, 2002, p. 14). Appréhendant les professions comme des construits sociaux et historiques, les sociologues néo-marxistes comme les néo-wébériens « tentent de percer à jour les mécanismes historiques de production et de légitimation de cette forme “moderne” de monopole économique et de fermeture sociale » (Dubar et al., 2015, p. 120).

Tandis que les néo-marxistes rattachent ces mécanismes au mouvement du capitalisme, les néo- wébériens les considèrent comme des formes de pouvoir politique dans les sociétés modernes. La démarche privilégiée par le courant néo-wéberien vise essentiellement à éclairer les rapports de pouvoir, les mécanismes du contrôle social et de l’action collective constitutifs des groupes professionnels. Dans la perspective développée par le sociologue néo-wébérien de tradition interactionniste Eliot Freidson (1923-2005), le concept de groupe professionnel est préféré à celui de profession. Un groupe professionnel est constitué quand il « a réussi à établir un pouvoir collectif sur la définition des conditions de son activité : (1) sur les modalités d’accès et de formation au métier [...], (2) sur les termes de l’échange relatifs au service rendu [...] et (3) sur le contenu du travail, considéré comme valable » (Maroy et Cattonar, 2002, p. 16). La conception néo-wébérienne met au jour les rapports de pouvoir constituant et traversant les groupes professionnels.