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Chapitre 3. Problématisation : tourner le regard vers l’institution éducative et le travail

3.1. Recension critique des écrits sur l’insertion professionnelle des enseignant·es

3.1.1. Le prisme de l’insertion professionnelle

Même s’ils s’intéressent à ce processus, les écrits étudiés ne sont que rarement mis en dialogue avec l’important corpus québécois de recherches sur l’insertion professionnelle en enseignement79. Au-delà des limites de l’enseignement, les premiers travaux sur l’insertion en emploi ont émergé dans les années 1970 et 1980 alors que les liens entre les systèmes de formation et d’emploi sont mis à mal par les crises économiques successives (Dubar, 2001). Ils prennent à ce moment principalement la forme de portraits quantitatifs, ponctuels et descriptifs du placement des diplômés sur le marché de l’emploi. C’est à partir des années 1990 que la compréhension de ce « nouveau problème social » se voit approfondie par des recherches qualitatives (Dubar, 2001; Mukamurera, 1999). Ce type de recherches est aujourd’hui prédominant dans le corpus québécois de recherches sur l’insertion professionnelle en enseignement (Martineau et al., 2008).

Dans sa définition la plus simple, l’insertion professionnelle en enseignement renvoie à l’entrée dans la fonction enseignante et au début de la carrière (Martineau et al., 2008). Ce sont les premiers contacts avec le milieu de travail, soit l’école et la classe, qui marquent le début de l’insertion professionnelle. Pour la grande majorité des enseignant·es qui sont formés au Québec, elle débute avec les stages de formation initiale et les premiers remplacements. La durée de cette phase ne fait pas l’objet d’un consensus, mais De Stercke (2014) soutient que, s’il fallait forcer un accord, la plupart des chercheur·es s’entendraient pour dire qu’un enseignant·e met deux à cinq ans pour sortir du statut de débutant·e.

Si elle ne se résume pas à des dispositifs de soutien destinés aux enseignant·es débutants, l’insertion professionnelle en enseignement est actuellement conceptualisée comme un processus de socialisation professionnelle ou encore de développement professionnel (Feiman- Nemser, 2012). Dans le premier cas, elle est décrite comme un processus d’adaptation et d’évolution de l’enseignant·e débutant au contact du milieu scolaire (Mukamurera, Bourque et Gingras, 2008). Dans le second, l’insertion professionnelle se situe sur un continuum de développement professionnel (Mukamurera, 2014). L’accent est alors mis sur la construction de

79 Certains chercheur·es préfèrent le concept d’intégration ou de transition (socio)professionnelle à celui

d’insertion professionnelle. Ces différences conceptuelles n’induisent toutefois pas de différences significatives au niveau des cadres d’interprétation mobilisés.

l’identité et des compétences professionnelles au début de la carrière. Ces deux façons de concevoir l’insertion professionnelle en enseignement ne sont pas en contradiction et cohabitent fréquemment. L’insertion professionnelle comme processus de développement professionnel tend actuellement à s’imposer en recherche, en particulier dans le contexte québécois, comme le montre l’évolution du concept dans les travaux de la chercheure en éducation Joséphine Mukamurera.

À la fin des années 1990, Mukamurera (1999) définit l’insertion professionnelle comme étant un processus au cours duquel l’enseignant·e, au centre, articule différentes dimensions, mouvements et façons de composer avec les instances du système d’enseignement et du marché de l’emploi. Elle insiste alors sur la non-linéarité de ce processus – marqué notamment par la précarité – et l’absence d’un modèle unique qui correspondrait à tous les enseignant·es débutants. Ses travaux subséquents précisent les dimensions de ce processus. Mukamurera et al. (2008) en distinguent quatre : l’accès à l’emploi; l’affectation et les conditions de la tâche; les aspects organisationnels (intégration dans le milieu du travail, adaptation aux politiques et à la culture organisationnelle, rapports avec les collègues et reconnaissance par les autres comme membre de la communauté); et l’apprentissage de son rôle professionnel. Ces dimensions sont en interaction et ont toutes un pôle objectif −les structures− et un pôle subjectif −l’acteur, son vécu, son appréciation et sa satisfaction personnelle.

Puis, à partir de nouveaux résultats de recherche, Mukamurera, Martineau, Bouthiette et Ndoreraho (2013) ajoutent une dimension personnelle et psychologique relative aux aspects émotionnels et affectifs de l’insertion professionnelle. Cette cinquième dimension met en évidence les moments éprouvants vécus par les enseignant·es débutants, soulevant des phases théorisées ultérieurement dans une perspective développementale par Huberman, Nault et Zeichner et Gore (Martineau et al., 2008). Suivant cette conception, l’insertion professionnelle en enseignement est ordonnancée comme une suite d’étapes que doivent affronter les enseignant·es débutants : l’idéalisation, le choc de la réalité et la survie. Leurs idéaux, alimentés durant la formation initiale à l’enseignement [étape d’idéalisation], s’effondreraient lorsqu’ils entrent en contact avec les conditions réelles d’exercice de leur métier [étape du choc de la réalité]. Afin de demeurer en emploi, il leur est alors nécessaire de passer par un processus d’adaptation et d’évolution [étape de survie].

Dans ses travaux les plus récents, Mukamurera (2014) situe l’insertion professionnelle sur un continuum du développement professionnel enseignant, défini comme étant :

un processus graduel d’acquisition et de transformation des compétences et des composantes identitaires conduisant progressivement les individus et les collectivités à améliorer, enrichir et actualiser leur pratique, à agir avec efficacité et efficience dans les différents rôles et responsabilités professionnelles qui leur incombent, à atteindre un nouveau degré de compréhension de leur travail et à s’y sentir à l’aise (p. 12).

Entre la formation initiale d’une part et la formation continue d’autre part, l’insertion professionnelle est alors conçue sous la forme d’une progression professionnelle, allant d’une expérience de survie à une maîtrise de la pratique professionnelle. Les étapes de l’insertion professionnelle sont dès lors ancrées dans une démarche professionnalisante dans laquelle s’engage l’enseignant·e en début de carrière.

Tandis que l’insertion professionnelle est aujourd’hui davantage appréhendée comme un processus de développement professionnel80, il est moins fait état dans les recherches des manques, déficits, difficultés et problèmes rencontrés par les enseignant·es débutants. Le vocabulaire est plus positif et on insiste dorénavant sur les façons et les dispositifs permettant de surpasser les difficultés rencontrées en début de carrière, comme les programmes d’insertion professionnelle ou encore le mentorat (voir Mukamurera et al., 2013; Portelance, Martineau et Mukamurera, 2014). Ce changement de discours semble directement répondre aux critiques formulées par certains chercheur·es relativement à la représentation déficitaire des enseignant·es débutants véhiculée dans les écrits sur l’insertion professionnelle en enseignement.

Pour Baillauquès (1999), c’est le terme insertion qui est problématique. Il s’agit d’un « terme à controverses », car il évoque un contexte socioéconomique difficile et des individus « non préparés ou non reconnus aptes à un emploi » comme les « jeunes en difficulté, les chômeurs

80 Dans un des premiers ouvrages publiés sur le sujet, Hétu, Lavoie et Baillauquès (1999) définissent en

effet l’insertion professionnelle comme étant une étape cruciale du développement de l’autonomie professionnelle, comme une « plaque charnière où sont fortement sollicités de nouveaux modes d’arrimage entre formation initiale et développement professionnel continu » (p. 8). Cette conception est néanmoins aujourd’hui plus récurrente, alors que le terme « développement professionnel » remplace de plus en plus celui d’insertion professionnelle, comme le reflètent entre autres un avis récent du Conseil supérieur de l'éducation (2014) ainsi que le dernier ouvrage collectif de Portelance, Martineau et Mukamurera (2014), qui travaillent depuis plusieurs années sur le sujet.

en souffrance » (Baillauquès, 1999, p. 210). D’autres chercheur·es soutiennent, plus récemment, que cette littérature véhicule une vision problématique et déficitaire des enseignant·es débutants, qui sous-estime leur agentivité (Correa, Martínez-Arbelaiz et Aberasturi-Apraiz, 2015), le sens qu’ils accordent à l’insertion professionnelle (Lamarre, 2004) et l’expérience de restructuration identitaire et professionnelle vécue (Dumoulin, 2014). Un paradigme de l’expertise, qui suppose qu’il faut « d’abord savoir pour faire ensuite » (St-Arnaud, 2001, cité dans Dumoulin, 2014, p. 40) structure l’insertion professionnelle en enseignement ainsi conçue. Ce discours conduit par conséquent à légitimer et reproduire une division entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas » (Correa et al., 2015; Dumoulin, 2014), au détriment des enseignant·es en début de carrière.

L’évolution conceptuelle opérée depuis les années 1990 traduit en somme certaines transformations dans la façon de concevoir l’insertion professionnelle en enseignement, qui s’avère toutefois toujours largement déficitaire. En effet, même si les recherches mobilisent davantage de perspectives de recherche qualitatives, les enseignant·es débutants sont encore aujourd’hui largement étudiés de l’extérieur et « en comparaison à ». Ils sont en outre appelés à se conformer à certains modèles ou « idéals » enseignants, que ce soit en milieu scolaire ou de formation. Au modèle de l’enseignant·e d’expérience véhiculée dans les recherches appréhendant l’insertion professionnelle comme un processus de socialisation professionnelle se substitue progressivement le nouveau modèle de professionnalité enseignante81. Les enseignant·es sont aujourd’hui moins appelés à se conformer aux valeurs, aux savoirs et aux langages dominants de l’institution éducative (Feiman-Nemser, 2012), qu’aux caractéristiques de ce modèle inspiré par une « “vérité” édictée par la recherche ou éprouvée par les enseignants expérimentés » (Dumoulin, 2009, p. 43).

Ce nouveau modèle est entretenu à même la formation initiale et continue à l’enseignement ainsi que par la rhétorique de la professionnalisation, qui vise à « “revaloriser”, aux yeux des enseignants eux-mêmes et de l’opinion publique, une situation objective qui n’évolue pas véritablement en termes de professionnalisation » (Maroy et Cattonar, 2002, p. 20). Portée par des autorités politiques, administratives et universitaires (experts, pouvoirs organisateurs,

81 « Entendu comme l’ensemble des pratiques, attitudes et compétences attendues et jugées nécessaires

intervenants pédagogiques, mouvements pédagogiques, syndicats et associations de parents, etc.), la rhétorique de la professionnalisation véhicule une conception « individualisante » de l’autonomie, tournée vers soi et ce qui pourrait influencer l’enseignant·e inconsciemment ou de manière incontrôlée82. Ce type d’autonomie se trouve au cœur des caractéristiques attendues de l’enseignant·e « professionnel ». Comme le résument Maroy et Cattonar (2002), l’enseignant·e « professionnel » : fait preuve d’adaptation et d’autonomie dans ses pratiques (par des capacités d’auto-analyse); est spécialiste de l’apprentissage centré sur l’élève (et non pas de savoirs); et est ancré dans sa communauté éducative (en réalisant un travail collaboratif avec ses collègues). Ce nouveau modèle s’inscrit plus largement dans ce que Maroy (2006) appelle un discours modernisateur. Il résume sa rhétorique ainsi :

Grâce à des établissements plus autonomes, développant des projets éducatifs portés par des enseignants engagés dans une dynamique collective, grâce à des enseignants pédagogues, réflexifs et centrés sur l'apprentissage de l'élève, grâce aussi à un cadrage institutionnel où l'État régule et évalue les unités d'enseignement décentralisées, l'école devrait pouvoir affronter les défis auxquels elle est confrontée. Elle devrait devenir simultanément plus juste et plus efficace (Maroy, 2006, p. 112).

Sur la base, d’une part, de critiques à l’égard des formes bureaucratiques d'intervention de l'État et des dépenses publiques en éducation et, d’autre part, de transformations économiques et sociales −qui influencent l’organisation du travail et du savoir−, ce discours induit des réformes majeures dans les modes de régulation des systèmes d'éducation, notamment par la mise en place de modèles de gestion et de gouvernance dérivés du privé83.

Cette nouvelle professionnalité enseignante participe en somme à ce que Martineau et al. (2008) qualifie de perspective « subjectiviste ». Cette perspective – que nous qualifions plutôt d’individualisante – tend à surreprésenter les dimensions psychologiques et (inter)personnelles

82 À l’inverse, la professionnalisation nécessite une autonomie collective et « d’émancipation par rapport

à un pouvoir [qui] garantirait une autonomie de l’enseignant vis-à-vis “des autorités scolaires” ou des “experts” qui lui dicteraient ses manières de faire, ou vis-à-vis de la “clientèle” (comme les parents d’élèves) » (Maroy et Cattonar, 2002, p. 19).

83 Au Québec, un virage important a été amorcé au tournant des années 1990 avec la réalisation de

l’Architecture d'entreprise gouvernementale qui poursuit des visées de qualité et de performance pour les services offerts par la fonction publique (http://www.tresor.gouv.qc.ca/ressources- informationnelles/architecture-dentreprise-gouvernementale/). La gestion axée sur les résultats (GAR) a été implantée dans les établissements d’enseignement préscolaire, primaire et secondaire au début des années 2000 (Brassard, Lusignan et Pelletier, 2013).

de l’insertion professionnelle aux dépens de celles relatives au contexte et aux structures du travail qui, lorsqu’elles sont abordées, servent d’« arrière fond sur lequel se déploie l’agir professionnel en contexte d’insertion dans l’enseignement » (Martineau et al., 2008, p. 21). Les cadres d’interprétation individualisant et déficitaire prédominant sous différentes formes depuis les années 1990 dans la littérature sur l’insertion professionnelle en enseignement contribuent à mettre en sourdine les rapports de pouvoir qui structurent le travail enseignant et son organisation, ainsi que la place des enseignant·es débutants dans ceux-ci. Or, cette question s’avère incontournable au regard des évolutions que connaît ce travail depuis quelques décennies. Traduisant la volonté d’analyser les rapports sociaux et de pouvoir configurant l’accès au travail enseignant, la fin de l’insertion professionnelle n’est pas envisagée dans la thèse du point de vue du développement professionnel. Elle correspond plutôt à un processus engagé dans une matrice du pouvoir : l’obtention d’un emploi régulier et permanent. Ce moment varie largement d’un enseignant·e à l’autre, plusieurs années pouvant s’écouler avant l’obtention d’un contrat y donnant accès (Portelance, Mukamurera, Martineau et Gervais, 2008). Dans les conditions actuelles du travail enseignant, elle marque la fin de la précarité d’emploi.