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Chapitre 1. Pôle épistémologique : une perspective interprétative-critique

1.2. Choix épistémo-méthodologiques

L’épistémologie privilégiée dans le cadre de cette thèse pose en premier lieu la question du rapport aux savoirs. Partageant les postulats des approches présentées précédemment, je conçois les connaissances comme étant à la fois construites et organisées socialement. Le savoir et sa production ne sont pas neutres. Ils sont intimement liés au pouvoir (Foucault, 1975; Smith, 1990). Cette posture prend forme concrètement dans les choix ayant matérialisé mon intention

mutuellement respectueuse entre les femmes autochtones et les chercheurs » (Femmes autochtones du Québec, 2012, p. 4).

de ne pas reproduire ou légitimer les rapports sociaux naturalisant les enseignant·es catégorisés par des rapports sociaux de race11. Tout au long de la recherche, je me suis questionné : est-ce que la recherche que je construis aura comme effet de donner du pouvoir à ces enseignant·es ou de leur en retirer? Mettra-t-elle en relief leur agentivité ou, à l’inverse, réifiera-t-elle une vision essentialisante des enseignant·es les réduisant à un groupe naturalisé12? Est-ce que les savoirs produits seront utiles pour l’émancipation des enseignant·es ou contribueront-ils uniquement à l’accroissement des savoirs scientifiques? Ces questionnements tant scientifiques qu’éthiques m’ont accompagnée à chaque étape de l’élaboration de cette recherche, se faisant particulièrement insistants au moment de la recension des écrits, de la définition de la question et des objectifs de la recherche et de l’analyse des matériaux.

L’épistémologie privilégiée dans le cadre de cette recherche réfute la prétention à l’objectivité et à la neutralité du chercheur·e (Strega et Brown, 2015b). Ma position n’est pas celle d’une observatrice tentant d’accéder à la « vérité » d’un phénomène (Paperman, 2015). Je reconnais ma vision partielle et partiale du monde social (Juteau-Lee, 1981), ainsi que celles des personnes ayant pris part à la recherche. Le choix de mon objet d’étude est partiel. Il s’intéresse à certaines dimensions du réel plutôt qu’à d’autres, reflétant ma subjectivité, mes goûts, ma personnalité et mes valeurs. Cette thèse ne propose pas le savoir qui expliquerait l’ensemble de la réalité sociale. Elle en offre une interprétation, ayant néanmoins comme ambition de contrebalancer celles prédominantes actuellement. Cette recherche est aussi partiale, étant étroitement liée à ma position au sein des rapports sociaux et des rapports de régulation13. Son orientation ne peut pas être dissociée de ma position d’universitaire du groupe majoritaire dans les rapports sociaux de race, ce qui se traduit concrètement au Québec par être blanche, francophone à l’accent « conforme » et catholique non-pratiquante. Elle témoigne également nécessairement de mes positions de jeune femme hétérosexuelle de classe moyenne-aisée et éduquée. Elle s’inscrit aussi – et c’est une dimension importante – dans les positionnements que je choisis consciemment d’occuper dans la société (Anthias, 2008). Ces positionnements n’effacent pas mes positions, mais ouvrent de nouvelles possibilités d’agir dans les limites de celles-ci.

11 Sur les rapports sociaux de race, voir la section 2.2.2.

12 La notion de naturalisation et l’idée de Nature sont exposées à la section 2.2.1.

13 Les « rapports de régulation » constituent le concept phare de l’ethnographie institutionnelle, une

Qui je suis, dans les multiples facettes de ma subjectivité, a influencé toutes les étapes de la recherche, et en particulier les relations que j’ai pu établir avec les personnes ayant participé à ce projet14. Les récits qui m’ont été partagés en face à face ne sont pas objectifs. Ils se sont construits dans l’interaction entre les informateurs et les informatrices et moi. Un autre chercheur·e n’aurait pas eu accès aux mêmes matériaux, car ceux-ci reflètent mon point de vue ainsi que celui des personnes rencontrées (Espínola, 2012). Les nouveaux savoirs élaborés à partir de ces matériaux et d’autres sont le fruit d’un dialogue que j’ai personnellement mené à plusieurs niveaux : avec les personnes interviewées dans le cadre de la recherche, avec les écrits et avec moi-même (Smith, 2005). Au-delà de cette triade, ils témoignent des échanges intervenus avec ma directrice de recherche ainsi qu’avec toutes les personnes m’ayant accompagnée dans l’élaboration de cette recherche et, plus largement encore, dans le développement de ma subjectivité.

En adoptant une épistémologie du point de vue (Collins, 2008; Smith, 1987), cette recherche ne vise par ailleurs pas à produire de nouvelles connaissances sur les enseignant·es ou leurs expériences. Elle part plutôt de leur expérience afin d’éclairer l’organisation de l’institution éducative, et ainsi rendre visible la matrice par laquelle se reproduisent et se renouvèlent les rapports de domination. Le dévoilement de cette matrice est profondément empirique15. C’est à partir d’un assemblage de matériaux empiriques que l’explication est démontrée plutôt qu’en référence à des théories. De même, les nouveaux savoirs produits ont une vocation d’émancipation et de justice sociale. J’ai tenté de constituer des savoirs utiles – dans l’immédiat et depuis les productions qui suivront la thèse – aux enseignant·es catégorisés par des rapports sociaux de race ou à d’autres personnes situées à un point similaire dans les rapports de domination et l’organisation sociale. Ces savoirs sont également essentiels pour toutes les personnes engagées dans une visée de transformation et de justice sociales. Ils pourront être mobilisés par des personnes effectuant un travail à différents niveaux institutionnels, dont les

14 Par exemple, la facilité avec laquelle s’établissait le dialogue avec les femmes partageant, de mon

point de vue, des positions similaires aux miennes m’a convaincue de la force des rapports sociaux sur les relations interindividuelles, à l’instar de la méfiance parfois ressentie quand j’affichais mon positionnement visant à défier les rapports sociaux de race.

15 Cette démarche est à la fois employée par les ethnographes institutionnels et par les féministes noires.

Collins introduit ainsi la matrice de la domination dans plusieurs de ses ouvrages (voir notamment, Collins, 2009a; Collins, 2016; Collins et Bilge, 2016).

directions d’établissement d’enseignement, les employé·es des ressources humaines des commissions scolaires ainsi que les hauts cadres, les conseiller·es pédagogiques, les législateurs et législatrices, les fonctionnaires des ministères et d’autres institutions publiques comme la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Chapitre 2. Pôle théorique : un cadre d’analyse