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Chapitre 4. Pôle technique : une démarche inspirée de l’ethnographie institutionnelle

4.5. Objectifs de la recherche

La démarche d’enquête inspirée de l’ethnographie institutionnelle adoptée dans le cadre de cette recherche vise en somme à répondre à la question présentée au deuxième chapitre, à la suite du cadre d’analyse de la thèse. Les deux niveaux d’investigation explorés conduisent aux trois chapitres d’analyse présentés dans la deuxième partie de la thèse doctorale. À partir du point de vue des enseignant·es, chaque chapitre présente une configuration spécifique de rapports de régulation permettant de répondre à la question de recherche de la thèse : comment les rapports sociaux, notamment de race, sont-ils organisés et re-produits dans les distributions dissymétriques du travail enseignant? L’ensemble forme une matrice qui éclaire les mécanismes institutionnels régulant les dissymétries de pouvoir, plus spécifiquement dans les commissions scolaires francophones de la région métropolitaine de Montréal.

Chaque chapitre apporte également des réponses aux trois objectifs plus spécifiquement poursuivis dans le cadre de la recherche :

1. Dévoiler les rapports de régulation coordonnant et organisant l’expérience d’insertion professionnelle des enseignant·es de groupes racisés et l’accès à la carrière enseignante; 2. Faire émerger les discours et les savoirs translocaux légitimant et organisant ces rapports

de régulation;

3. Rendre visible l’imbrication multiple des rapports sociaux dans cette matrice.

Dans une perspective de transformation sociale, ces objectifs visent à prolonger les « savoirs ordinaires » des personnes afin de contribuer à lever ce qui entrave leur capacité d’agir (DeVault et McCoy, 2006; Gonzalez et Malbois, 2013b). Ils proposent de dévoiler les rapports de régulation, leurs discours et savoirs, lesquels sont difficilement visibles, car ils sont rendus opaques par les rapports sociaux et de domination qui naturalisent – et donc invisibilisent – l’organisation sociale. Ils entendent aussi faire émerger les discours et les savoirs alternatifs par lesquels ces rapports de régulation sont remis en question. Ce faisant, cette recherche accroît les savoirs des enseignant·es de groupes racisés, mais aussi ceux des autres enseignant·es en début de carrière et de toutes les personnes désirant transformer l’institution éducative pour y accroître la dignité humaine et la justice sociale. Plusieurs nouveaux savoirs produits avec cette thèse pourront ainsi être réinvestis par les personnes y travaillant.

Deuxième partie

Analyse et résultats de la thèse

Préambule

Les trois chapitres d’analyse de la thèse dévoilent une partie de la matrice par laquelle les rapports sociaux sont re-produits dans les distributions dissymétriques du travail enseignant. Traduisant la méthode de l’ethnographie institutionnelle, les pistes à suivre pour mener l’enquête ont émergé au moment des entretiens avec les informatrices et informateurs enseignants. Ce sont leurs expériences, analyses et questionnements qui ont justifié la nécessité d’examiner, sous un certain angle, le cadre légal et les structures organisant et régulant le travail enseignant. Chaque chapitre suit ainsi une trame particulière afin de révéler comment se re-produisent les rapports de domination dans les divisions du travail enseignant.

Le chapitre cinq a comme point de départ les récits d’Elena et de Mirela, les deux seules enseignantes du corpus ayant entrepris de poursuivre leur carrière en enseignement au Québec par la voie de la reconnaissance de qualifications acquises à l’extérieur du Canada. Ce pan de l’enquête étudie les conditions différenciées édictées par le ministère de l’Éducation régulant l’obtention des autorisations d’enseigner. Les chapitres six et sept prennent leur source dans un nombre élargi de récits, principalement d’enseignant·es ayant complété un baccalauréat en enseignement dans un programme agréé par le Comité d’agrément des programmes de formation à l’enseignement (CAPFE) au Québec. Ces enseignant·es, immigrants et nés au Québec, ont été formés à partir du cursus québécois. Ces deux chapitres prolongent l’enquête en dévoilant les divisions du travail se configurant au moment d’accéder à un emploi dans les commissions scolaires et de progresser vers la sécurité d’emploi. Le chapitre six montre comment les distributions dissymétriques du travail enseignant sont régulées par la différenciation des statuts et des catégories d’emploi, notamment institutionnalisés dans les conventions collectives du personnel enseignant. Analysant davantage les pratiques de sélection du personnel enseignant, le chapitre sept permet de voir comment les mesures mises en place dans les commissions scolaires afin de lutter contre la discrimination systémique se heurtent et participent à la rehiérarchisation du travail entre les enseignant·es selon des rapports sociaux de race.

Au niveau de la structure de cette deuxième partie de la thèse, les trois chapitres se succèdent dans un ordre défini. Chacun contient des clés nécessaires à la compréhension du suivant. Il en est de même pour la logique présidant à l’organisation interne des chapitres. Chaque chapitre est constitué de quatre parties à juxtaposer successivement pour découvrir l’organisation des rapports de régulation à l’étude. La première section est toujours descriptive. Elle expose en détail les sources textuelles nécessaires à la compréhension du chapitre (et des suivants). Les deux sections suivantes exposent l’analyse. Elles sont constituées d’un assemblage de différents fragments de matériaux – entretiens avec différents informateurs et informatrices, analyse documentaire – permettant de révéler comment se matérialisent les distributions dissymétriques du travail enseignant. La quatrième section permet enfin d’exemplifier les constats formulés aux sections précédentes à partir des récits d’informatrices et d’informateurs enseignants. Afin de faciliter la compréhension des rapports de régulation à l’étude, la structure interne des chapitres inverse en somme la démarche méthodologique suivie afin de les constituer.

Bien qu’ils suivent des trames différentes, les trois chapitres d’analyse documentent globalement l’organisation et la régulation du travail enseignant dans le réseau public, et plus particulièrement à la formation générale aux ordres primaire et secondaire. Pour bien situer les résultats de la recherche, ce préambule introduit enfin la structure de gouvernance du réseau public québécois150. Dans l’ensemble, la gouvernance du système éducatif s’exerce à travers une structure à trois échelons régie par la Loi sur l’instruction publique (RLRQ c. I-13.3) (LIP) (Lessard, 2006; Proulx, 2018). À chaque échelon correspondent des fonctions dévolues par différentes lois et règlements pour veiller à la qualité des services éducatifs dispensés. Au niveau supérieur, l’autorité provinciale – qui est selon les cas l’Assemblée nationale, le gouvernement, le ministère de l’Éducation ou le ministre – assure la direction et la planification générales du système. Au niveau intermédiaire des ordres d’enseignement primaire et secondaire, les commissions scolaires sont chargées de l’organisation des services éducatifs. Au premier niveau, les établissements d’enseignement – créés par les commissions scolaires et encadrés par elles – assurent la prestation des services. Le réseau public est actuellement composé de 72 commissions scolaires, soit 60 commissions scolaires francophones, neuf anglophones et trois ayant un statut particulier (deux autochtones et une bilingue). En 2013-2014, le réseau public était constitué de 2 738 écoles des ordres d’enseignement primaires et secondaires (MEES, 2015).

150 Au Canada, la Loi constitutionnelle de 1867 ou Acte d’Amérique du Nord Britannique (AANB) accorde aux

À l’instar de l’ensemble de la gouvernance du système éducatif, les responsabilités inhérentes à la reconnaissance du personnel enseignant et à son encadrement dans l’exercice de ses fonctions sont partagées entre ces trois échelons. Les champs d’activités du ministère de l’Éducation, des commissions scolaires et des directions d’écoles sont édictés dans la LIP. Le droit d’exercer la profession enseignante est accordé par le ministre de l’Éducation, lequel délivre et régit les autorisations d’enseigner (RLRQ c. I-13.3, art. 23). La commission scolaire est pour sa part l’employeur du personnel enseignant (RLRQ c. I- 13.3, art. 259). Elle affecte les enseignant·es dans les établissements d’enseignement conformément aux besoins et aux dispositions des conventions collectives (RLRQ c. I-13.3, art. 261). Elle s’assure par ailleurs que les personnes engagées pour dispenser le service de l’éducation préscolaire ou pour enseigner au primaire ou au secondaire sont titulaires d’une autorisation d’enseigner, sauf lorsque ce n’est pas requis. Au niveau de l’établissement, les fonctions et pouvoirs relatifs à la gestion des ressources humaines sont dévolus à la direction de l’école. C’est sous son autorité que le personnel enseignant affecté à une école exerce ses fonctions (RLRQ c. I-13.3, art. 260). La direction de l’établissement gère le personnel et détermine les tâches et les responsabilités de chacun en respectant les dispositions des conventions collectives, les règlements du ministre applicables et les ententes relatives à la formation des futurs enseignant·es et à l’accompagnement des enseignant·es en début de carrière (RLRQ c. I-13.3, art. 96.21). La direction peut également exercer d’autres fonctions lui étant déléguées par le conseil des commissaires151 (RLRQ c. I-13.3, art. 96.26).

La délimitation entre les fonctions et pouvoirs des commissions scolaires et ceux des directions d’établissement correspond essentiellement à celle départageant, d’un point de vue juridique, les droits de direction et les droits de gérance (Vallée et Bourgault, 2018a, 2018b). Les droits de direction regroupent l’ensemble des orientations, décisions et actes concernant l’administration, la direction ou la gestion d’une organisation de travail (Vallée et Bourgault, 2018b). Ils peuvent être exercés par plusieurs personnes ou organes différents, qui ont la capacité d’orienter la destinée et le fonctionnement de l’organisation en ce qui a trait notamment à la direction du travail. La direction du travail, au cœur de la présente thèse, concerne :

tout ce qui touche à la main-d’œuvre : le nombre d’employés, la détermination, la description et l’évaluation des tâches, la sélection du personnel, son affectation aux différents postes, la

151 Les articles 174 et 181 de la LIP accordent au Conseil des commissaires le pouvoir de déléguer certaines de ses

fonctions et pouvoirs au Comité exécutif, au directeur général, à un directeur général adjoint, à un directeur d’établissement ou de service ou à tout autre membre du personnel-cadre.

supervision et la discipline à maintenir par des règlements d’atelier ou d’autres moyens pertinents. Font également partie de cette catégorie les décisions relatives aux promotions, aux mutations et aux mises à pied, ainsi que l’exercice du pouvoir disciplinaire au moyen de sanctions appropriées. [Elle] recouvre à la fois des décisions de l’employeur qui affectent l’ensemble des employés d’une entreprise […] et des décisions individuelles (Vallée et Martin, 2015, cité dans Vallée et Bourgault, 2018b, p. 93).

Dans le milieu scolaire, les droits des directions relèvent essentiellement des commissions scolaires. Les droits de gérance renvoient plutôt à la responsabilité de diriger, de surveiller et de contrôler les activités individuelles et quotidiennes des employé·es (Vallée et Bourgault, 2018b). C’est à ce niveau que les décisions concernant les employés – relevant des droits de direction – se concrétisent. Ils sont mis en œuvre par l’ensemble des cadres se partageant la direction des salarié·es, soit en premier lieu par les directions et directions adjointes dans les écoles.

Les fonctions et pouvoirs impartis au ministère de l’Éducation, aux commissions scolaires ainsi qu’aux établissements – dont les directions – dans l’organisation et la régulation du travail enseignant évoluent selon la conjoncture, se traduisant entre autres par divers cycles de centralisation et de décentralisation et types de contrôle (Lessard, 2006). L’évolution des modes de régulation du système éducatif québécois depuis les années 1990 a notamment redéfini les rôles des établissements d’enseignement et le travail des directions (Brassard, 2007; Cattonar et al., 2007; Lessard, 2006). De manière variable selon les contextes, de nouvelles formes de gestion décentralisées confèrent aujourd’hui davantage de responsabilités aux directions au regard de la qualité et de l’efficacité de l’enseignement. Ce travail s’effectue toutefois dans un contexte d’autonomisation cadrée, marqué par l’accélération du resserrement de l’encadrement et du contrôle des écoles sous l’effet notamment des nouveaux modes de gouvernance axés sur les résultats (Brassard et al., 2013).

Les droits de direction et de gérance sont par ailleurs tenus de respecter les obligations légales énoncées dans les lois d’ordre public qui protègent des intérêts supérieurs placés hors d’atteinte des conventions particulières, comme les libertés et droits fondamentaux de la personne152 (Vallée et Bourgault, 2018a, 2018b). Ils sont également limités par les droits des employé·es prévus dans les conventions collectives

152 Parmi les lois ayant un effet sur le contenu de la convention collective, Vallée et Bourgault (2018a) distinguent

les lois de portées générales et les lois du travail. Les principales lois de portée générale sont : la Charte canadienne des droits et libertés, la Charte des droits et libertés de la personne, la Charte de la langue française, le Code civil du Québec et la Loi sur la fête nationale. Les principales lois du travail sont le Code du travail, la Loi sur les normes du travail, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, la Loi sur la santé et la sécurité au travail, la Loi sur les décrets de convention collective et la Loi sur l’équité salariale.

au terme de négociations entre un employeur et un syndicat. La triple structure de gouvernance du système éducatif précédemment décrite se conjugue ainsi à une autre forme de gouvernance institutionnalisée, composée cette fois du trio ministère de l’Éducation, commissions scolaires et syndicats de l’enseignement (Lessard, 2016). Il existe actuellement deux syndicats nationaux accrédités représentant le personnel enseignant de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et secondaire et des secteurs de l’éducation des adultes et de la formation professionnelle : la Fédération des syndicats de l’enseignement, affiliée à la Centrale des syndicats du Québec (FSE-CSQ), et la Fédération autonome de l’enseignement (FAE)153. Elles regroupent respectivement huit et trente-cinq syndicats d’enseignant·es154.

153 La FAE a été créée en juin 2007 à la suite de la désaffiliation de neuf syndicats de la FSE-CSQ, elle-même

fondée en 1988 sous l’appellation Fédération des enseignantes et enseignants de commissions scolaires. Pour plus d’information à ce sujet, voir https://www.lafae.qc.ca/la-fae/historique/.

154 Une démarche de désaffiliation de la FSE-CSQ a été entreprise par le Syndicat de l’enseignement de la région

de Québec (SERQ) au printemps 2018. Au moment d’écrire cette thèse, l’issue de la contestation devant les tribunaux initiée par la FSE-CSQ n’est pas encore connue.

Chapitre 5. Des voies divisées au point de départ : conditions