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Chapitre 2. Pôle théorique : un cadre d’analyse sociologique féministe

2.2. Conceptualisation des rapports sociaux, de la domination et du pouvoir

2.2.3. L’imbrication des rapports sociaux et des systèmes d’oppression

L’analyse de l’idéologie raciste par Colette Guillaumin dès la fin des années 1960 en fait une exception notoire parmi les féministes françaises de l’époque. Au-delà de la seule

38 La critique de Delphy (2013b) vise entre autres le courant du féminisme de la différence,

différentialiste ou plus largement essentialiste, qu’elle explique ainsi : « Les différentialistes parmi les féministes espèrent que les femmes seront respectées et valorisées “en tant que femmes”. Ainsi, l’égalité serait retrouvée, non seulement dans la différence, mais par la différence » (p. 10).

perspective matérialiste, ce n’est que récemment que les rapports de domination et les inégalités raciales ont été pris en compte dans les études féministes francophones (Juteau, 2015; Maillé, 2007, 2014). Cette résistance est à comprendre selon Maillé (2014) par : « la domination de la théorie féministe française au sein des féminismes de la francophonie et la prédominance d’un discours universaliste au sein de la théorie féministe française » (p. 52). Avec ce discours vient l’occultation de l’histoire coloniale française et de la colonisation, c’est-à-dire « des rapports de domination et d’exploitation ethniques et “raciales” qu’on ne saurait réduire aux classes sociales » (Juteau, 2015, p. 128).

La prise en compte des rapports sociaux de race du côté des féminismes français se heurte aujourd’hui encore selon Maillé (2014) à l’absence de métarécit national sur ces questions. Bien que les mouvements de lutte actifs dans les années 1960-1970 en France y étaient propices39, l’émergence d’une analyse imbriquant les rapports sociaux de race n’a pas eu lieu (Galerand et Kergoat, 2014a). La situation est similaire au Québec, où certaines idées véhiculées par les féministes du Front de libération des femmes (FLF) et du Manifeste des femmes québécoises (MFQ) – soit le refus de hiérarchiser les luttes et l’imbrication des systèmes de domination – établissent selon Pagé (2014) les bases de ce qui aurait pu devenir une théorie se rapprochant de l’intersection des oppressions40.

L’héritage marxiste dans le féminisme matérialiste français a favorisé la prise en compte des rapports sociaux sous le mode de l’analogie (Bentouhami et Guénif-Souilamas, 2017; Galerand et Kergoat, 2014a; Jaunait et Chauvin, 2012; Naudier et Soriano, 2010). Cette matrice reproduit la hiérarchisation des luttes, ce qui se traduit par l’homogénéisation de la classe des femmes (Bilge, 2010; Jaunait et Chauvin, 2012) et l’invisibilisation, entre autres, des femmes racisées

39 Galerand et Kergoat (2014a) rappellent que cette période voit en effet coexister « trois grands

mouvements sociaux : mai 1968 et la résurgence dans les années 1972-1975 d’une très forte conflictualité ouvrière, en particulier féminine, le mouvement de libération des femmes, les mouvements anti-impérialistes et anticolonialistes (les accords d’Évian qui mirent fin à la guerre d’Algérie datent de 1962, la Tricontinentale de 1966, la guerre du Vietnam se termina en 1975) » (p. 49). La présence de tous ces éléments était propice à penser une trilogie racisme, capitalisme et patriarcat en France, ce qui ne fût toutefois pas le cas.

40 Au Québec à la même époque, les féministes révolutionnaires interprètent – à l’instar des groupes de

gauche – l’oppression linguistique et religieuse à travers le cadre d’analyse des luttes pour la décolonisation inspiré de Fanon, Memmi et Cesaire (Pagé, 2014). C’est donc à travers une grille raciale et coloniale que « les féministes révolutionnaires voient la lutte pour la libération du Québec comme une lutte de décolonisation et se conçoivent comme sujets racisées » (Pagé, 2014, p. 206).

(Bentouhami et Guénif-Souilamas, 2017; Dorlin, 2008b). Au Québec par exemple, le recours à la construction raciale coloniale par les féministes révolutionnaires a eu comme effet pervers d’invisibiliser la colonisation des peuples autochtones sur le territoire, ainsi que de suggérer une symétrisation des luttes pour la décolonisation (Pagé, 2014).

Bien que l’analogie entre l’esclavage de plantation et le sexage formulée par Colette Guillaumin ait contribué de manière significative à la compréhension de l’idéologie raciste et des mécanismes de classification hiérarchique essentialisant41, la philosophe Hourya Bentouhami et la sociologue et anthropologue Nacira Guénif-Souilamas (2017) montrent qu’elle s’est effectuée dans l’ignorance des spécificités de l’imbrication des logiques de domination dans l’esclavage :

on ne peut négliger que l’esclavage consista également en une appropriation spécifique du corps des femmes noires (viol, “pillage” de leur ventre) ; de même, les hommes noirs et leur virilité furent dégradés, humiliés et souvent associés pour ce faire à des “femmes”, alors considérées comme un sexe faible et monstrueux ; enfin, les femmes blanches purent bénéficier du privilège masculin de s’approprier des corps vils, en l’occurrence le corps des femmes et des hommes noirs (p. 215).

L’analogie entre sexe et race ne prend pas en compte l’imbrication des systèmes de domination, ce qui contribue à invisibiliser le sort des femmes noires esclaves. L’esclavage semble être considéré par Guillaumin comme étant « avant tout une histoire masculine, où seuls les hommes noirs sont opprimés par les seuls hommes blancs » (Bentouhami et Guénif-Souilamas, 2017). L’angle mort de cette analogie apparait d’autant plus étonnant pour ces auteures que cette sociologue est consciente des limites de cette méthode pour comprendre le sexage et définir les rapports sociaux de sexe42. Bentouhami et Guénif-Souilamas (2017) rappellent à la suite des féministes noires que « toutes les femmes ne sont pas Blanches, et tous les Noirs ne sont pas des

41 À ce sujet, voir la section précédente.

42 Comme le relèvent Bentouhami et Guénif-Souilamas (2017), Guillaumin (1978b) soutient que : « la

parenté de l'institution esclavagiste avec le sexage réside dans l’appropriation sans limites de la force de travail, c'est-à-dire de l'individualité matérielle elle-même. Il y a donc bien, en effet, rencontre ou convergence du sexage avec ces deux formes sociales, mais les classes de sexe sont des classes spécifiques, créées par des rapports sociaux spécifiques ; on ne peut donc se contenter de les définir par leur parenté avec d'autres formes sociales et d'établir des analogies entre institutions qui expriment des rapports d'appropriation particuliers » (p. 13).

hommes » (p. 216) et qu’une réelle imbrication des systèmes de domination est essentielle pour dépasser les limites de l’analogie43.

Le féminisme matérialiste français s’est donc historiquement constitué à partir d’une conception hiérarchisée des rapports sociaux, où prédominent les rapports sociaux de sexe et le système patriarcal. Tout en s’inscrivant dans une critique de la prédominance accordée aux rapports sociaux de classe dans le marxisme, une nouvelle hiérarchie est produite. Contrairement aux autres féministes matérialistes de l’époque, la sociologue Danielle Kergoat refuse dès le début des années 1980 de hiérarchiser les rapports sociaux de classe et de sexe (Pagé, 2014). Elle les considère comme étant consubstantiels44, c’est-à-dire que :

« (1) les rapports sociaux, bien que distincts, possèdent des propriétés communes – d’où l’emprunt du concept marxien de rapport social avec son contenu dialectique et matérialiste pour penser le sexe et la race; (2) les rapports sociaux, bien que distincts, ne peuvent être compris séparément, sous peine de les réifier (Kergoat, 2012, p. 48). Cette sociologue postule que les rapports sociaux doivent être appréhendés dans leurs articulations, car c’est précisément là que les groupes sociaux sont produits et recomposés, et que les systèmes de domination et les rapports de force sont, incessamment, reconfigurés (Galerand et Kergoat, 2014a). Chacun contribue ainsi à configurer les autres, mais a ses propres bases idéelles et matérielles ainsi que ses modes d’exploitation et d’appropriation spécifiques. Les travaux empiriques de Danièle Kergoat se concentreront cependant longtemps sur les

43 Elles s’appuient à cet égard sur la position de l’anthropologue féministe sénégalaise Awa Thiam (1972,

cité dans Bentouhami et Guénif-Souilamas, 2017). Portant une critique similaire, un collectif d’auteures féministes sous la direction de la philosophe Naïma Hamrouni et de la politologue Chantal Maillé (2015b) a publié un ouvrage mettant en question le sujet du féminisme à partir d’un ancrage proprement québécois : « Qui est le sujet « femmes » dont parle le féminisme québécois? Ce sujet femme est-il blanc? Qui fait partie de ce « Nous femmes » et qui en est implicitement exclue? Dans quelle mesure y a-t-il eu, et persiste-t-il, des réticences face à cette volonté d’inclusion de toutes les femmes dans ce « Nous femmes »? Est-ce que les revendications au cœur du féminisme actuel représentent bien les préoccupations profondes des femmes minorisées, racisées, ou traduisent-elles davantage l’expérience des femmes blanches privilégiées de par leur couleur? (Hamrouni et Maillé, 2015a, p. 11). » Cette contribution inédite dans le monde francophone s’est imposée au regard du contexte sociopolitique québécois des dernières années et plus particulièrement de « la multiplication des mobilisations féministes autour d’enjeux culturellement sensibles » (Hamrouni et Maillé, 2015a, p. 11).

44 Elle choisit le terme « consubstantialité » par défaut, car « signifiant l’unité de substance entre trois

entités distinctes, il invite à penser le même et le différent dans un seul mouvement » (Kergoat, 2012, p. 48). Bien qu’elles présentent plusieurs similarités, Galerand et Kergoat (2014a) la distinguent de l’intersectionnalité abordée à la section suivante.

rapports de classe et de sexe, auxquelles s’ajouteront au début des années 2000 les rapports sociaux de race. Au Québec, une perspective similaire est défendue par la sociologue Danielle Juteau qui s’intéressera principalement à l’ethnicité et aux rapports ethniques à partir des années 199045 (Pagé, 2014).

Alors que, dans l’ensemble, l’analyse féministe matérialiste de la domination et de l’articulation des rapports de pouvoir en France et du côté francophone s’effectue d’abord sous l’angle des rapports sociaux de sexe, puis de classe, un réel paradigme de l’enchevêtrement des oppressions émerge aux États-Unis dans les années 1980 avec le « féminisme noir » (Black feminism) (Galerand et Kergoat, 2014a; Jaunait et Chauvin, 2012). Face à une société clivée par le racisme, le féminisme noir amorce une véritable révolution politique et théorique pour les féminismes, en premier lieu nord-américains :

[Le] féminisme états-unien « en général » [est] précisément critiqué et reconnu pour son « solipsisme blanc », héritier malgré lui de la fameuse « ligne de couleur » produite par les systèmes esclavagiste, puis ségrégationniste ou discriminatoire, encore à l'œuvre dans la société américaine contemporaine (Dorlin, 2008a, p. 10).

À l’instar des féministes lesbiennes à peu près à la même époque, les féministes afro- américaines montrent qu’en s’intéressant seulement au rapport d’oppression genre/sexe et au système patriarcal, les analyses féministes tendent à cacher les autres rapports et systèmes de domination (racisme, classisme, hétérosexisme, etc.) (Maillé, 2007; Toupin, 1998). Elles pressent les chercheur·es féministes à reconnaître « les différences entre les femmes et parmi le groupe des femmes, ainsi que la multiplicité des identités et des subjectivités construites dans un contexte sociohistorique particulier » [traduction libre] (Olesen, 2011, p. 130). Les féministes afro-américaines remplacent l’idée de la femme, essentialisée et universelle, par celle de femmes situées au regard d’expériences et de positions occupées, entre autres, dans la division du travail et le système de stratification raciale (Olesen, 2011; Strega et Brown, 2015a). L’une des contributions majeures de ces féminismes est donc de (re)problématiser le « sujet du féminisme » en posant la question : « qui est ce “Nous” de “Nous, les femmes” ? » (Dorlin, 2008a, p. 26).

Contrairement au féminisme matérialiste français46, la pensée féministe noire ne s’est pas constituée dans un rapport d’analogie depuis la méthode et les concepts d’une autre théorie. Le socle du féminisme noir a été construit par des « Africaines-Américaines ordinaires » (Collins, 2008, p. 135) à partir des connaissances issues de leurs expériences concrètes. L’épistémologie de la pensée féministe noire s’inspire néanmoins du point de vue afrocentrique. Ce point de vue traduit un système de valeurs africain affirmé différemment selon les contextes et préexistant à l’oppression raciale, mais qui « en raison du colonialisme, de l’impérialisme, de l’esclavage, de l’apartheid et d’autres systèmes de domination raciale » (Collins, 2008, p. 149) se caractérise aussi par une expérience de l’oppression raciale qui imprègne « la structure familiale, les institutions religieuses, la culture et la vie collective des Noirs dans diverses parties de l'Afrique, des Caraïbes, de l'Amérique du Sud et de l'Amérique du Nord » » (Collins, 2008, p. 149). La généalogie du féminisme noir est par ailleurs intimement liée aux mouvements abolitionnistes aux États-Unis, auxquels les femmes africaines-américaines ont activement pris part (Dorlin, 2008b). Elle est enfin marquée par l'histoire coloniale et le système d’esclavage nord-américain, se caractérisant – à la différence des États esclavagistes européens modernes – par le développement d'un système plantocratique d'envergure et d’un colonialisme de peuplement47 (Dorlin, 2008b).

Dans un article demeurant aujourd’hui l’un des textes majeurs des épistémologies du point de vue48 (Dorlin, 2008b), Patricia Hill Collins (2008) conçoit ainsi les expériences des femmes noires comme étant une passerelle entre le point de vue afrocentrique et le point de vue féministe : « par certains aspects, les femmes Noires ressembleront davantage aux hommes Noirs, alors que d'autres traits les rapprocheront davantage des femmes blanches, mais elles pourront tout aussi bien se distinguer de ces deux groupes » (p. 151). Les femmes noires ont

46 Tel qu’expliqué à la section 2.2.1, ce courant a largement été pensé à partir de la méthode et des

concepts marxistes. Comme le résument Daune-Richard et Devreux (1992), « nous nous inscrivons dans un courant de pensée qui s'appuie sur le marxisme et en reprend la conception structurale, mais qui le critique et en redéfinit certains concepts, en particulier celui, central, de rapport social appliqué aux rapports entre les hommes et les femmes » (p. 7).

47 Le colonialisme de peuplement n’est pas un événement du passé, mais une structure dynamique

(Wolfe, 1999) supportant le racisme et la domination blanche (Smith, 2012). Les études sur le colonialisme de peuplement (Settler Colonial Studies) s’intéressent aux structures de domination propres aux sociétés s’étant construites sur l’appropriation d’un territoire et le génocide culturel et physique des populations autochtones (Cavanagh et Veracini, 2017; Veracini, 2010).

donc une conscience politique multiple, pouvant à la fois appartenir à un groupe au plan identitaire tout en s’en dissociant sur le mode « et/ou bien » (King, 1987, cité dans Collins, 2008, p. 151). Collins (2008) remet ainsi en cause les analyses soutenant que les femmes noires comprennent mieux l’oppression que les autres groupes, avançant du même souffle l’existence de variations de leurs points de vue selon leur enracinement dans des conditions matérielles réelles structurées par les classes sociales. Comme le résume la sociologue Leila Benhadjoudja (2015), « Collins ne veut pas dire […] que les femmes noires sont plus aptes à construire un savoir “vrai” ou “objectif” sur elles-mêmes. Elle souligne plutôt qu’une épistémologie féministe afrocentrique permet de comprendre comment les groupes subornés créent un savoir qui résiste à l’oppression » (p. 51).

L’épistémologie de la pensée féministe noire prend appui sur la sagesse – en opposition à l’autre type de connaissance qu’est l’érudition – nécessaire pour vivre et survivre dans un contexte d'oppression raciale, sexuelle et sociale49. Elle confère en ce sens une manière originale de penser la complexité de la domination, dont la force est son ancrage direct dans la réalité sociale de personnes ayant toujours eu besoin de « comprendre les dynamiques de la subordination raciale, sexuelle et sociale pour assurer leur survie50 » (Collins, 2008, p. 153). La puissance de cette perspective féministe tient largement à cette épistémologie qui met de l’avant la nature critique des connaissances subordonnées des femmes – et des hommes – en tant que fondements

49 Comme le résume Patricia Hill Collins (2008) : « les Noires ont besoin de sagesse pour savoir comment

se comporter avec les « idiots éduqués » qui « auraient besoin d'un flingue pour tuer un cafard ». Appartenant à un groupe subordonné, elles ne peuvent pas se permettre d'être idiotes, car leur statut dévalorisé les prive des protections que confèrent la peau blanche, la masculinité ou la richesse. Cette distinction entre érudition et sagesse, ainsi que l'usage de l'expérience comme critère de différenciation ont permis aux Noires de survivre. Dans un contexte d'oppression raciale, sexuelle et sociale, les dominants s'en sortent avec un savoir dépourvu de sagesse, mais cette dernière est nécessaire à la survie des dominés » (p. 154).

50 L’extrait suivant en offre un aperçu, alors que la définition de la domination formulée à une autre

époque par une domestique noire étatsunienne illustre et rejoint la thèse de Naïma Hamrouni (2012) présentée à la section 2.3.4 selon laquelle le vecteur clé de la domination est le travail de care fourni quotidiennement aux indépendants : « voici comment Rosa Wakefield, une autre domestique âgée, rend compte du décalage entre le point de vue des puissant(e)s et celui de celles ou ceux qui les servent: « Mettons que vous mangiez tous ces repas alors que vous ne les avez pas préparés, que vous portiez ces vêtements que vous n'avez pas achetés, pas repassés: peut-être bien que vous allez vous mettre à penser que c'est la bonne fée ou je ne sais quel esprit qui s'est occupé de tout. [.. .] Les Noirs, ils n'ont pas le temps de penser comme ça. [...] Mais quand on n'a rien à faire d'autre, on peut penser comme ça. Et ça n'a rien de bon pour l'esprit. » (Gwaltney, 1980, p. 88, cité dans Collins, 2008, p. 140).

légitimes pour œuvrer à la mise en œuvre de la justice sociale (Benhadjoudja, 2015; Olesen, 2011).

Patricia Hill Collins propose de penser la domination dans une perspective holiste, à l’instar d’autres féministes noires comme bell hooks, Deboarh King et Kimberlé Crenshaw, en l’appréhendant « comme un système complexe possédant des caractéristiques liées à sa totalité, et des propriétés non déductibles de celles de ses éléments » (Bilge, 2010, p. 59). Dans un article caractérisant les perspectives théoriques féministes de l’intersectionnalité, la sociologue Sirma Bilge (2010) explique ainsi que :

dans une perspective holiste [de la domination], les différents éléments constituant le système sont liés autant par leurs similitudes que leurs différences. On ne peut ni réduire le tout à la somme de ses parties, ni déduire les parties de l’ensemble. Et il n’y a pas nécessairement de correspondances entre les différentes composantes. Il faut donc analyser les mécanismes de leur articulation et se pencher tant sur les invariants que sur les variantes selon les époques et les contextes (p. 59).

Aujourd’hui considérées comme une contribution majeure de la troisième vague du féminisme, les prémisses fondamentales de la théorie de l’intersectionnalité prennent forme avec aux États- Unis dans les années 1970 (Bilge, 2009, 2010). Devant l’indifférence au racisme du mouvement féministe et l’absence de problématisation du sexisme par le mouvement antiraciste, des féministes noires développent des outils d’analyse pour comprendre les discriminations complexes, c’est-à-dire comment les rapports de pouvoir sont interconnectés et se construisent mutuellement (Bilge, 2010; Collins et Bilge, 2016).

S’inscrivant dans le courant Critical Race Feminism, Kimberlé Crenshaw est la première à utiliser le terme intersectionnalité pour aborder, notamment, les dimensions raciales et genrées de la discrimination en emploi ainsi que de la violence faite aux femmes de couleur (Bilge, 2009). Forgée dans une perspective juridique, l’approche de l’intersectionnalité de Crenshaw (1991; 2005) distingue l’intersectionnalité structurelle et l’intersectionnalité politique. L’intersectionnalité structurelle confère la possibilité de montrer comment la position des femmes de couleur au croisement de la race et du genre rend leur expérience qualitativement différente de celle des femmes blanches à partir desquelles les attentes institutionnelles en matière de violence conjugale sont fondées. Cet effacement limite par conséquent la portée des interventions pour les femmes de couleur. L’intersectionnalité politique révèle que les stratégies

de résistance mises en place par le féminisme et l’antiracisme reproduisent la subordination des femmes de couleur :

[d’un côté] l’impuissance du féminisme interroger la race aboutit à des stratégies de résistance qui trop souvent reproduisent et renforcent la subordination des gens de couleur, tandis que [de l’autre côté] l’impuissance de l’antiracisme à interroger le patriarcat se traduit par la reproduction trop fréquente de la subordination des femmes au sein de ce courant (Crenshaw, 2005, p. 61).

Les femmes et les hommes qui dominent ces mouvements ont ainsi le pouvoir de décider si et dans quelle mesure les différences intersectionnelles vécues par les femmes de couleur seront intégrés à la politique du mouvement.

Lors de son passage du milieu militant au milieu académique, une dématérialisation (Collins, 2012, cité dans Pagé, 2014) et un blanchiment (Bilge, 2015) de ces fondamentaux se sont cependant opérés. Des perspectives contemporaines se revendiquant de l’intersectionnalité évacuent son ancrage dans la lutte populaire, son projet de transformation sociale ainsi que sa pensée critique raciale, ce qui marginalise « les personnes racialisées comme productrices des