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Chapitre 4. Pôle technique : une démarche inspirée de l’ethnographie institutionnelle

4.1. Les fondements et la démarche de l’ethnographie institutionnelle

4.1.4. Les étapes et niveaux d’investigation de l’enquête

Afin de naviguer plus aisément dans cette démarche de recherche non conventionnelle, Liza McCoy et Marjorie L. DeVault (2006; McCoy, 2006) synthétisent à partir des travaux de Dorothy E. Smith les grandes étapes et niveaux d’investigation caractérisant la méthode de l’ethnographie institutionnelle. S’il n’y a pas une seule façon de la conduire, ce type de recherche partage un même point de départ et d’arrivée. Tel qu’expliqué aux sections précédentes, chacune part de l’expérience des individus (section 4.1.1) et s’achève par la mise en visibilité des rapports de régulation – et de leurs supports textuels – l’organisant et la coordonnant au niveau institutionnel (section 4.1.2). Le point d’entrée dans l’institution se situe toujours dans les expériences des individus.

La première étape de l’enquête menée dans le cadre d’une ethnographie institutionnelle consiste à circonscrire le point de départ de la recherche (DeVault et McCoy, 2006). Il faut choisir une expérience ou un champ de pratiques quotidiennes à explorer et cibler le point de vue de certaines personnes vivant cette expérience. Ce choix opérationnalise généralement l’épistémologie alternative étant au fondement de l’ethnographie institutionnelle. Plusieurs ethnographes institutionnels entendent ainsi ouvrir les idées préconçues, ébranler les discours dominants et connaître toute l’histoire, c’est-à-dire faire émerger celle étant subsumée par les rapports sociaux et les processus institutionnels (Smith, 2005). L’une des façons d’y parvenir est de contribuer à ce que les voix généralement tues dans le milieu scientifique et académique par les rapports de régulation, comme celles des femmes, soient entendues (DeVault et McCoy, 2006). L’ethnographie institutionnelle va cependant plus loin : « l’idée est de passer de l’accent mis sur les femmes elles-mêmes (en tant que sociologie “des femmes”) à une sorte d’enquête qui pourrait être utile dans les efforts visant à changer les rapports sociaux qui subordonnent les femmes et d’autres groupes sociaux » [ma citation] (DeVault et McCoy, 2006, p. 19). Il s’agit ainsi de produire des savoirs utiles à la transformation sociale. Un processus de dévoilement des rapports qui régulent leur expérience au niveau institutionnel s’amorce à partir de leur point de vue.

Ce premier niveau de l’enquête est ancré dans la connaissance qu’ont des personnes vivant une expérience organisée par des rapports de régulation, et ce, à partir d’un point de vue en particulier. Mais à ce stade, les rapports de régulation à étudier ne sont pas précisés. Ils

émergeront des matériaux recueillis et analysés. Les rapports de régulation sont souvent recueillis lors d’entretiens faisant partie intégrante de la recherche, mais ils peuvent aussi être constitués à partir d’autres recherches, ouvrages et articles, à partir d’observations, d’entretiens et d’échanges informels ou encore depuis l’expérience vécue par le chercheur·e (Campbell et Gregor, 2008; Smith, 2005).

Dans le cas où des entretiens individuels ou de groupe sont menés, ils sont appréhendés comme une porte d’entrée pour l’exploration des processus institutionnels (DeVault et McCoy, 2006). Les personnes y ayant pris part ne sont donc pas des sujets, mais des informateurs et des informatrices pouvant fournir des connaissances pertinentes sur l’expérience se trouvant au cœur de l’enquête (« informants knowledgeable »). Les entretiens ne sont pas standardisés. Le contenu, le format et même la conduite des entretiens évoluent sensiblement de l’un à l’autre, chacun se basant sur les connaissances fournies par les précédents (DeVault et McCoy, 2006). Les entretiens permettent aussi, chemin faisant, de valider sa compréhension en construction et de cibler davantage l’objet de la recherche.

Au moment de procéder à l’analyse des entretiens, McCoy (2006) recommande de poursuivre deux buts liés. Le premier objectif est de développer une compréhension et une appréciation de l’expérience vécue concrètement par les individus (« individual’s embodied experience »). Elle peut prendre une forme descriptive, où sont mises en lumière les interfaces entre l’expérience et l’institution. Il ne s’agit toutefois pas de la finalité de ce type d’enquête. Le deuxième objectif est de les utiliser afin de rendre visible le champ institutionnel dans lequel ces expériences individuelles sont situées. Cette opération analytique incontournable pour la suite de la recherche permet d’identifier les sites et processus à explorer, soit « quelques-uns des rapports translocaux, des discours et des processus institutionnels qui façonnent le travail quotidien des informateurs » [traduction libre] (DeVault et McCoy, 2006, p. 21). Elle implique de distinguer le travail dont parlent les personnes – ce qu’elles font – et comment ces personnes peuvent en parler – les discours institutionnels – (McCoy, 2006). L’ethnographe institutionnel cherche en outre à identifier les points d’intersection entre différents processus, c’est-à-dire là où le travail de plusieurs personnes se croise et se coordonne à l’intérieur d’un ou plusieurs sites (DeVault et McCoy, 2006). Au terme de l’analyse, de nouvelles questions de recherche sont formulées afin de poursuivre l’enquête.

La deuxième étape de la recherche se situe au deuxième niveau d’investigation, davantage tourné vers l’institution et son fonctionnement. Elle permet de répondre aux questions élaborées du point de vue des premiers informateurs et informatrices, en explorant cette fois le travail des personnes qui produisent, modifient et mettent en pratique les rapports de régulation (McCoy, 2006). Deux types de travail s’y croisent et se forment mutuellement à ce niveau (DeVault et McCoy, 2006). Le travail dit « de première ligne » consiste à « établir des liens entre les clients [ou autres bénéficiaires des services publics] et les discours de régulation, “en remuant” le désordre d'une situation quotidienne afin qu'elle corresponde aux catégories et aux protocoles en place » [traduction libre] (DeVault et McCoy, 2006, p. 27). En d’autres mots, ces travailleurs et travailleuses s’assurent que leurs activités – comme remplir un formulaire – soient en adéquation avec les différents « textes » l’encadrant, comme des politiques, des lois, des programmes, des objectifs de gestion ou des déclarations politiques (Griffith et Smith, 2014b). Le deuxième type de travail est macroinstitutionnel. Il consiste à produire, élaborer et formaliser ces « textes » de référence, qui coordonnent, organisent et régulent le travail au sein de l’organisation. Ce travail précède de manière générale celui de première ligne. Dans un cas comme dans l’autre, les capacités à agir des personnes – et bien qu’il s’agisse évidemment d’individus – « proviennent des organisations, et des relations sociales128 que ces organisations produisent en même temps qu’elles sont produites par elles » (Smith, 2018, p. 68).

Les processus institutionnels et les points d’intersection identifiés à la première étape servent ici de guide pour approfondir empiriquement la compréhension des rapports de régulation. La collecte de matériaux pour cette seconde étape s’effectue de différentes manières, généralement par de l’analyse documentaire, des entretiens de recherche et de l’observation. L’ethnographe institutionnel accorde à la fois de l’intérêt aux « textes », aux « conversations » entre ceux-ci et aux activités des personnes qui les produisent, les utilisent et les mettent en pratique (DeVault et McCoy, 2006). Le choix des informateurs et des informatrices à rencontrer ainsi que les thèmes à aborder dépend en outre des matériaux recueillis en amont. Pour rendre visibles les rapports de régulation, les nouveaux matériaux doivent contribuer à restituer une chaîne d’activités interconnectées et organisées autour et à travers un ensemble de documents (DeVault

128 Le terme « rapports sociaux » me semble ici plus juste par rapport aux arguments présentés

et McCoy, 2006). La troisième – et dernière – étape consiste donc à décrire analytiquement cette chaîne d’activités, de discours et de documents de manière à dévoiler comment ils régulent l’expérience des personnes à partir de laquelle a été menée l’enquête. L’aboutissement de l’ethnographie institutionnelle est l’élaboration d’une cartographie – qui peut prendre, ou non, une forme graphique – révélant une matrice particulière de rapports de régulation organisant la société et où les personnes vivant une expérience similaire peuvent se situer à la manière d’un point indiquant « vous êtes ici » sur une carte (Smith, 2005).