• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4. Pôle technique : une démarche inspirée de l’ethnographie institutionnelle

4.1. Les fondements et la démarche de l’ethnographie institutionnelle

4.1.1. Partir de l’expérience quotidienne

L’histoire de l’ethnographie institutionnelle est à resituer dans celle de son instigatrice115. Le projet d’une sociologie se déployant à partir de l’expérience des personnes – et des femmes dans un premier temps – émerge d’une contradiction fondamentale

113 Comme ce livre a été publié durant la rédaction de cette thèse, ce chapitre comprend à la fois des

traductions en étant issues et d’autres étant des traductions libres de l’ouvrage original.

114 En cohérence avec sa méthode, Dorothy E. Smith a comme souci que la traduction reflète

effectivement sa pensée. Nous avons pu échanger avec elle à ce sujet en 2016 à la suite d’une lecture publique avec Alison Griffith à McGill University.

expérimentée par Dorothy E. Smith elle-même quand elle commence sa carrière universitaire. Cet extrait explique bien l’écart (« disjuncture ») vécu par Smith entre sa position deux lieux importants dans sa vie, la maison et l’université :

Ce que j’expérimentais mettait à jour des différences radicales entre la maison et l’université, sur la manière dont ces lieux étaient situés, et sur la manière dont ils me situaient dans la société. La maison était organisée autour de tout ce qui relevait spécifiquement du corps de mes enfants, de leur visage, de leurs mouvements, du son de leur voix, de l’odeur de leurs cheveux, des disputes, des jeux, des rituels de lecture avant le coucher, du stress le matin pour les amener à l’école, de la préparation et du service des repas, et de la multitude des activités quotidiennes impossibles à énumérer, un univers de travail préoccupant, intense, qui ne peut pas vraiment être défini. Mon travail à l’université était organisé tout à fait différemment ; la sociologie que je pensais et que j’enseignais était enchâssée dans les textes, ce qui me connectait à un discours qui se déployait indéfiniment le long de réseaux de personnes que je ne connaissais que très partiellement. […] Le travail administratif réalisé par la faculté était relié à l’administration de l’université, appréhendée à ce moment-là assez vaguement sous les traits des représentants du pouvoir tels le doyen ou le président ou encore ceux des bureaux du service des immatriculations, qui tous régulaient le travail que nous faisions avec les étudiants. Arrivée au département, la première activité que j’entreprenais, après avoir salué les secrétaires, était d’ouvrir mon courrier et par conséquent d’entrer dans un monde où l’action était médiatisée par des textes (Smith, 2005, p. 12, cité dans Gonzalez et Malbois, 2013b, p. 5-6).

La sociologue-femme-mère de famille fait alors l’expérience de la rupture entre la subjectivité de la maison et celle de l’université, « la première étant irrémédiablement organisée autour d’une appréhension du monde basée sur le proche et le corporel, la seconde ayant pour principe de procéder à leur exclusion » (Gonzalez et Malbois, 2013b, p. 5). C’est l’organisation sociale de ces deux subjectivités qui fondent la disjonction étant au fondement de l’ethnographie institutionnelle, « entre d’une part, la réalité sociale objectivée par et au travers des discours institutionnels qui s’imposent à l’agent sous la forme d’un rôle qu’il lui faudrait endosser et, d’autre part, son expérience effective des actualités qui forment le substrat phénoménologique de son vécu quotidien » (Gonzalez et Malbois, 2013b, p. 7).

L’influence matérialiste et phénoménologique transparaît dans la façon dont Smith conçoit cette rupture. Elle l’appréhende comme limitant la capacité d’agir – et donc l’épanouissement – de la personne qui en vient à « à penser en dehors ou à côté de son corps, voire contre celui-ci » (Smith, 2010, cité dans Gonzalez et Malbois, 2013b, p. 7). De manière plus détaillée, Gonzalez et Malbois (2013b) expliquent que :

Cette disjonction s’apparente à une aliénation, car elle a pour effet de masquer à la personne qui subit cette contradiction comment et combien sa propre praxis participe à la production du monde social. Autrement dit, le travail des corps se voit réifié : de sujets, les agents deviennent objets. Simultanément, ce même travail est traité comme une propriété de la réalité sociale, fétichisé par des idéologies contribuant à entretenir l’illusion que cette réalité opérerait indépendamment des personnes qui, par leurs activités, la font advenir (p. 7).

Sa sociologie entend résorber cette aliénation en réhabilitant le corps en tant que « site de la conscience, de l’esprit, de la pensée, de la subjectivité et de l’agentivité » [traduction libre] (Smith, 2005, p. 25). Ce faisant, « les phénomènes de l'esprit et du discours – l'idéologie, les croyances, les concepts, la théorie, les idées, etc. – ne [seront] plus traités comme s'ils étaient seulement dans la tête des gens » [traduction libre] (Smith, 2005, p. 25).

Smith (1990) adopte donc une conception alternative du savoir – considéré comme construit et organisé socialement plutôt que comme neutre et objectif116 – et de sa production, qui se heurte à l’universalisme prédominant dans le milieu scientifique et académique. L’ethnographie institutionnelle ne cherche pas à vérifier une théorie existante ou à la confronter à des données empiriques, mais à produire des connaissances permettant aux personnes de prolonger leur « savoir ordinaire », c’est-à-dire celui émanant de leurs activités quotidiennes (Smith, 2005). Le but premier de cette sociologie engagée n’est donc pas d’accroître le « savoir scientifique », mais d’étendre le « savoir ordinaire » des personnes vers des régions où ils n’ont pas été117 afin de contribuer à lever ce qui entrave leur capacité d’agir (DeVault et McCoy, 2006; Gonzalez et Malbois, 2013b). Comme l’explique Smith (2018) :

116 Cette prémisse de base rejoint notamment la perspective constructiviste et les travaux de Berger et

Luckmann (2012) pour qui la sociologie de la connaissance a comme objet d’étude la réalité en tant que construit social.

117 De manière plus détaillée, Smith (2005) soutient que « l’ethnographie institutionnelle vise à élaborer

un savoir qui, essentiellement, étend la connaissance ordinaire du monde quotidien à des régions où l’on n’a pas été, et où peut-être l’on ne peut pas aller si l’on n’a pas la curiosité d’un·e explorateur·trice, ni ne possède les compétences requises pour trouver son chemin en se repérant sur une carte » (p. 50). À la lumière de ma recherche et des perspectives féministes adoptées, je postule aussi – ou plutôt – que les connaissances produites par cette méthode sont difficilement visibles depuis l’expérience locale, car ils sont rendus opaques par les rapports sociaux et les rapports de domination, qui naturalisent – et donc invisibilisent – l’organisation sociale. En plus de la technique (Smith, 2005), leur découverte nécessite beaucoup de temps, ce qui fait généralement défaut en l’absence de rémunération ou de reconnaissance pour le faire.

une fois que l’ethnographie institutionnelle a été réalisée, cette recherche devient une ressource qui peut être traduite dans les termes du savoir pratique que les gens mobilisent dans leur vie quotidienne. D’où le fait qu’elle devienne un moyen par lequel étendre le savoir ordinaire, plutôt qu’un moyen par lequel remplacer le savoir ordinaire par celui de l’expert.e (p. 50).

La sociologie de Smith (2005) participe en ce sens à un changement de paradigme dans la manière de concevoir le social et de l’étudier.

Pour soutenir l’émergence de savoirs qui ne soient pas réifiés et « qui ne pose pas [le savoir] comme étant quelque chose qui existe au-delà et au-dessus des gens » (Smith, 2018, p. 50), Smith élabore une épistémologie du point de vue. Sa conception épistémologique diffère cependant de celles d’autres chercheur·es féministes et critiques pour qui le point de vue situé renvoie à une position de sexe, de classe ou de race au sein de la société118. Pour Smith (2005), le point de vue situé désigne « la position d’un sujet comme point de départ pour l’ethnographie institutionnelle en tant que méthode d’enquête » [traduction libre] (p. 10). Avec ce point de départ, l’épistémologie proposée déplace l’objet d’étude : « ce sont les aspects des institutions qui ont à voir avec l’expérience des gens, non pas les personnes elles-mêmes, qui constituent l’objet de l’étude » (Smith, 2018, p. 89). En d’autres mots, il ne s’agit pas de mener une recherche sur une ou des personnes occupant une certaine position sociale ou catégorisées d’une certaine façon, ni par ces personnes, mais depuis leur position – qui peut d’ailleurs être celle de l’ethnographe – afin d’accéder aux institutions.

Enfin, cette méthode n’est pas descriptive, à la manière de l’ethnographie classique par exemple (Erickson, 2011). Elle prend plutôt la forme d’une enquête où le savoir est, au contraire, le résultat d’un dialogue entre l’ethnographe institutionnel et les personnes contribuant depuis leur point de vue à la recherche, avec soi-même et avec les écrits (Smith, 2005). C’est par sa médiation que sont découvertes, rendues visibles et compréhensibles ce que Smith (2005) appelle les « ruling relations ».