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Chapitre 4. Pôle technique : une démarche inspirée de l’ethnographie institutionnelle

4.1. Les fondements et la démarche de l’ethnographie institutionnelle

4.1.2. Révéler les rapports de régulation par les textes

Bien qu’elle soit ancrée dans l’expérience quotidienne des personnes, cette sociologie ne s’y limite pas. Inspiré par le notion marxiste de « ruling class » (classe dirigeante), le néologisme « ruling relations » inventé par Dorothy E. Smith condense le postulat de base du programme de recherche de l’ethnographie institutionnelle, selon lequel « dans les sociétés contemporaines, les relations d'interdépendance ne se nouent pas seulement dans l'immédiat et le registre interpersonnel ; elles sont largement diffuses, ubiquitaires, impersonnelles et intangibles, et néanmoins contraignantes » (Malbois et Barthélemy, 2018, p. 23-24). Les « ruling relations » constituent un mode inédit et distinctif d’organisation de la société. Tel que conceptualisé par Smith (2018), il s’agit de « formes objectivées de conscience et d’organisation, dans le sens où ces formes de conscience et d’organisation s’édifient de manière externe aux personnes et aux situations concrètes, particulières, ici et maintenant » (p. 62). La traduction de ce néologisme en français pose certains défis. Le concept de « ruling relations » a été traduit de différentes façons : « relations régulatoires » (Gonzalez et Malbois, 2013b), « relations régissantes » (Carrier et Prodinger, 2014), puis « relations de régulation » dans la traduction de l’ouvrage de Smith (2018). Dans une recension de ce livre, Maunier (2018) critique le choix de cette traduction qui « semble atténuer la préoccupation de Smith envers les relations de domination, de pouvoir et d’aliénation » (par. 10). Prenant appui sur cette critique et sur l’appareillage conceptuel féministe mobilisé dans le cadre de cette thèse, je propose de traduire le concept de « ruling relations » par « rapports de régulation ». La nuance entre les concepts de relations et rapports est importante en français, ce qui n’est pas le cas en anglais où « relations » a un sens beaucoup plus englobant (Kergoat, 2005). Il semble que les rapports de régulation renvoient moins aux relations sociales qu’aux rapports sociaux, lesquels sont antérieurs à la rencontre entre des individus concrets – soit les relations sociales – et postérieurs à elle (Kergoat, 2005). Pour Layder (2006), l’intérêt même de Smith pour les « ruling relations » témoigne de l’influence de la pensée de Marx. En ce sens, l’expression rapports de régulation

reflète davantage cet ancrage marxiste – renouvelé par l’analyse féministe119 – ainsi que la compréhension extralocale du monde social visé par la sociologie de Smith.

Le point focal de l’ethnographie institutionnelle n’est cependant pas l’étude d’un mode de domination, mais d’un mode d’organisation sociale de type « textuel » ayant pris de l’importance dans les sociétés capitalistes durant la dernière partie du 19e siècle et aujourd’hui si répandu que nous en sommes à peine conscients120 (Gonzalez et Malbois, 2013b; Smith, 2005). L’ethnographie institutionnelle vise ainsi à rendre compte des avancées et des mutations du capitalisme, qui se situent « en particulier dans le type d’asymétries et de domination qui s’instaurent, ainsi que dans leur façon de s’imposer » (Gonzalez et Malbois, 2013b, p. 12). Elle cherche à intégrer « les [nouvelles] formes de conscience sociale qui (a) se sont différenciées et spécialisées en prenant l’aspect de relations sociales121 spécifiques et (b) sont objectivées dans le sens où elles sont produites comme si elles ne dépendaient pas de personnes singulières et de relations particulières » (Smith, 2018, p. 63).

Ces nouvelles formes d’agentivité et de subjectivité s’étant notamment développées en Europe et en Amérique du Nord ont été rendues possibles par l’invention, bien avant leur naissance, de l’imprimerie et de toutes les technologies de reproduction de l’écrit et de l’image généralisant l’accès aux mots au-delà des conversations en face à face (Smith, 2005). Ce mode d’organisation repose sur la construction sociale de la réalité documentaire122. Les formes d’exercice du pouvoir sont médiatiques, c’est-à-dire qu’elles reposent sur des « textes » et leur circulation (Smith, 1990). Les « textes » peuvent prendre différentes formes, aussi variées qu’un imprimé, un film, un site web, une application numérique, etc. Quel que soit le média, ils ont cependant en commun d’être reproductibles et, par conséquent, de pouvoir « être lues, entendues et

119 Sur le renouvellement du concept marxiste de rapport social par les féministes matérialistes françaises,

voir la section 2.2.1.

120 L’un et l’autre n’en sont pour autant pas déconnectés, comme le montrent les conditions d’émergence

de ce mode d’organisation sociale. Ma lecture de cette sociologie m’amène plutôt à dire que son analyse est essentielle pour dévoiler les nouvelles formes insidieuses de la domination.

121 Le terme « rapports sociaux » me semble ici plus juste par rapport aux arguments présentés

précédemment.

122 Comme le rappellent Gonzalez et Malbois (2013b) la « construction sociale de la réalité

regardées par plus d’une personne, dans des lieux différents et à des moments différents123 » (Smith, 2018, p. 223). Les rapports de régulation reposent ainsi sur un ordre textuel qui rend possible une organisation sociale qui ne dépende pas du temps, du lieu et des personnes (Smith, 2005).

Cette organisation textuelle de la réalité sociale connait une forte croissance à partir de la seconde moitié du 19e siècle avec le développement de la bureaucratie de l’État et l’essor de l’organisation scientifique du travail aux États-Unis124 (Smith, 2005). La rationalisation objective des entreprises introduit une dissociation entre le mode de production et les individus, ce qui transforme radicalement les modes de direction et de gestion. La prise de décision se voit dorénavant fondée sur « un stock de connaissances garanties par des données chiffrées plutôt que sur la base de conjectures ou de formes de comptes rendus non fondés sur des calculs » (Smith, 2018, p. 65). En d’autres mots, le savoir nécessaire à la prise de décision n’a plus son siège dans la tête des individus, mais dans des « régimes de règles écrites et de pratiques administratives, combinées avec des systèmes de recueil de données » (Smith, 2018, p. 65). Dans la bureaucratie étatique en particulier, ce sont les politiques et les lois qui se trouvent en haut ou au centre de l’organisation formelle (Smith, 1974).

Ce mode d’organisation sociale connaît un renouveau dans les années 1980 et 1990, avec la montée en force du management dans le domaine de la gestion des ressources humaines aux États-Unis puis de l’implantation du « New Public Management » dans les administrations publiques des pays capitalistes (Griffith et Smith, 2014b; Masclet, 2012). La nouvelle gestion publique désigne, sommairement, « un mouvement international de réformes des administrations publiques […] qui vise une augmentation de leur efficacité organisationnelle et de leur reddition de comptes à l'aide de méthodes de gestion empruntées aux entreprises privées, à commencer par les mécanismes de type marché » (Desrochers, 2016 p. vii). L’adoption et l’adaptation des modes de gestion et d’organisation du travail développées dans le réseau privé provoquent plusieurs transformations néolibérales dans les institutions publiques, dont la gouvernementabilité managériale et la mise en concurrence des organisations comme des

123 En d’autres mots, « la capacité de coordonner les actions des gens à distance dépend de la capacité du

texte, en tant que chose matérielle, d’apparaître sous une forme identique où que puisse se trouver le corps du lecteur, de l’auditeur ou du spectateur » (Smith, 2018, p. 224).

employé·es (Desrochers, 2016 ). La nouvelle gestion publique participe en ce sens à la réorganisation du pouvoir dans les sociétés contemporaines, tel qu’il se déploie dans les rapports de régulation.

Le développement de ce mode de régulation sociale s’institue, entre autres, par une séparation radicale des sphères d’action et de conscience des hommes et des femmes (Smith, 2018). Comme l’explique Smith (2005), la formation scolastique et idéologique des hommes de la classe moyenne crée une forme de conscience moderne se logeant à l’extérieur du corps « qui rend possible l’agir dans des modes qui supplantent ou assujettissent l’existence corporelle ici et maintenant » (p. 63). Les rapports de régulation se développent, tout en reproduisant, la division des sphères du travail entre les sexes. Les femmes sont par conséquent largement demeurées aux marges des rapports de régulation, occupant des positions subalternes, manquant de pouvoir d’action autonome et réalisant « un travail dont le produit était destiné à être accaparé par les hommes » (Smith, 2018, p. 71). Elles se sont néanmoins emparées des technologies permettant la reproduction des écrits et de l’image pour contribuer de manière alternative à leur empowerment. Les femmes, en particulier celles de classes moyennes, ont notamment investi, à tous les niveaux, le système éducatif public alors émergeant. En ce sens, les sources textuelles caractéristiques de ce mode d’organisation sociale portent également les leviers de la résistance et de la transformation de l’institution.

Ce bref détour historique montre comment « les fonctions du “savoir, du jugement et de la volonté” en sont venues à être encastrées dans un ensemble défini de formes objectivées d’organisation et de conscience, qui organise et coordonne la vie quotidienne des gens » (Smith, 2018, p. 69). Comme ils ne peuvent pas être observés en soi, la découverte des rapports de régulation se fait par l’étude du travail des personnes et de sa coordination extralocale. Faisant écho aux perspectives féministes et pour la justice sociale présentées aux deux premiers chapitres, Smith (2018) adopte une conception extensive du travail, qui s’applique « à tout ce que les gens font qui demande du temps, dépend de conditions définies, est effectué dans des lieux particuliers et concrets, et est intentionnel » (p. 269). Les ethnographes institutionnels ne s’intéressent ainsi pas au travail en soi, de manière descriptive, mais comme une porte d’entrée pour révéler les rapports de régulation limitant la capacité d’agir des individus. Le travail ouvre ainsi à l’institution, mais pas directement comme le soutient Smith (2018) :

L’organisation du travail que les ethnographes peuvent recomposer à partir des connaissances pratiques que les gens leur fournissent ne demeure rien de plus qu’une organisation particulière des activités dans un lieu particulier, à moins que et jusqu’à ce que nous puissions retrouver la dimension institutionnelle de cette organisation. Et cela veut dire découvrir quels sont les textes qui coordonnent le travail effectué par des personnes différentes non seulement dans cette situation, mais aussi dans d’autres contextes de sorte que le travail réalisé dans un lieu soit coordonné avec celui accompli ailleurs et à d’autres moments (p. 224).

Au-delà de ce que les personnes font localement dans des lieux et à des moments particuliers, l’ethnographie institutionnelle s’intéresse aux différents modes de coordination et de généralisation caractérisant cette organisation sociale textuelle. Les modes de coordination de la société se découvrent dans les textes et plus particulièrement dans le rôle qu’ils jouent « dans la généralisation de l’organisation sociale que nous tenons pour acquise lorsque nous employons le terme d’institution125 » (Smith, 2018, p. 224). L’enquête porte dès lors sur les activités par lesquelles les textes sont reproduits, utilisés et mis en pratiques dans des activités typiques de ce mode d’organisation sociale, notamment administratives, bureaucratiques, managériales et médiatiques (DeVault et McCoy, 2006). Elle cherche à dévoiler les chaînes d’activités interconnectées et organisées autour et à travers un ensemble de sources textuelles par lesquelles circulent un ensemble de discours scientifiques, techniques et culturels objectivant la réalité sociale (DeVault et McCoy, 2006; Smith, 2005).