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Revue de la littérature et cadre conceptuel

1.2. Cadre conceptuel : Approche biographique et reproduction sociale

1.2.2. Transitions postscolaires et milieu social

Nous utilisons l’appartenance des individus à un milieu social pour rendre compte des différences de circonstances sociales, ainsi que de l’influence des liens sociaux proches. Un

34 L’approche « statutaire » a été mise en perspective par l’introduction du concept d’« émergence de l’âge

adulte », qui est basé sur les critères subjectifs quant à la dimension individuelle de devenir adulte (Arnett, 2001 ; Benson et Furstenberg, 2006 ; Schwartz et al., 2005 ; Shanahan et al., 2005).

milieu est un environnement social dans lequel les individus évoluent en interactions relativement stables, fréquentes et de longue durée. Dans ce travail, nous analysons deux espaces qui occupent une place majeure dans le milieu social depuis la naissance jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire : le ménage et le quartier. Nous partons de l’idée que « les individus qui occupent des positions semblables et qui, situés dans des conditions et conditionnements semblables, ont de fortes probabilités d’avoir des dispositions semblables et de produire ainsi pratiques et prises de position semblables » (Bourdieu, 1994 : 184).

Nous faisons la distinction entre deux dimensions interdépendantes qui caractérisent ces milieux : les ressources et les normes sociales ; car les possibilités, les orientations et les expériences durant l’étape postscolaire en dépendent. L’analyse de ces transitions permet de mettre en évidence comment s’opère ce processus de différenciation sociale à travers l’analyse des ressources et des normes sociales, car à la sortie du secondaire les jeunes se trouvent aux carrefours de la reproduction sociale (Furlong et Cartmel, 2007) et des rapports sociaux entre les sexes (Schoon, 2015). Puisque les contextes sociaux modulent fortement les expectatives et les expériences des jeunes, il est logique d’attendre que les transitions et le processus de passage à l’âge adulte soient aussi différenciés. Par exemple, selon la composition des différents types de ressources et d’accompagnements, les jeunes auront différents niveaux de vulnérabilité face aux risques dans leurs choix et les conditions extérieures (financiers, de santé ou d’autre nature), ce qui module leurs possibilités et leurs expectatives durant les transitions.

Dans la transmission des normes et des ressources, le ménage a un rôle central, c’est pourquoi il est au centre de notre analyse qualitative. Nous appelons ménage ou famille à l’ensemble d’individus unis par des liens de qui partagent une même résidence. Lors de l’enfance, c’est dans le ménage que se fait le premier lien entre l’individu et la société, par la transmission de normes et de ressources et l’introduction de modèles de conduite et d’un système de rôles sociaux (Pilon et Vignikin, 2006).

Pour comprendre les rapports complexes entre origine sociale, trajectoire éducative et trajectoire professionnelle, Heinz (1999: 222) propose le concept d’ « orientation biographique de l’action », qui fait référence « aux aspirations, aux raisonnements, et aux actions de l'individu dans la biographie professionnelle, tels que les décisions relatives aux modèles de carrière, à l'évolution des emplois ou des professions, à la poursuite des études, au

retour aux études, au collège ou à l'université ». Nous considérons que ce concept enrichit la théorie de la reproduction sociale de Bourdieu et Passeron (1970), car, dans l’analyse des

trajectoires éducatives et d’insertion professionnelle, il allie l’origine sociale et le système d’enseignement, avec les caractéristiques biographiques et les décisions individuelles.

1.2.2.1. Ressources

Tout milieu social est caractérisé par l’ensemble de ressources matérielles ou immatérielles qu’il est capable de mobiliser, liées à la division sociale du travail et à la répartition des titres académiques (Mayer et Carroll, 1987). Ainsi, la position d’un milieu social dans la société est basée sur le degré d’accès aux ressources socialement valorisées. D’après l’approximation de Pierre Bourdieu (1994), les ressources peuvent être économiques, sociales, culturelles et symboliques, et chaque individu se positionne socialement à partir des volumes spécifiques de chaque type. L’appartenance à un milieu influence fortement les chances d’accéder à ces ressources, notamment à travers la transmission intergénérationnelle de celles-ci. L’inégalité dans la répartition du capital économique et des capitaux culturels et sociaux sera un des déterminants importants dans le positionnement social en construction. Le degré de stratification sociale détermine des opportunités inégalement réparties et conditionne la possibilité d’accéder aux positions les plus désirées (Bourdieu et Passeron, 1970).

La transmission de ressources culturelles, inégalement réparties dans la société, offre à certains individus plus de chances de succès dans les différents champs scolaires, formatifs et professionnels. Avec le concept de « capital culturel » Bourdieu (1979) signale l’importance des mécanismes familiaux de transmission des ressources éducatives, linguistiques, de dispositions, de valeurs et connaissances pour aider les enfants à avoir de meilleures performances et expériences scolaires et, au-delà, de meilleures trajectoires formatives et professionnelles. En particulier, les parents très qualifiés mobilisent davantage de ressources culturelles : ils attendent que leurs enfants atteignent leur propre niveau académique et ils assurent ainsi l’entrée dans des formations prestigieuses.

Du point de vue de la transmission et de l’« usage » des ressources, les transitions postscolaires sont révélatrices autant des différences de ressources familiales, que de l’« activation » de celles-ci. L’activation des capitaux, social et culturel est un processus

individuel de mise en pratique, qui se concrétise lors de « moments d’inclusion ou exclusion sociale » (Lamont et Lareau, 1988). Ainsi, au cours des trajectoires individuelles, l’effort et la capacité individuelle d’activation des capitaux est une dimension centrale (Lareau et Horvat, 1999).

On considère que la vulnérabilité sociale est une condition caractérisée par l’insuffisance relative de ressources ; ce qui revient à créer un désavantage et une limitation pour saisir les opportunités et s’adapter aux changements (Rodríguez Vignoli, 2001). La précarité est une condition individuelle ou collective de forte vulnérabilité sociale. Puisqu’elle peut mettre en danger la reproduction matérielle des individus, il s’agit d’une condition qui fait l’objet d’aides spécifiques, par exemple de la part de l’Etat.

Après l’enseignement secondaire, les jeunes font des choix individuels de formation et de carrière ; l’accomplissement de ces choix sera fortement déterminé par l’usage des ressources mises à leur disposition, notamment par le ménage d’origine. Cependant, les choix individuels ne se font pas de façon isolée, mais plutôt « dans un contexte où plusieurs autres font leur choix » (Abbott, 2001 : 97). La circonstance spécifique de chaque jeune implique un temps, un lieu et des critères de compétition ou de collaboration face aux opportunités qui existent. Les individus configurent leurs trajectoires, agissent et évaluent leurs actions en référence aux contextes sociaux, inscrits dans des institutions et des marchés spécifiques (Heinz, 2006). C’est pourquoi le rapport des jeunes à leur quartier sera un facteur déterminant de leurs choix de vie.

Il est important de souligner que ces inégalités, en termes de ressources et d’accompagnement de la part de l’entourage du jeune, limitent ses possibilités d’un point de vue financier mais aussi en termes de temps (Becker, 1970). Le temps pendant lequel un jeune n’est pas productif a un impact différencié selon la stabilité économique familiale, ce qui limite fortement les possibilités d’exploration et de découverte à la sortie de l’enseignement secondaire (Mahaffy, 2003). Face aux besoins de définition de leur propre avenir, notamment dans la sphère professionnelle, les jeunes font face à des conditions d’exploration et de découverte fort différentes. La famille et l’école sont deux entités primordiales dans l’accompagnement de l’individu dans cette démarche de prise de décision concernant son avenir professionnel.

Du point de vue de l’accompagnement aux transitions postscolaires, les différences dans la connaissance du monde diplômé et des environnements académiques font la différence entre familles (Devine, 2004b ; Lareau, 2011). Les différences seront plus marquées dans des systèmes à forte ségrégation et inégalité sociale dans l’accès à la qualité éducative basée sur les ressources économiques des parents, comme c’est le cas de Lima qui est le contexte analysé ici.

1.2.2.2. Normes sociales

Comme collectifs humains, les milieux sociaux sont régulés et orientés par des schémas culturels spécifiques qui se déclinent en systèmes de normes sociales.

Les schémas culturels concernant la finalité et la légitimité des rôles et des statuts sociaux sont codifiés à travers des normes sociales, un système de règles qui encadrent la façon dont les gens se conduisent. L’application des normes passe par le contrôle social à travers des attentes dans les interactions interpersonnelles. S’éloigner des orientations normatives amène des sanctions sociales, certaines pouvant déclencher des mécanismes d’exclusion des groupes d’appartenance. Dans la famille, à l’école, dans le monde du travail et d’autres espaces de socialisation, des règles sur ce qui est convenable ou pas aux différents moments biographiques sont intériorisées. Toutefois, le respect des normes varie en fonction de l’identification personnelle aux schémas culturels qui les guident, l’attachement au groupe social et à l’efficacité des sanctions (Bicchieri, 2005 ; Bicchieri et al., 2011 ; Homans, 1966 ; Turner, 1982).

Au cours de l’enfance et de l’adolescence, le ménage est le principal espace de socialisation primaire, processus à travers duquel un ensemble de dispositions sociales et culturelles prend forme. La sociologie assigne une place centrale à la socialisation primaire par sa force formatrice sur l’individu. L’efficacité de la socialisation réside dans le fait qu’il s’agit d’une étape où l’encadrement familial quotidien est imposé à un individu très influençable dans des rapports à fort degré affectif34F34F

35 (Berger et Luckmann, 1973). Par ailleurs, l’influence de

35

Même si la socialisation est un processus qui se développe tout au long de la vie (Dubar, 1991), l’efficacité des socialisations ultérieures sont moins importantes à la socialisation primaire au sein de la famille.

l’environnement résidentiel peut être significative au cours de la socialisation par l’observation et l’interaction avec des adultes ou des pairs35F35F

36.

L’ensemble de dispositions individuelles développées au cours du processus de socialisation est l’habitus (Bourdieu, 1979). Celui-ci oriente la pratique des individus. Les caractéristiques d’un habitus proviennent des relations sociales et des circonstances matérielles à l’intérieur du milieu social d’origine, et de la position de celui-ci vis-à-vis des autres milieux sociaux. La plupart des dispositions qui composent l’habitus sont relationnelles, elles sont orientées à d’autres personnes et orientent l’action individuelle. A travers l’habitus, on classifie les expériences vécues, les espaces et les individus dans un sens social.

Concernant les transitions entre le système éducatif et le marché de travail, Heinz (1999) utilise le concept d’habitus professionnel, qui décrit les conditions distinctives des transitions d’insertion professionnelle à partir du milieu social familial. Cet habitus implique des dispositions spécifiques vis-à-vis des études, des opportunités d’emploi, de la subordination professionnelle et de l’organisme employeur. Le système social est basé sur des façons légitimes de faire et d’être ; c’est pourquoi plus les individus ont des dispositions et des ressources alignées aux critères hégémoniques, plus ils auront de chances de mieux se positionner dans les différents champs sociaux.

Une des principales orientations normatives qui se transmettent durant le processus de socialisation, et, source majeure de différentiation des parcours biographiques, est le genre. Les normes de genre constituent des répertoires de façons de faire et d’être lié au sexe biologique ; elles sont basées sur des schémas qui assignent des rôles différents aux hommes et aux femmes, et en ce qui concerne l’importance de chaque trajectoire. Les modèles culturels de parcours de vie sont « genrés », ils déterminent des critères différents dans l’épanouissement masculin et féminin. Les conceptions de complémentarité entre hommes et femmes dans la gestion du ménage, assignent un rôle majeur aux femmes dans la sphère privée et aux hommes dans la sphère publique36F36F

37 (Héritier, 2017).

36 Cette influence tend à être plus importante au sein de milieux sociaux moins favorisés : « (…) du point de vue

des critères sociaux, car le groupe de pairs tend à influencer davantage à mesure qu’on descend dans l’échelle sociale, dans l’opposition à ce que l’action pédagogique peut produire » (Bourdieu, 1983: 143-144).

37 Par exemple, la prépondérance de la maternité, de la vie familiale et la centralité de l’homme ont été associés à

une entrée en couple précoce et à des trajectoires éducatives plus courtes (Fine et al., 2000 ; Vivanco et al., 2015).

Or, les transitions sont particulièrement influencées par le modèle traditionnel de division sexuelle du travail. Le modèle de l’organisation familiale ayant d’un côté un « soutien masculin de famille », et de l’autre la « femme au foyer » a une influence majeure. S’il s’agit d’un ensemble de règles pour la plupart non coercitives, elles ont eu un pouvoir significatif dans la façon dont les individus forment leurs expectatives et expérimentent leurs transitions37F37F

38. Ainsi, les normes sociales différenciées entre hommes et femmes peuvent

influencer les investissements spécifiques sur chaque jeune au sein de la famille, de l’école et de l’organisation qui l’embauche. Des différences existent bien évidemment dès la naissance, mais l’adolescence marque le début d’une croissante division en matière normative et de traitement différentié (Mensch et al., 1998). Ces normes prennent une forme à travers les traitements différenciés au sein de structures sociales38F38F

39, dans des interactions différentes par

exemple avec les parents, les professeurs et les employeurs. Ainsi, les attentes sociales selon l’âge et le genre concernant certains rôles et statuts se font au fils du temps, à travers les espaces ou l’individu interagit, dans une interrelation entre orientations et normes sociales (Brinton, 2010).

Finalement, il faut préciser que les normes sociales évoluent dans le temps, par des changements socioculturels liés aux expériences sociales marquées par les conjonctures sociales et politiques (Buchmann, 1989). Cependant, les rapports entre enfants et parents sont configurés par un contrat intergénérationnel basé sur des orientations normatives sur l’âge adulte, le passage à la vie adulte et des critères d’honneur individuel de part et d’autre (Bozon et Villeneuve-Gokalp, 1994).

La présentation du cadre conceptuel a décrit les principaux éléments de l’approche biographique qui guiderons notre analyse des transitions éducative et professionnelle à la

38 On peut distinguer trois phases dans ce modèle. La première phase concerne la socialisation et l’éducation, et

elle est pour les parents centrée sur la prise en charge et le bien-être des mineurs ; il n’existe pas de grandes différences structurelles entre hommes et femmes, sauf par le fait que cette étape dure un peu plus pour les hommes. La deuxième phase est fortement « genrée » : les hommes travaillent et les femmes prennent en charge le ménage et les enfants, et souvent d’autres membres de la famille, notamment les plus fragiles et les dépendants. Enfin, la troisième phase est celle où les hommes sont en retraite et le travail ménager et familial non rémunéré des femmes se voit réduit (Pfau-Effinger, 2004).

39 Cela impliquait d’un point de vue individuel une marginalisation des hommes n’ayant pas un emploi

permanent, ainsi que des sanctions sociales aux femmes mères de famille employées à temps plein (Frericks et al., 2014).

sortie du collège. De plus, notre intérêt est de saisir l’influence des ressources, notamment à travers les données quantitatives, et normes sociales, notamment à travers l’analyse qualitative, comme dimensions structurantes de l’hétérogénéité des trajectoires de jeunes.