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CHAPITRE 5 Ethnopsychiatrie analogique ou une rencontre d’une autre nature

5.4 L’implication du thérapeute, le transfert et les connaissances

5.4.1 Contre-transfert culturel

Rappelons que Marie-Rose Moro définit le contre-transfert culturel comme : « la manière dont le thérapeute se positionne par rapport à l'altérité du patient, par rapport à ses manières de faire, de penser la maladie. Il s'agit donc de définir le statut épistémologique qu’on attribue à ce que les patients nous livrent ou notre position intérieure par rapport à tous ce qui est codé par la culture du patient. » (Moro 2006). Tel que présenté en cadre conceptuel, le processus de décentration constitue un des outils de prédilection de l’ethnopsychiatrie clinique (Cohen- Émerique 2004) que les intervenantes doivent effectuer pour ne pas tomber dans le piège du contre-transfert culturel. Certains témoignages ont fait écho à cette méthode dont celui de Victoire qui me parlait d’esprits visiteurs : « faut que je respecte ça, si c’est ça pour elle… je ne vais pas arriver et dire "non non non". Comment elle trouve du sens, c’est ce qui compte ! ». Dans le même sens, Charlie a vu ses valeurs confrontées à certains moments de sa pratique. Elle dû prendre du recul sur ses interventions pour réaliser « l'aspect culturel qui faisait que ma cliente agissait comme ça, et que moi je ne voyais pas, et qui était en conflit avec ma propre culture, par exemple […] en trauma de l'enfance ou en violence conjugale... ». La mise en contexte

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sociohistorique et les risques de l’interprétation située demandent aussi à Claude une constante remise en question qui semble lui induire dilemmes et angoisse :

Mais des fois c’est social, tu sais, ma façon de faire elle est beaucoup mieux, des fois les enfants seraient beaucoup mieux si les parents agissaient comme euh... je ne sais pas comme ma voisine faisait avec ses enfants, et puis... ils seraient peut-être mieux d'une autre façon, mais tu sais que c'est un jugement. Il faut voir aussi pourquoi c'est différent, qu'est-ce qui existe qui est différent qui fonctionne, qu'est-ce qui est différent qui ne fonctionne plus, parce que justement c'est des conséquences, non de leur façon de faire, mais tu trauma familial. Alors ... Et ça, c'est un grand travail d'aller voir ça... Il faut toujours se questionner, toujours… (Charlie, psychologue).

L’attitude de sauveur, aussi évoquée par l’anthropologue Marie-Pierre Bousquet dans ses 10 stéréotypes à éviter sur les Amérindiens (2012), représente une de ces réactions contre- transférentielles qu’il faut éviter. Bien que cet écueil de la relation d’aide ne soit pas nécessairement propre au contexte colonial, il en serait grandement accentué. Alix me dit « [o]n n’a pas tant de pouvoir que ça hein... you do what you can, mais oh I’m not gonna change the world, et ça c’est important quand tu montes dans le Nord, tu ne peux pas t’attendre à ça… ». Elle me parlait du même coup de l'attitude de sauveur qu’elle perçoit encore parfois chez d’autres travailleurs-ses : « ils les rendent comme des victimes, mais ce n’est pas des victimes, I mean, oui ils ont traversé beaucoup, mais tu sais, ils sont très résilients ! Tu sais avant moi des fois, ils n’avaient personne... Et they survived you know... »

De plus, ce que Claude entend par « ce qui ne fonctionne plus » dans l’extrait précédent évoque ce que me rapportaient aussi Camille et Jade concernant des pratiques culturelles particulières. Certaines réactions ou traits de personnalité encouragés – qu’on pourrait appeler des idiomes de détresse culturellement sanctionnées - tels que le refoulement, l’importante maîtrise des émotions (Briggs 1970), l’âme-nom, les esprits, « une culture basée sur la famille élargie » dans la gestion des conflits, des deuils et de traumatismes par exemple, ont constitué des mécanismes à fonction psycho-sociale. Or, en raison des changements sociaux récemment essuyés par les communautés du Nord et « la trop grande quantité de trauma », ceux-ci seraient devenus insuffisants, inopérants, voire contre productifs. Jade me disait que la grande accumulation de trauma refoulé ou non-verbalisés menaient justement plusieurs de ses patients à « exploser » lorsque la charge est trop importante. Ceux-ci se refermeraient ensuite complètement. Une attitude qu’elle qualifie de « culturelle » avec laquelle elle a dû apprendre à

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composer. Claude manifestait une étonnante connaissance « anthropologique et historique » des communautés où elle a travaillé :

Les Cris c'est des chasseurs, ça fait... Moi je travaille encore avec des chasseurs, mais ça fait quand même peut-être 50 ans que les gens ne vivent pas principalement de chasse, mais ils se nourrissent de chasse encore... Et ça c'est toute une autre affaire, c'est une agriculture, t'as une société collective, tu stock, ce que tu fais pousser, tu protèges ce que tu fais pousser, tu te déplaces peut-être deux fois par année, l'été et l'hiver, t'as deux campements, c'est comme une immigration hivernale et estivale. Quand t'es chez les Cris, ils ont des fois des territoires énormes ! Des lignes de trappes, et ils se déplaçaient beaucoup et la notion de village qu'on a créé était seulement des villages d'été, où les gens se rassemblaient, pour sécher le poisson, pour se rencontrer, pour se marier, pour trouver un partenaire... euh y'avait la notion du camp d'été, mais en hiver, ils gens étaient en groupes de familles, dans la brousse

E.B. Mais ça, ça se transmettait dans la pratique ?

Claude : Tout à fait ! Dans la façon de vivre dans la famille, c'est très très fort ! La construction, tout le lien familial, l'appartenance à une famille, l'identité familiale, très très très importante. Et ça c'est la famille élargie, et très souvent les enfants sont élevés par la tante ou la grande tante et on appartient à une famille, et moins qu'à euh... Une famille élargie, pas nucléaire, jamais jamais... Alors quand on interview, il faut aussi prendre ça en ligne de compte... Mais euh pour aller semer la zizanie dans euh et chez les Mohawks, c'était une autre structure, les gens vivaient aussi en collectifs énormes, en maison longue, souvent c'était des très grandes familles élargies qui vivaient ensemble, dans les maisons longues c'était important... Et eux ils ont une structure sociopolitique très complexe, avec leurs croyances… euh je dirais spirituelles qui servaient aussi le tissu et qui construisaient les pratiques sociétales. Fait que dans ta croyance, comme les chrétiens, mais on est un peu loin de ça maintenant, que nos pratiques spirituelles euh ont vraiment déterminé la façon dont on vivait [inintelligible] Et ça fait que si j'étais agriculteur, il y avait toute une cosmologie qui va avec ça, alors ça dicte euh... (Claude, psychologue).

À la lumière de cet extrait, il semble qu’en portant un jugement trop hâtif sur une particularité du milieu qui semble négative dans la vie du client, on court le risque compromettre son ordre cosmologique (Sterlin 2006) et on court le risque de « créer la zizanie » jusque dans la structure sociale même des groupes, aux effets donc très proches de ceux du colonialisme, à tout le moins au plan symbolique. Selon Charlie, se surinvestir dans la relation d’aide, bien qu’il s’agisse d’une attitude à éviter en général consiste parfois en une attitude coloniale. Alexis abondait dans ce sens alors qu’elle m’expliquait la complexité de la situation et les effets psychiques profondément ancrés de la colonisation (Fanon 2015(1952)) :

Alexis : là où j'ai fait de la consultation, ça prend du temps... pour qu'on me connaisse : est-ce qu'on peut me faire confiance ? C'est quoi exactement ma façon de travailler, est-ce que je les juger, est-ce

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que je me prends comme quelqu'un qui est au-dessus d'eux ? Moi qui sais... Et c'est déjà arrivé quelques fois, je pense à un M. Cris, qui me disait souvent "enseigne-moi, toi tu sais, comment je peux me sortir de ce pétrin-là ?" Alors il était très frustré après moi…

Edgar : Il n’y a pas de solution aussi simple…

Alexis : Oui, oui et il ne faut surtout pas donner de solution, je ne suis pas dans ses souliers, ni dans son contexte, ni dans sa famille, mais par contre on peut chercher ça ensemble, et ça l'achalait... Parce que c'est beaucoup... Mais c'est un système médical... Beaucoup beaucoup... Et ce système médical, on va voir le médecin : "j'ai mal ici" et "ah ok, c'est ça le problème, je te donne tel médicament"... Alors, en tant que psychologue, en tout cas, moi mon approche, c'est pas du tout ça... Il y a une souffrance, on va regarder ensemble, pis on va chercher ensemble... (Alexis, psychologue).

Les intervenantes doivent apprendre à « tolérer l’impuissance », face au système qu’elles ne peuvent changer individuellement et qui les mène même à s’interroger sur la pertinence de leur travail. Il ressort donc des données que l’impuissance ou un certain sentiment d’enlisement de patients soient transférés ou vécus dans le contre-transfert. Cette situation très inconfortable des thérapeutes a néanmoins le mérite de les sensibiliser profondément aux enjeux de colonialisme. De plus, cette impuissance leur fait réaliser les limites, qui contribuera, comme on le verra dans la section 5.6 à un effet de rétroaction sous forme de rétro-choc culturel. Alexis :

Et il y a beaucoup d'impuissance qu'on vit, les non-inuit ou les non-cris, beaucoup d'impuissance, parce qu'on arrive pas à rentrer, on ne saisit pas les chocs culturels... là, là il est très très évident, et moi lorsque je retournais, euh que je retourne, que ce soit une communauté ou l'autre ... chez les autochtones, je le sens, malgré les 18-19 ans, je vais freiner certaines choses, parce que je suis pas dans le même rythme... Il y a le rythme qui est différent, le temps est différent, la notion du temps, euhm... Si je ne viens pas au rendez-vous... dans... pour moi, quand un client ici ne vient pas au rendez-vous, bon il y a une résistance ? Il y quelque chose qu'il évite ? Etc. Et là-bas, il ne vient pas pour ça. Il faut faire attention à ne pas "sur-interpréter des fois. (Alexis, psychologue)

Les intervenantes y développent un nouveau regard face à leur société. Elles doivent accepter que le soin ne soit pas parfait et que cet état de fait soit en dehors de leur recours. Cotton, Nadeau et Kirmayer (2014) parlent aussi des nombreuses contraintes de ces milieux (coût élevé des services, manque d’évaluation des programmes, discontinuité des et évolution des services en silos, etc.). Pour éviter de tomber dans les nombreux pièges auxquels elles sont exposées, les intervenantes doivent adopter une approche empreinte de « sécurité culturelle », qui semble incontournable dans ce contexte (Cotton et al. 2014 ; Carole Lévesque, témoignage à la commission Viens en 2017).

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