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Sortir du cadre pour entrer dans le cercle : le cadre thérapeutique et le déroulement

CHAPITRE 5 Ethnopsychiatrie analogique ou une rencontre d’une autre nature

5.2 Sortir du cadre pour entrer dans le cercle : le cadre thérapeutique et le déroulement

L’ethnopsychiatrie rappelle que, dans la plupart des régions du monde, la maladie et sa guérison sont conçues collectivement, notamment au sein de plusieurs peuples autochtones d’Amérique de Nord (voir cadre conceptuel). Les séances ethnopsychiatriques promeuvent alors un partage d’expérience via des thérapies familiales, où plusieurs co-thérapeutes siègent pour former un cercle qui inclut les familles et l’interprète (Nathan 1994 : 129). La mise en commun de l’expérience (contre)transférentielles des différents membres du groupe et l’interprétation collective des séances permet peut-être d’éviter des interprétations trop situées. Ses promoteurs en parlent donc en termes de « dispositif démocratique » qui permet aussi l’existence de contradictions dans la clinique (Nathan 2003). L’approche brise de ce fait la répartition habituelle des expertises et du pouvoir. Le patient est reconnu comme expert de sa souffrance singulière, c’est-à-dire qu’on prend son univers comme point de départ et non celui de la société dominante. Dans d’autres contextes, il est beaucoup moins perçu comme stigmatisant de parler de ses troubles en public, en présence de proches, qui sont aussi impliqués dans la situation, alors qu’il ne s’agit pas d’une réaction habituelle ou valorisée dans les sociétés occidentales. Cependant, une éternelle tension entre le groupe et l’individu semble particulièrement saillante dans les villages isolés. Les mêmes effets démographiques viendraient parfois fragiliser cette tendance à la guérison communautaire. En effet, l’aîné ou le guérisseur sont un voisin, ou un père, une mère, un membre d’une famille avec laquelle on est en conflit, etc. La peur du bris de confidentialité se retrouverait aussi durant une séance de guérison traditionnelle en groupe, de peur que les histoires personnelles ne soient ébruitées dans la communauté. Gone (2009) rappelle aussi que plusieurs pratiques autochtones traditionnelles de guérison impliquent des actions et mobilisent beaucoup moins le discours du patient et son récit personnel. Peut-être que ces mécanismes furent développés pour aborder collectivement la souffrance sans courir le risque de heurter la personne souffrante, voire de la re-traumatiser.

Le dispositif groupal serait donc très difficile à tenir dans le contexte des villages nordiques. Espérance me rapportait avoir même déjà essayé, avec très peu de succès. Selon elle, il serait très difficile de mobiliser d’autres membres cliniciens, des interprètes et des médiateurs

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et l’entourage. D’autres intervenantes, pourtant familières avec l’approche, n’oseraient même pas, me disaient-elles, en raison ici encore des enjeux de confidentialité et des conflits d’intérêts. Si plusieurs de leurs clients manifesteraient des réticences à parler en présence d’un tiers parti externe tel que l’interprète ou le travailleur communautaire, les intervenantes ne s’imaginent pas élargir davantage le cercle pour y inclure d’autres intervenantes, les membres de la famille, etc. De plus, en raison de la lourdeur des traumatismes, les intervenantes ne semblaient pas en mesure d’avoir recours à des dispositifs plus ou moins impromptus. Alexis abondait dans ce sens :

Alors pour revenir avec le système d'ethno, où on est plusieurs co-thérapeutes... Au début j'ai regardé ça et je me suis dit "ah ben on pourrait faire ça..." Et d'un autre côté je me suis dit... c'est lourd comme euh... Dispositif hein... Par contre, ce qui est important, c'est d'avoir une, euh... un autochtone, à mettons la famille, j'ai toujours voulu avoir euh... un cri ou une inuit, bien représenté dans la communauté. Et qui peut aussi interpréter.

Edgar : Comme un interprète ? Alexis : Culturel et euh... la langue.

Edgar : Et ça vous faites ça régulièrement ? Ou quand vous rencontrez la famille ?

Alexis : Quand je rencontre la famille, et quand je rencontre euhh bon pour les inuits, je le fais la plupart du temps, parce que, les Inuit, ils disent "oui oui oui je parle, je comprends très bien l'anglais, mais en quelque part, il y a certaines nuances qu'ils ne saisissent pas et ils ne le disent pas, parce qu'ils ne sont pas à l'aise... je dis oui, ok tu parles l'anglais, très bien, peut-être mieux que moi, mais c'est toujours bon d'avoir un interprète au cas où tu veux t'exprimer dans ta langue... Et ce qui est changé aussi dans ma façon de travailler c'est... longtemps j'ai tenu pour acquis que les gens savent ce que fait un psychologue... Alors ils disent ouais "counselling" Et je dis oui, mais je vais t'expliquer, c'est quoi mon rôle... Et j'ai réalisé qu'ici aussi ! Les gens, j'ai pris pour acquis, on en parle, des psychologues, c'est quoi notre rôle, mais non! On a une idée très vague et ... Et de là la nécessité de... Et pendant que, euh... j'explique ou je parle, quel est mon rôle et tout ça, je donne la place à l'autre qui me voit aller. Au niveau de mes valeurs, mes croyances, comment je parle, et... Et je suis, parce qu'au départ, quand je dis bon "qu'est-ce qui t'amènes ? " Et bien "je ne sais pas, on m'a dit de venir..." (Alexis, psychologue)

Deux forces paraissent donc ici en grande tension dans les témoignages recueillis : la tendance à la guérison communautaire, l’approche collective des maux serait opposée au besoin d’intimité, de temps seuls et à la nécessité de pouvoir se confier en sécurité. Comme le suggère le premier constat de l’étude, ces différents systèmes de soin pourraient être complémentaires :

Alexis : j'ai été aussi à quelques cérémonies traditionnelles, voir comment ça se passait... Pour saisir comment ça se passait, bon aussi par curiosité, mais pour saisir un peu ce qu'il en était, comment, ce qui en est, l'impact que ça a pour eux, l'importance...

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Edgar : Et c'est quelque chose qu'ils peuvent faire en parallèle de vous rencontrer, en parallèle de votre pratique ?

Alexis : Oui, et c'est déjà arrivé que euh je pense à une dame qui parlait, son père est décédé, pis elle est arrivée, parce que son interprétation des rêves est très différente des occidentaux, et dans nos études, alors, c'est beaucoup plus... euh elle me disait, son père, avant de mourir, lui a dit: "j'ai rêvé que telle personne m'a envoyé un mauvais sort... et... pour que je meure" Alors là l'ethnopsychiatrie m'a aidé ! Euh, mais, moi j'interprétais pas c'est pas moi qui disait, oui je comprends, mais je disais "est-ce que, oui c'est vrai, ce que tu dis, c'est ça, parce que son père est décédé et elle me dit " je crois que parce que son père est décédé, que quelqu'un lui a envoyé un mauvais sort" parce que son père était en forme, et j'ai dit " est-ce que tu connais un aîné, un euh, elder, qui pourrait, que t'as confiance, qui pourrait, ou un shaman, ou euh... Là la personne réfléchit, là, je sais pas, j'y crois pas trop trop à ces choses-là... […] Behn une personne sage quand même, dans ta communauté, sans qu'il soit traditionnel... pour lui parler... puis finalement, je dis, il a aussi une cérémonie à faire ? Toi et tes frères et sœurs, pour purifier la maison ? Alors ça c'est l'ethnopsychiatrie qui m'a apporté ça, que j'ai amenée, qui m'a donné un peu plus d'outils... (Alexis, psychologue)

Ces situations exigent aussi des intervenantes une grande sensibilité, pour lire les raisons qui motivent un client à refuser la présence de l’interprète-médiateur. Concernant le groupe, Claude me rapportait aussi :

Ça va varier constamment, le problème, pour eux, techniquement, moi je voudrais faire beaucoup plus de groupes, de rassemblements interfamiliaux, mais le problème, pour eux, euh... C'est que dans les familles, il y a quand même beaucoup de trauma et ce n’est pas toujours sain d'ouvrir les choses dans la famille, y'a de la consommation, il y a de l'abus, y'a de la violence... Et souvent, eux ce qu'ils veulent, au début, c'est du "un à un"... Pour deux raisons : un, parce qu’ils n’ont jamais parlé, ils n’ont jamais eu la possibilité de s'exprimer... Deuxièmement, parce qu’ils ont peur que ça se sache, et tout se sait, une fois, quand, on parle (Claude, psychologue).

Encore ici, il est question de la peur du dévoilement et du bris de confidentialité, qui a été mobilisée pour justifier leur rôle, leur méthode et le service itinérant dans le Nord. L’importance d’avoir quelqu’un à qui se confier qui ne provient pas de la communauté et qui n’est pas impliquée dans les conflits ou imbriquée dans le système apparaît indéniable. Ce besoin dépasserait ou compléterait des besoins plus collectivistes. De plus, considérant l’importance que prennent les traumatismes et les épisodes de violences au sein des foyers, peut-être qu’il serait impromptu d’adresser ces problèmes en présence de tous (en présence d’agresseurs par exemple). En contrepartie, le fait d’adresser les problèmes de manière plus collective permet d’adopter une perspective systémique ou à tout le moins familiale dans la guérison. De plus, pour certains thèmes, l’approche de groupe pourrait pallier aux conflits éthiques rencontrés par les thérapeutes. En effet, entreprendre une thérapie familiale permettrait d’offrir un soutien, certes partiel, à des membres de la famille que la thérapeute serait éthiquement obligée de refuser en

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consultation, par manque d’impartialité. Ce fut la situation d’un des exemples que Dominique me donna : étant donné qu’il suit la fille et la mère, et que toutes deux ventilent par rapport au père, il ne se considérait pas suffisamment neutre face à ce dernier, et n’a pu l’accepter en psychothérapie.

De ces témoignages et de l’article de Cotton, Nadeau et Kirmayer (2014), on peut énumérer des avantages et des désavantages à la ruralité et l’isolement. D’une part, ces facteurs permettent une meilleure cohésion sociale, un meilleur accès à un support social, familial, et un plus grand réseau informel d’aidants. L’accès à ce réseau exige une certaine intégration du thérapeute au groupe, qui empièterait toutefois sur la distance professionnelle telle que conçue dans les soins de santé mentale en occident. Il y aurait aussi une plus grande occurrence de conflit d’intérêts. J’ai schématisé certaines limites et bénéfices aux deux structures d’offre de services possibles dans le prochain tableau :

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Tableau 2- Avantages et désavantage de l'organisation fly-in fly-out

Organisation du travail

Avantages Désavantages ou défis

Intervenante établie en

permanence dans la communauté

Meilleure connaissance du système, des références et des ressources locales complémentaires ;

Plus grande disponibilité et offre de services ;

Diminution des risques d’erreurs diagnostiques et de confusion

Surimplication dans certaines relations et diminution de la neutralité ;

Peur du bris de confidentialité et méfiance de la part des patients ;

Conflits déontologiques et éthiques plus saillants (par rapport au FIFO) ;

Organisation du travail FIFO

Confidentialité, voire anonymat ;

Impartialité dans les conflits / intervenantes « hors système » ;

Espace de décentrement lors des périodes « hors

communauté ».

Plus longue période pour construire la relation de confiance ;

Alternance de l’offre de services / plus faible accessibilité ;

Moins grande connaissance des références locales et du

contexte : plus haut risque de surinterprétation ou de confusions ;

Plus faible présence d’intervenantes psy sur le territoire, c.-à-d. moins de services ;

Coûts élevés de déplacements.

Connaitre le patient dans son environnement en dehors du bureau pourrait permettre d’adopter une perspective plus contextualisée, écocentrique ou holistique. Cette approche comporte cependant un double tranchant, au plan éthique et déontologique, et affecterait la dynamique

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transférentielle, comme nous le verrons plus loin. Plusieurs troubles de la personnalité sont aussi habituellement abordés par un travail en groupe, ce qui serait impossible à faire dans ces milieux, selon certaines psychiatres rencontrées. Par exemple, les troubles de la personnalité limite (TPL), nécessitant souvent un travail de socialisation par des interventions de groupes. Jade me confiait justement avec déception l’impossibilité de tenir ce genre de traitements dans les villages où elle travaille, en raison des populations trop petites.

Finalement, des témoignages recueillis et en connaissance des raisons qui motivèrent Tobie Nathan à concevoir son dispositif thérapeutique m’inspirèrent une réflexion : le parallélisme ou la cohabitation des méthodes traditionnelles et psycho-psychiatriques diminuerait peut-être la nécessité d’un travail thérapeutique clinique de groupe. En effet, celui- ci fut initialement construit en substitut aux approches traditionnelles, pour une clientèle migrante qui n’était plus en mesure d’avoir recours à ce genre de traitements, puisqu’elle ne vit plus dans sa société d’origine. Or, les peuples autochtones, malgré les changements sociaux et la perte de nombreux territoires, habitent toujours les mêmes lieux. Peut-être donc, serait-il possible d’imaginer d’autres approches dialogales que ce que le dispositif ethnopsychiatrique propose (thème du chapitre six). L’ensemble de ces considérations, déclenchées par les témoignages des participantes mène à une première hypothèse qui concerne les approches et la manière d’appréhender la santé mentale et son soin dans le Nord.