• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 4 Rencontre thérapeutique dyadique : éléments sociaux et culturels de

4.1 Particularités sociales des milieux

Psytinéraire 2 : la souffrance sociale

Ce que je vois beaucoup c’est… des tableaux d’allure dépressive, où on retrouve tous les symptômes d’une dépression majeure, mais qui ne sont pas des dépressions majeures au sens classique du terme. C’est-à-dire que c'est des gens qui ont des réactions plutôt normales à des niveaux d'adversité dans la vie qui sont inhabituels. Condition sociale... Violence, victimes de violence. Énormément de gens dont un ou des proches se sont suicidés, parce que le taux de suicide est le plus élevé au monde. [...] La patiente va être triste, elle va être découragée, elle va se poser des questions, mais c'est pas comme quelqu'un qui tout d'un coup fait une dépression pour aucune raison. N'importe quel humain qui perd plusieurs enfants... Faut quand même les soigner, mais c'est des patients avec qui je n’ai pas [opté pour un traitement par des] médicaments, parce que je pense pas que c'est un problème. Des gens découragés parce qu’ils ne trouvent pas d'emploi et qui vivent une peine d'amour, des choses comme

106

ça assez contextuelles, mais t'es moins solide dans la vie quand t'as... une peine d'amour ça fesse plus quand t'as pas d'autres domaines de la vie sur lesquels t'appuyer qui va bien... (Camille psychiatre). Dans ce témoignage, des variables historiques, sociales, culturelles, géographiques et démographiques s’intersectionnent dans une même situation et paraissent difficiles à départager

4.1.1 La diversité externe et interne des milieux

Cette étude n’est pas à l’abri des risques d’altérisation des groupes et patients autochtones, tout comme du groupe de thérapeutes rencontrées, qui ne sont pas homogènes et pas plus qu’antinomiques. Rappelons donc d’emblée les grandes différences entre chaque communauté et au sein de chacune. Parfois dans celles plus populeuses, on se sentirait un peu comme dans une petite ville, alors que dans les plus petites, les gens manifesteraient plus de méfiance à aller consulter, lorsque la communauté ne compte qu’une ou quelques centaines de membres : « tu ne peux pas entrer ou sortir sans que les gens ne soient au courant » (Alix). Alix m’a partagé une intuition qu’elle ressent quant aux différences d’attitude des patients entre les deux communautés où elle travaille. Elle y perçoit deux tendances qu’elle suggère de mettre en relation avec la colonisation et à l’évangélisation :

Avec une des communautés... I still can't figure it out, ça fait que quatre ans... Entre les deux communautés that I go to it's day and night. Même en thérapie. Y'a une où y'a beaucoup d'introspection, je fais beaucoup de thérapie corporelle pis ils catch tout de suite [claquement de doigt]. Beaucoup de visualisation, de créativité, d'imagination, ça clique tout de suite. Avec les jeunes je fais beaucoup d'exercices d'écrit... ils sont très poétiques, ils écrivent bien ! Mais dans l'autre communauté... sont très concrets, un peu plus slow, peu d'introspection... Pas tout le monde, mais en général. Je vais essayer les mêmes techniques que j'utilise, et ça ne va pas marcher. Et je sais que, de ce que j'ai lu de l'histoire de la communauté, c'est celle, ou une de celles, qui a été plus touchée par les écoles résidentielles, et l'autre communauté où je vais c'est celle qui a été le moins touchée, y'a le moins de personnes qui ont passé par ça... Et je sais pas pourquoi, mais mon instinct me dit que ça fait une différence... Beaucoup plus stricte, méfiante, comme à l'école... ça a été appris et tu le vois, si la mère n'a jamais eu d'affection, elle va avoir un enfant et elle ne va pas savoir comment lui donner de l'affection... Tandis que l'autre, y'ont grandi dans l'bush ensemble, y'ont pas été séparés (Alix, psychothérapeute).

Dans la première communauté en question, Alix m’indiquait que les gens mangent plus de viandes chassées et pratiquent des activités spirituelles traditionnelles. Elle est aussi plus difficilement joignable par la route, ce qui crée moins d’occasions de contacts avec la société dominante. Ces différences semblent être transposées dans le travail psychique. La colonisation

107

est certes ici en cause, mais aussi plus généralement, le fait qu’il s’agisse de sociétés en changement rapide.

4.1.2 Des conditions socio-économiques particulières

La comparaison à l’aide humanitaire et à des conditions tiers-mondistes de certaines communautés était également récurrente dans les témoignages. Cette corrélation se retrouve également dans certains rapports, et articles de journaux, notamment lorsqu’il est question de comparer le taux d’espérances de vie et autres prévalences de problèmes sociosanitaires. Cette particularité est aussi reflétée dans les ressources à disposition des psychiatres et thérapeutes. Celles-ci doivent alors parfois déconstruire certains réflexes. Par exemple, Alexis m’expliquait que, dans une situation de violence conjugale ou d’abus, elle ne peut avoir la réaction de dire à la cliente de quitter la maison ou d’aller vivre ailleurs, simplement parce qu’il n’y a pas d’autre endroit où celle-ci pourrait emménager en raison de l’absence de refuges pour femmes dans plusieurs communautés. Le manque de ressources et de professionnels de santé spécialisés, le surpeuplement et la promiscuité dans les logements représenteraient des facteurs de stress majeurs qui m’ont été rapportés systématiquement. Cet enjeu du milieu aurait des conséquences variées dans l’éducation, la consommation, la santé mentale, dû entre autres au manque d’intimité. L’insécurité alimentaire en général est une autre récurrence des entretiens. Jade, psychiatre, postulait dans un matériel de formation adressé aux étudiants en médecine, que l’alimentation jouerait un rôle dans l’émergence de psychopathologies et d’autres troubles de santé mentale. Cela serait aussi dû au fait que la sédentarisation a aussi engendré la perte partielle d’une alimentation traditionnelle, ce qui impacterait la santé physique et mentale. Il faut cependant se rappeler qu’une grande proportion de ces populations a conservé une alimentation et des activités traditionnelles.

4.1.3 Violences, alcoolisme et comportements destructeurs

La violence, dans le contenu des thérapies et des histoires des patients, représente une autre récurrence de mes entretiens. Les patients consulteraient ou éprouveraient des troubles souvent suite à des morts tragiques dans leur entourage (accidents, morts de froid, etc.). Les accidents affecteraient tous les membres du village, en raison de la faible démographie, et d’un filet de relations plus mince. Les accidents créent alors des moments de crise et de grande

108

intensité pour les thérapeutes. Dominique me parlait d’un accident où plusieurs jeunes avaient perdu la vie, alors qu’Espérance me racontait la découverte d’ossements en périphérie de la communauté où elle travaille, deux exemples de moments très intenses et difficiles pour les membres de ces communautés transposés dans leur travail et que les thérapeutes doivent aborder. On me rapporta aussi une disproportion d’individus « impulsifs et violents », cela amène les thérapeutes à évoquer des normes « « culturelles » », dans la résolution de conflits, lors de ruptures amoureuses par exemple. Camille, dans l’extrait intitulé psytinéraire 2 qui initie la section 5.1, mettait aussi l’accent sur ces réactions à des ruptures amoureuses ou à des problèmes de couples qui pour elle, semblaient disproportionnées, en raison justement d’une fragilisation de la personne, d’un manque de réseau social et de la perte d’un rôle traditionnel qui n’aurait pas été remplacé. Tout cela mènerait parfois à des manifestations de violence. L’impulsivité qu’on m’a souvent rapportée donnerait aussi lieu à des tentatives de suicide imprévisibles, sous l’effet de fortes émotions. Cela rendrait la clientèle plus difficile à évaluer pour les intervenantes. À ce propos, Espérance me confiait qu’« on a toujours la hantise que quelqu’un se suicide après être venu nous voir… ». Elle mettait justement l’impulsivité en cause.

Dans un même ordre d’idées, un résident en psychiatrie me rapportait que l’épidémiologie devait être comprise différemment dans le Nord, étant donné que les suicides seraient beaucoup moins causés par des troubles neuropsychiques ou en relation à des psychopathologies et plus souvent liés à des évènements traumatiques, une grande adversité ou un grand désespoir. Le taux de suicide s’ajoute donc au nombre des morts violentes. Il ne constitue pas le sujet central de cette étude et ne fut donc pas abordé en profondeur. Ceux-ci se retrouvent effectivement en proportion alarmante, « une des plus grandes au monde », et liés à un ensemble de facteurs, souvent associés au manque de racines, à ne pas confondre avec un manque d’activités traditionnelles et de valeurs. Le suicide fut évoqué dans mes entretiens à la fois comme cause de traumatismes et comme le résultat de traumatismes. Parfois, les témoignages m’ont évoqué l’image d’un cercle vicieux ou d’une boucle qui s’alimente elle- même.

Il est nécessaire de mentionner l’alcoolisme, puisqu’il s’agit d’un trouble ou d’un symptôme qui serait souvent présent dans les thérapies et les traitements, parfois en surreprésentation selon certaines intervenantes. Dominique me disait témoigner souvent, dans

109

son travail clinique, de « Binge drinking de façon outrancière, extrême… ». Alix me parlait d'agressions sexuelles, de gestion de la colère et de deuil, qui doivent être abordés si elle veut travailler à la source du problème de consommation. Selon elle, « quand tu parles d'alcoolisme, c'est très rare qu'il n'y a pas un des trois sous-jacents... » et c’est « comme partout, on peut le traiter, mais il faut changer l’environnement, sinon la personne va recommencer » (Alix, psychothérapeute). Il existe des centres de traitement sur place pour certaines communautés, à Kuujjuaq par exemple, qui seraient très efficaces, de même que des centres de thérapies intensives ou des camps thérapeutiques sur le territoire (Garwood, s.d.). Certains thérapeutes et psychiatres me rapportaient toutefois que l’approche des Alcooliques Anonymes serait moins efficace dans ces contextes. Je n’ai cependant pas eu accès à suffisamment de données pour pouvoir élaborer cette dernière affirmation. Dominique soulevait notamment l’inadéquation de l’approche : « y’en a qui me disent "je ne veux pas arrêter, je veux diminuer" » (Dominique). Retenons seulement que, pour la plupart des intervenantes rencontrées, voire toutes, l’alcool ne serait qu’un symptôme de traumatismes multiples et divers, de problèmes sociaux ou d’une discontinuité culturelle. Bref, les thérapeutes n’en avaient pas beaucoup à dire à ce sujet ni l’envie d’en parler longuement. Certaines m’ont indiqué que le fait de trop en parler ne ferait que renforcer un stéréotype.

4.2

Confrontation interculturelle et altération du cadre et de la