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CHAPITRE 3 Les contraintes à la rencontre : le double défi d'une pratique itinérante et

3.4 La posture de l’étranger, anonymat et confidentialité

3.4.1 Éthique et déontologie

Les conflits éthiques presque quotidiens seraient une autre particularité de la pratique. Étant soit la seule, ou une des deux intervenantes à travailler au village, et « à 500, tu connais tout le monde personnellement ! » (Camille, psychiatre). À vivre sur place, s’ajoute la difficulté à entrer en relation, comme Jade l’exprime bien dans l’extrait qui suit, car tout le monde représente un patient potentiel :

Les enjeux au niveau du fait que je ne sois pas du village : je suis une étrangère, alors les gens peuvent se fier à moi... Les gens m'ont déjà dit "Tu sais un tel, un travailleur social ou un infirmier, je le vois au bar, et il boit, alors peut-être il va parler et on ne lui fait pas confiance..."

Et ça me permet de maintenir une vie privée. Il est difficile de développer des amitiés sans avoir de réticence, parce que ça peut être notre patient... En même temps on ne connait pas la culture, on est étrangers, je pense que pour certaines personnes ça peut créer une barrière, par peur qu’on ne comprenne pas... Ou on représente le colonisateur... Mais franchement ... Y'a personne qui me l'a dit. S’ils pensent à ça, c'est plus caché, ou c'est plus quelqu'un qui est désinhibé qui va me le dire quand y'est très faché, mais quand y'est pas fâché il me le dira pas, donc ça c'est un questionnement que j'ai, mais je n'ai pas de preuve... (Jade, psychiatre)

Des dilemmes éthiques surviennent aussi au moment de suivre plusieurs membres d’une même famille en thérapie : « dans le sud on n’aurait jamais des situations éthiques comme ça ! Avec mon ordre professionnel, quand j’ai commencé, je ne peux pas dire à la maman ‘je te réfère à une autre CLSC ou un autre thérapeute, y’en a pas ! Ce qu’on fait c’est d’établir des balises bien bien claires. À titre d’exemple : si je vois la mère et la fille, et elles me parlent de chicanes qu’elles ont eues ensemble, je ne m’intercède pas… Je vais ramener à l’objectif de travail qu’on a. » Dans un même ordre d’idées, est-ce imaginable d’accompagner en thérapie son voisin, son patron ou bien un collègue ? La limite déontologique est donc parfois obligatoirement

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transgressée en vertu du principe de l’intérêt supérieur du client77 (Houde 2018). Certaines situations en apparence problématiques pourraient être utilisées pour faciliter leur travail : « Est- ce potentiellement enrichissant ? Peut-être, mais il y a des difficultés et des défis de "ne pas ses mettre les pieds dans les plats" (Dominique, psychothérapeute). Parfois ils doivent refuser des patients. Dominique me parlait d’un fils et d’une mère qu’elle suivait, alors que le père est venu la voir : « Là c’est trop. Les deux autres ventilent par rapport au père, et avec ce que les deux me ramènent, je ne serai pas capable d’être neutre par rapport à Papa… Même si j’étais seule ici, je serais obligée de dire non… » Comme solution alternative, elle référerait parfois les patients aux travailleurs communautaires qui lui semblent très neutres et, à sa surprise, capables de garder une distance professionnelle malgré la proximité qu’ils ont avec la communauté. En bref, la neutralité professionnelle et le transfert dans sa conception classique sont des outils compromis en raison de la condition démographique et géographique du milieu.

Charlie, psychologue qui a fait le choix d’emménager définitivement dans le village abondait dans le même sens sur le plan des dilemmes. En demeurant sur place :

Ça amène cette dynamique où est-ce que tu as tout le temps à te questionner, bon qu'est-ce qui fait plus de tors ou moins de tors ou qu'est-ce que la bonne chose à faire ? Et il n’y a pas, en tout cas ce que je trouve, chuis arrivée pis effectivement y'avait peu de recherches qui pouvaient me permettre de m'donner une ligne directrice sur ce que j'dois faire... Fait que ça m'a amenée à tout le temps faire une espèce de distance et me questionner, essayer de faire un processus éthique quand j'avais des questions…

Par contre, elle privilégie tout de même l’option d’y demeurer, par rapport au FIFO, car cela lui permettrait une meilleure implication dans la communauté, plus de travail en partenariat, et une plus grande disponibilité. Elle m’affirmait qu’en restant sur place, elle aurait diminué sa liste d’attente, qui était de deux ans et demi, trop occupée qu’elle était au départ à « éteindre des feux ». L’urgence l’empêchait alors d’approfondir la « composante intrapersonnelle » du travail

77 L’article 23 du code de déontologie de l’ordre des psychologues « Le psychologue subordonne son intérêt

personnel ou, le cas échéant, celui de son employeur ou de ses collègues de travail à l’intérêt de ses clients. Selon une chronique de Houde dans la revue de l’ordre des psychologues (2018) « S’il n’y a qu’un psychologue pour desservir la communauté, l’intérêt supérieur du client est de recevoir un service professionnel. Puisqu’il est impossible d’offrir le meilleur service possible (des psychologues différents pour les différents membres de la famille), le psychologue pourrait appliquer le principe du moindre mal. Ainsi, entre n’offrir aucun service, ce qui pourrait nuire au client, et offrir un service malgré la situation de conflit d’intérêts, il cherchera à aménager un service qui sera acceptable malgré une situation imparfaite. Par contre, s’il est impossible d’offrir un service de qualité, le psychologue veillera à ce que le service puisse être modifié, adapté et offert par un autre professionnel qui interviendra en respectant son champ de compétence… s’il en existe sur le territoire. Dans le pire des cas, le psychologue pourrait recommander de consulter à l’extérieur du territoire si les ressources le permettent. »

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de thérapeute, et elle se sentait enlisée par les causes sociales des troubles auxquelles elle est confrontée en thérapie (sécurité des clients, condition de vie, intervention de crise, etc.).

La question éthique des cadeaux et de la redevabilité a aussi été évoquée lors d’au moins quatre entretiens, à propos de dons de produits de la chasse et de la pêche par exemple. Pour Lou, thérapeute, la réciprocité dans la relation est cruciale au développement d’une alliance. Les psychiatres ont semblé être moins aux prises avec ce genre de dilemmes éthiques, sans doute en raison de la nature différente de leur travail et du fait qu’elles y séjournent moins longtemps. Elles utiliseraient même parfois la proximité du groupe à leur avantage : « quand je suis plusieurs membres de la même famille, ou que quelqu'un va parler de l'histoire d'un autre patient, finalement, avec le temps, on finit par comprendre un peu c'est quoi les liens. Mais ça prend je crois une dizaine d'années ou plus pour mieux comprendre et s'adapter » (Jade, psychiatre).

La distance professionnelle serait donc pratiquement impossible à maintenir. Espérance me racontait qu’elle recevait souvent des enfants à la maison de transit pour jouer, ce qui serait mal perçu par certains, car cela affecterait la distance professionnelle avec d’éventuels clients issus de ces familles. À ces objections, elle répond « tu travailles, tu travailles, mais tu veux vivre aussi… une retraite [c’est] lourd ça… ». Selon elle :

Les thérapeutes, on ne sera jamais vraiment intégré. On est un peu à part, tout en étant un peu là… On voit au moins quelqu’un dans chaque maison… Un jour je vais sortir mes poubelles et un monsieur me dit ʺje vais me suicider comme mes trois frères. ʺ Donc, si je vais sortir mes poubelles et quelqu’un risque de venir me dire ça, là est-ce que j’ai envie le samedi et le dimanche d’être là-dedans ? … Et quand c’est hors du contexte comme ça, ce monsieur-là, parfois il entre [dans mon domicile] et il rentre et me dit … ʺest-ce normal que je pense tout le temps à l’abus que j’ai eu quand j’avais six ans ? ʺ. Et il vient parce que je suis la psychologue, et je lui dis ʺ, mais venez me voir à mon bureau ! ʺ … Mais il ne vient jamais au rendez-vous… C’est spontané, mais c’est ça, c’est se dire que si je sors de la maison, c’est du travail… (Espérance, psychologue).

Plusieurs psychologues m’ont confié se sentir un peu à part, en comparaison aux autres travailleurs allochtones (enseignants et infirmières) en raison de la nature de leur travail. En effet, le soutien psychique implique une relation mais aussi une certaine distance entre les acteurs et un important degré d’intimité et de confiance. De plus, il s’agit d’un travail fondamentalement solitaire. De ce fait, l’intégration dans le groupe est difficile pour les travailleuses. Pour certaines, elle n’est pas nécessairement souhaitable ou au moins, présente de nombreux écueils.

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