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CHAPITRE 1 Influences théoriques et cadre conceptuel

1.1 L'ethnopsychiatrie de G Devereux

1.1.3. Transculturation et psychiatrie transculturelle

Si Devereux en a popularisé l’usage, ce serait Louis Mars, premier psychiatre haïtien, qui aurait initialement proposé le terme de psychiatrie transculturelle (Devereux 1971). On doit néanmoins à Fernando Ortiz, anthropologue cubain, la paternité du néologisme transculturation, un concept qui s’avère fort utile à cette recherche (Ortiz 1940 (2011)). Ortiz présente le concept comme étant mieux approprié pour résumer « la permutation de cultures » et qui englobe les processus « de désajustement et de rajustement, de déculturation ou ex-ou-enculturation, et d’acculturation ou inculturation » (Ortiz 1940 (2011) : 166) dans aucun rythme ni ordre précis27. Malinowski adhéra rapidement à cette perspective et poursuivit en ajoutant qu’il s’agit d’un processus « duquel émerge une nouvelle réalité, composite et complexe ; une réalité qui n’est pas un amalgame mécanique de caractères, ni même une mosaïque, plutôt un phénomène nouveau, original et indépendant » (Malinowski (1940) dans la préface du livre d’Ortiz) 28. Ces deux auteurs fondateurs opposaient cette notion à celle très répandue à l’époque d’acculturation qui ne rendrait pas justice à la complexité des phénomènes de rencontres interculturelles29. De surcroît, Ortiz n’évite pas le fait que, la plupart du temps, les contacts entre groupes n’ont généralement pas, voire jamais, lieu sur des bases égalitaires, mais plutôt au détriment d’un groupe marginalisé ou colonisé. Toutefois, à cette inégalité dans le rapport de pouvoir ne correspond pas un phénomène d’acculturation à sens unique, dont le préfixe « a- » sous-entend une perte ou un remplacement de culture. Sur ce point, Malinowski soulignait déjà les implications idéologiques du terme : « le mot acculturation contient un ensemble d’implication terminologiques inopportunes. L’immigrant doit s’acculturer ; de même que les indigènes, les païens […] qui jouissent d’être soumis à notre Grande Culture occidentale. » (1938 cité dans Ortiz 1940 (2011)).

27 Il décortiqua ce concept dans le contexte des pratiques de culture du tabac et du sucre à Cuba, qu’il oppose, au

niveau des exigences économiques et sociales différentes de ces deux types de plantations. À travers son œuvre s’élabore toute une trame historique nationale composée de syncrétismes, d’échanges et d’influences interculturelles d’où naquit notamment les études africanistes dans la Caraïbe.

28 Notons que l’apport de Ortiz, tout comme le concept de transculturation sont absents de la large revue de littérature

Denys Cuche sur la « notion de culture dans les sciences sociales » (1996), peut-être en raison du style peu académique des textes d’Ortiz, ou bien du fait qu’il ne soit pas associé à une institution académique occidentale.

29 Plusieurs auteurs connus tels qu’Herskovits, Linton, Redfield et Bastide étaient porteurs à cette époque du

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François Laplantine définit quant à lui le concept de transculturation comme « la réciprocité des échanges entre les cultures […] les processus par lesquels une culture qui s’affirme comme étant dominante se laisse peu à peu transformer par une culture considérée comme dominée ou devant être dominée » (1988 : 87) qu’il qualifie plus loin d’« extrêmement complexe» (1988 :89). L’auteur français implique les questions de migrations comme faisant presque partie intégrante de la discipline ethnopsychiatrique.

Au sujet du terme transculturel, Devereux mettait déjà en garde face à l’importance de bien distinguer les psychiatries interculturelle et transculturelle. Cette dernière discipline aurait évolué en perdant le sens qu’il lui avait originellement accordé. Il relève dans ses textes la confusion entre deux sens attribués au terme « transculturel ». Lui-même s’y référait initialement pour désigner les aspects des pratiques psychanalytiques et psychiatriques et les éléments des psychopathologies qui transcenderaient les différentes cultures. Il l’entendait donc comme synonyme de « métaculturelle ». Cette vision implique un processus graduel de déculturation, durant la thérapie, afin de ne pas s’arrêter à un traitement essentiellement symptomatique des formes culturelles que prennent les troubles mentaux. Il délaissa toutefois l’expression suite au constat d’une déviation de son sens, qui est entendu désormais comme un intérêt pour les spécificités culturelles de chaque culture. Tassinari entend également le terme au sens vague « d’humaniste » (1989). À la lumière de la revue de littérature présentée ici, le terme semble employé à bien des usages, souvent sans précisions quant à ses implications sous-jacentes. La divergence entre les deux définitions qu’on peut lui attribuer semble donc être parfois source de confusion. Comme nous le verrons dans ce chapitre, en plus du terme « transculturel », d’autres notions telles que celle du double universalisme, de l’inconscient et le caractère universel de la psychiatrie biomédicale constituent d’autres sources de tensions conceptuelles et des zones de friction entre les auteurs en ethnopsychiatrie et en psychiatrie transculturelle30.

Il est intéressant alors d’analyser le sens et les connotations du concept transculturel de Fernando Ortiz, qui semblent avoir subi des glissements de sens au fil de ses traductions, depuis l’espagnol vers les littératures scientifiques francophones et anglophones (Devereux 1972 ; Ortiz

30 Précisons seulement que les termes ethnopsychiatrie et psychiatrie transculturelle sont souvent entendus comme

synonymes. Ils réfèreront cependant ici à deux traditions scientifiques bien distinctes, la première, francophone, depuis Devereux, et la seconde, anglophone, associée aux universités McGill et Harvard notamment. Ces deux modèles sont détaillés et comparés en prochaine section de ce chapitre.

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2011). Le concept de transculturation est central à cette étude qui porte sur des moments de rencontres interculturelles bien spécifiques. Je comprends donc ici la transculturation comme un phénomène universel partiellement observable et impossible à prédire, causé par des rencontres. On le distinguera donc de l’interculturel et du multiculturel, qui se réfèrent à des états ou des situations, de même qu’à l’interculturalisme et au multiculturalisme, qui référent, tel qu’on le verra plus bas, à de modes de gestion de la diversité sous-tendus par des idéologies spécifiques. Ici, la lunette de la transculturation s’appliquera à analyser des pratiques (celle des traitements psychiatrique et psychothérapeutique) importées. Ces pratiques sont sous-tendues par de nombreux éléments culturels et ne sont donc pas neutres lorsqu’elles s’appliquent dans un nouveau contexte (celui du Nord-autochtone). Il serait alors impossible de l’exercer de façon rigoureuse, pour des raisons multiples qui seront explorées dans l’analyse. Alors, les intervenantes sont menées à négocier leur travail, lui conférant une forme transculturée par les échanges et les influences. À l’instar du sociologue Loïc Wacquant (2002) qui proposait d’étudier en détail les déclinaisons du concept d’habitus appliqué à un contexte précis (celui des boxeurs du ghetto de Chicago), je documente en chapitre trois (3) et quatre (4) et j’analyse en chapitre cinq (5) et six (6) les nouvelles formes conjuguées que prend le soin psychique. Il s’agit de l’étude d’un cas d’exportation d’une pratique occidentale en contexte colonial, ce qui mobilise la question de l’inadéquation du soin dans ce contexte.

1.2 Ethnopsychiatrie et psychiatrie transculturelle : la