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CHAPITRE 5 Ethnopsychiatrie analogique ou une rencontre d’une autre nature

5.5 Fly-in-Fly-out : continuité ou discontinuité ?

3ième constat de l’étude : La continuité du service malgré l’absence de la psytinérante

Le travail thérapeutique n’est pas nécessairement rompu par l’absence du thérapeute, car la continuité peut aussi s’insérer dans une logique de pensée nomade et circulaire, qui influence à son tour la conception du temps, par rapport à l’intensité, qu’un regard occidental aurait tendance à percevoir en termes de discontinuité. Or, la fréquence des séances n’est pas le seul élément d’importance dans leur effet thérapeutique de celles-ci. La pensée transitionnelle du thérapeute, de même qu’une forme de thérapie plus ponctuelle et centrée sur des sujets précis et situé dans le temps, serait également ici opérante. Aussi, l’offre de services psychologiques dans le Nord se rapproche d’un soutien d’ethnopsychiatrie, premièrement dû au fait qu’il a lieu à tous les mois ou deux moins, dépendamment de l’organisation des services et de la volonté des communautés.

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On pourrait être porté à penser que l’organisation FIFO des services et du travail a des effets négatifs du fait que les intervenantes ne sont pas sur place et disponibles de façon continue. Or, cette offre de service semble aussi comporter des bénéfices, notamment sur le plan de la confidentialité. Elle créerait un contexte où le travail prend une nature nouvelle. En complémentaire de sa formation en psychologie, Espérance fut formée à l’anthropologie et à l’ethnopsychiatrie au sein de diverses cliniques. Cette expérience, où elle a « fait ses armes » - comme plusieurs autres intervenantes rencontrées d’ailleurs - fut salvatrice, selon elle, lorsqu’elle a été confrontée aux défis posés par son nouveau contexte de travail. Concernant la continuité du soutien, elle m’a confié ne pas avoir vécu de choc important, puisque la fréquence des rencontres est la même que celle offerte par l’ethnopsychiatrie (une rencontre par deux mois en moyenne). Toutefois, l’ethnopsychiatrie est habituellement un service complémentaire au travail plus régulier d’une intervenante ou médecin. Sur cette question de la continuité, Claude va encore plus loin dans cet extrait d’entretien :

Avoir une session téléphonique avec qui quelqu'un que je n’ai jamais rencontré, c'est très difficile, parce que, ce qui est important c'est beaucoup le ressenti, la présence de la personne. Faut développer, mais j'ai déjà suivi des gens pendant une année, deux ans... Avec des gros traumas... Je les ai vu 6 fois par année, et le reste du temps je les voyais par téléphone, je leur parlais...

Edgar. : Parce que sinon, j'imagine, vous revenez trois semaines après, il s'est passé beaucoup de choses en trois semaines ?

Claude. : Oui. Mais ils n’utilisent pas la thérapie de la même façon... je dirais que... Le fait que je suis là, bon on est une personne toutes les trois semaines. Les sessions vont être très intenses ! Et puis ils vont arriver vraiment avec quelque chose de précis. Ils vont travailler intensément et ça m'arrive de voir quelques-uns deux fois, trois fois, et après je ne les verrai pas pendant un an, deux ans Et après ils vont revenir avec une autre étape de leur... [cheminement psychothérapeutique]

Ils travaillent différemment, et pour eux, ce n’est pas la fin du monde... Moi j'ai eu une femme a m'a djà dit euh... "Ah c'est pas grave si tu viens juste dans 6 semaines, parce que je lui ai dit de voir l'autre psychologue en attendant..." Elle dit ‘’non non’’... Parce que le lien s'est fait. Elle dit "je sais que tu reviens, dans 6 semaines, et c'est correct, moi là je vais le contenir..." Et c'est des gens qui ont contenu tellement de choses pendant tellement longtemps...

[…] C'est un peu comme le fameux objet transitionnel là où que, qui m'aide à supporter la frustration jusqu'à temps que quelqu'un va venir [...] Ce qu'ils sont en fait, les objets transitionnels, qui partent vraiment à l'âge l'enfance... Il voit sa mère partir et lui il attend... Il suce son pouce en attendant ou le biberon... Le sein c'est vraiment le pouce il devient ou le bras, ou la petite musique qui joue qui l'aide à supporter la frustration, la séparation. En thérapie on fait beaucoup ça. Pis en ethno[psychiatrie], on fait beaucoup ça et les marabous ou les anges ou peu importe avec qui tu vas travailler, ils travaillent beaucoup avec cette notion d'un objet, d'un talisman, d'un objet sacré, qui crée pour toi quelque chose que tu vas porter, parce que c'est un une concrétisation de... d'une reconnaissance que quelque chose est important. Fait que et même maintenant avec des recherches neuropsychologiques, on démontre que... On concrétise quelque chose au niveau neuronale. Ça structure quelque chose. C'est ça, c'est ça on le construit nous-mêmes, c'est encore plus fort... Des fois c'est des mots, des fois c'est une petite parole qui devient comme ça objectifiée, mais qui existe à travers le temps et l'espace.

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Cet extrait d’entretien apporte plusieurs pistes d’analyse. D’une part, retenons l’idée que l’utilisation du soutien psychique dans un autre contexte peut être faite autrement et qu’elle peut prendre une autre tournure ou d’autres significations. Le rôle de la thérapeute en sera alors modifié. Cette intuition de Claude implique que le soutien psychique offert dans ces contextes ferait l’objet d’une resymbolisation ou d’une réappropriation. C’est-à-dire qu’on lui attribuerait une signification et une utilité locale différente de celle qui lui est attribuée dans son contexte de création. De ce fait, il devient possible d’envisager un soutien moins fréquent, mais constitué de séances plus intenses. Cette hypothèse fut aussi postulée par Eduardo et Bonnie Duran, psychologues autochtones du courant de la psychologie postcoloniale, selon qui les notions culturellement différentes du temps et de l’espace mèneraient les patients autochtones à utiliser autrement les consultations en psychologie :

The practice of Western psychotherapy entails a linear passage of time in which the client/community can resolve or be cured from its present problems. In Native American thinking the idea of time having to pass in order to receive healing or blessing makes no sense. In Native American healing, the factor that is of importance is intensity versus passage of time. For instance, if the person dances with great intensity, that person achieves as much as the person who dances for a long time (if time is the only variable). When the Western therapist treats a Native American person, time passing may not be as crucial as the intensity of the therapeutic process. (1995 :16)89

L’intensité des séances pourrait donc pallier à l’absence en alternance de la thérapeute et de la psychiatre. Les consultations seraient parfois mobilisées pour des problèmes précis. Ce type d’accompagnement ponctuel pourrait se comparer à des « rituels réparateurs » (Duran et Duran 1995 : 20) servant à rétablir l’individu dans un équilibre plus harmonieux avec son univers (Sterlin 2006).

La continuité des soins semblerait aussi plus importante que la fréquence. Ce qui nous mène à nous interroger sur les éléments actifs (thérapeutiques) du dispositif et du service offert dans ce contexte. D’une part, Claude suggère qu’une fois la relation de confiance bien établie, l’idée même de la thérapeute, à laquelle le client peut s’accrocher, aurait un effet apaisant et thérapeutique, une fonction selon elle « transitionnelle ». D’autre part, les sorties des thérapeutes pour des absences prolongées de trois à sept semaines pourraient même comprendre certains bénéfices. Premièrement, cela permettrait aux intervenantes de prendre un recul et d’ainsi éviter

89 À noter que les auteurs précisent dans leur livre qu’il s’agit d’une généralisation et qu’il faut être vigilant dans

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de tomber dans les pièges d’un contre-transfert négatif (Alix). Pour ce faire, elles doivent éviter de pratiquer des interventions trop rigides selon les normes et les exigences de leur ordre professionnel et qui ne seraient pas appropriées. Deuxièmement, l’absence permettrait aux intervenantes de souffler face à un travail qui pourrait être trop demandant à porter à longueur d’année, pouvant même mener à un contre-transfert néfaste ou à un épuisement de compassion tel que suggéré par deux intervenantes. Le prochain extrait de mon entretien avec Alexis illustre bien l’importance du retrait de l’intervenante dont elle conserve tout de même une opinion ambivalente :

D'un autre côté, la toute petite [communauté], c'est vraiment tricoté serré... Y'avait des secrets bien cristallisés qui ne sortaient pas, on venait m'en parler, on faisait des allusions, mais on ne voulait pas me dire plus... C'était assez, ça prenait quand même un certain temps, c'est qu’en tant que psy, même je crois que travailleur social, ou psychoéducateur, enfin ceux qui font de l'intervention, il faut donner le temps que les gens nous connaissent... Ça prend du temps… […]

Les demandes sont grandes et... arrivée ici [à Montréal] je suis "pouf", à terre. Parce que c'est chargé hein, ce n’est pas des petits cas du style... Bon je dis des petits cas, pas de façon à réduire les gens qui viennent avec ça... Ce n’est pas comme "je suis stressée et je me questionne sur comment je peux gérer un conflit avec mon chum..." Ce n’est pas à ce niveau-là, c'est des choses lourdes hein, que ça soit des traumas intergénérationnels, la violence conjugale toujours active... (Alexis, psychologue)