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CHAPITRE 3 Les contraintes à la rencontre : le double défi d'une pratique itinérante et

3.3 Téléthérapies (psychologie et psychiatrie)

J’entends par téléthérapie le recours à des vidéoconférences, au logiciel Skype ou d’autres suivis téléphoniques. Cette pratique se généraliserait dans le travail des thérapeutes, non seulement dans le Nord du Québec. En santé mondiale, ce mode de travail serait « en ébullition » (Duclos 2013). Toutefois, les participantes ne semblent pas toutes partager la même attitude à l’égard de cette pratique et ne l’appliquent pas également. D’une part, pour Jade, psychiatre, l’évaluation psychiatrique serait « assez facile » via vidéoconférences. Par contre, cette pratique poserait des défis beaucoup plus grands pour ce qui est de la composante psychothérapeutique du travail psychique puisqu’elle m’affirmait que sa pratique au Nord nécessitait d’elle souvent un travail de psychothérapie. Les affects seraient difficiles à distance à interpréter en raison de la mauvaise qualité de l’image et du son et des difficultés à avoir accès au non verbal. Elle y consacrerait tout de même en moyenne deux journées et demie par semaine (entre une et trois), pour faire des suivis et tenir des rencontres à distance. Ces dernières seraient plus longues qu’en face à face et poseraient d’autres défis. Elle doit s’assurer que quelqu’un accompagne les patients, surtout dans les premières rencontres : « Au début je voulais toujours qu'il y ait quelqu'un dans la salle, maintenant chuis plus à l'aise, mais il faut que je connaisse le client. » Toutefois, la présence d’un tiers pourrait engendrer des réticences à s’ouvrir sur des sujets sensibles et soulèverait des enjeux de confidentialité. De plus, Jade me confiait ressentir un stress constant lié au fait qu’elle ne sait « jamais quand ça va planter ». Elle craint que la connexion ne coupe à un moment où le patient est en détresse ou fragile : « ça arrive quand même, c’est rare, mais assez souvent pour qu’on soit sur nos gardes, si jamais le patient est en détresse et ensuite ça coupe… » Claude me parlait aussi des ruptures de connexion : «

Là on a pas le skype parce que la bande [connexion] n'est pas assez forte dans la communauté, faqu'on n’a pas un contacte euh continu, tu sais tu vois pas la personne et c'est coupé 4-5-6 fois par sessions

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euh... Le téléphone cellulaire on l'a maintenant depuis 2007 – 2008, quand même assez récent, et là c'est sûr que les gens peuvent appeler de chez eux et moi j'ai un forfait qui me permet d’appeler tout le temps, alors ça,ça fonctionne bien (Claude, psychiatre).

La téléthérapie exigerait aussi plus d’efforts et d’énergie de la part des thérapeutes pour « Rester en contact et pour suivre le contenu émotif » (Jade). Le rythme de la rencontre serait différent à cause des délais de transmission, d’autant plus que l’anglais est généralement la deuxième langue des patients : « […] on se base beaucoup en psychiatrie sur la communication pour savoir s'il va y avoir désorganisation de la pensée, ou, est-ce que la personne a des problèmes cognitifs en lien avec la psychose. Il est donc très difficile de faire des diagnostics de troubles cognitifs » (Jade). Les thérapeutes rencontrées éviteraient et parfois refuseraient de tenir les premières rencontres à distance à l’exception d’urgences. Le recours à des suivis à distance est donc plus aisé lorsque patient et soignant se connaissent et se « font plus confiance » (Jade). En contrepartie, Laurence m’affirmait aussi que « parfois ils [les patients inuit] préfèrent parler au médecin omni qui est là [dans le village] plutôt qu’au médecin à Montréal qu’ils ne connaissent pas plus qu’il faut … » (Laurence). Camille, aussi psychiatre, abonde dans le même sens : « Y’en a beaucoup qui, au téléphone, n’aiment pas ça. Finalement ils préfèrent voir quelqu’un en personne une fois par deux mois que de parler avec quelqu’un… Y’en a d’autres qui font les deux ».

Psytinéraire 1 : la réputation

L’anecdote suivante fut racontée par Dominique, psychothérapeute. Elle illustre à la fois certains défis et certains bénéfices à travailler dans de petites communautés. Leur fonction de thérapeutes les suit aussi en dehors du milieu de travail. Elles croisent régulièrement leurs clients dans le village et ne peuvent souvent pas effectuer de coupure nette entre le travail et la vie personnelle. Il émerge alors de cette situation originale des enjeux de confidentialité, de confiance, de bouche à oreille et de réputation, qui peuvent être mobilisés en bien ou en mal, selon le contexte.

Des évènements des fois un peu cocasses, loufoques si je puis dire ... Un de mes clients qui est sobre depuis trois ans euh... Est au centre commercial et à ce moment-là, honnêtement, y'a d'l'air saoul... Et il vient me voir, il vient m'aborder. Et y'a deux autres messieurs qui arrivent, qui sont les pères de deux enfants que je suis, deux enfants différents. Behn c'est deux messieurs là savaient pas qu'il était aussi un de mes clients, et ils pensaient qu’il venait s'en prendre à moi. Fait que eux-autre ont intervenu et on fait les bouncers si j’peux dire… Et le premier monsieur me dit "quant-est-ce mon prochain rendez-vous, j'ai oublié ?" Et je le regarde et je dis "écoute, as-tu pris ton blood sugar ?"

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Ahh il me regarde et dis non je l'ai pas pris ce matin. Je demande « t'as-tu mangé ? ». - « Non j'ai pas pris l'temps d'manger à matin, on avait des trucs à faire.. »

Et j'lui demande "As-tu l'impression que t'as pris un ou deux shots ?" Et il me regarde euhh "ouais". Et t'as les deux autres messieurs aux côtés et je leur dis : là vous allez au café à côté lui acheter un gâteau et un verre de jus d'orange, y'est en hypoglycémie quand y'est comme ça, y'est pas saoul. [détails de l'histoire]

Cet incident-là a fait en sorte que des elders dans la communauté ont dit, « ah Dominique, quand elle suit quelqu'un, il est entre bonne main ». Et y'a des elders que je connais pas pantoute me saluent aujourd'hui qui avant ne me saluaient pas. Et un des messieurs proches de ce monsieur-là est venu me voir en walk-in par la suite... (Dominique, travailleurs social et psychothérapeute)

3.4 La posture de l’étranger, anonymat et confidentialité