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CHAPITRE 5 Ethnopsychiatrie analogique ou une rencontre d’une autre nature

5.1 Éléments d’ethnopsychiatrie en convergence

5.1.1 La langue, l’interprétariat et la culture

On connait bien l’importance de s’exprimer dans la langue de son choix en thérapie (Nathan 1994 ; Leanza 2006). Charlie exprimait bien cette importance :

Donc la barrière de la langue, quand t'as à parler de tes émotions, de ce qui est de plus profond à l'intérieur de toi, de ce qu'il y a de plus intime... pouvoir parler dans ta langue première, ça fait toute une différence, parce souvent c'est tellement complexe réussir à mettre des mots sur ce qu'on vit pis ce qu'on comprend... […] C'est pas la même chose... Donc les community worker sont une énorme ressource... En même temps... ça a l'autre côté de la médaille qui est : mais tu sors avec mon frère, je

Accordage culturel (Hoskins 1999)

Stratégies développées par les intervenantes psy- dans le nord autochtone

(données de la recherche)

Reconnaitre la souffrance et l’oppression

culturelle  Sensibilité aux enjeux de colonialisme, au potentiel colonisateur et traumatisant de son travail : rétrochoc culturel et rétroaction transculturelle ;

Poser des gestes d’humilité, conscience des rapports dominants-dominés / majoritaires- minoritaires

 Grande sensibilité aux rapports de pouvoirs et à l’histoire coloniale ;

Montrer la capacité à ne pas savoir  Partenariat avec les aînés et les guérisseurs traditionnels ;

 Connaitre les limites de ses interventions ;

Agir avec révérence en approchant la différence culturelle avec estime et considération

 Croyances spirituelles et ouverture phénoménologique ;

 Fluidité des croyances et des identités ;  Humilité ;

S’engager dans la mutualité  Davantage d’implication personnelle et de dévoilement du thérapeute ;

 Affaiblissement de la neutralité du thérapeute ;

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veux pas te parler de mes affaires, donc y'a comme tout le côté de la confidentialité qui est un énorme enjeu ici. Fait que souvent, y'a beaucoup de gens qui veulent parler à un intervenant qui vient de l'extérieur de la communauté... (Charlie, psychologue).

Toutefois, presque toutes les participantes m’ont affirmé que, dans le contexte ici à l’étude, le recours à la langue autochtone qui nécessite un interprète serait parfois altéré par la crainte du bris de confidentialité et est supplanté par une préférence pour l’intimité rassurante de la dyade thérapeutique. Effectivement, dans les thérapies qui se tiennent dans le Nord, plusieurs clients autochtones manifesteraient de grandes réticences à avoir recours à un interprète. Ils préfèreraient tenir la séance en anglais pour la plupart, leur deuxième langue, même s’ils ne la maîtrisent pas aussi bien, par peur d’un bris de confidentialité. Certaines intervenantes semblaient y avoir recours un peu plus souvent, alors que d’autres m’en parlaient en termes d’exception. Cela semble varier aussi d’une communauté à l’autre, mais je ne suis pas en mesure, de déterminer les raisons de cette différence avec les données recueillies dans les entretiens. Celles-ci pourraient certainement être influencées par la démographie des groupes. Dans les communautés plus populeuses que des intervenantes y travaillant me comparaient à des petites villes, on y retrouverait une certaine impression d’anonymat, alors que dans les plus petites communautés, les liens sont très serrés et les enjeux liés à la confidentialité et la neutralité sont davantage exacerbés. De plus, la relation que la communauté a entretenue avec ses pratiques traditionnelles, d’autres espaces de guérison alternatifs et la langue affecteront assurément l’importance accordée à l’usage d’un interprète. Camille me disait y avoir recours seulement pour les aînés et de jeunes enfants et « seulement s’il n’y a pas d’autre choix » (Camille). Dans le cas d’Espérance, ce serait pour les jeunes adultes qui ont « échappé à l’école ». À noter que les facteurs limitant le recours à un interprète concernent la confidentialité et le commérage, qui sont davantage un effet de l’isolement relatif et un effet de village qu’une particularité culturelle. Pour parler en termes de culture, ce serait la culture de village relativement isolé, nordique de surcroît, par rapport à la culture de la ville. Il s’agirait alors d’une dynamique qui n’est assurément pas propre à des cultures autochtones. Dans les plus petits groupes par exemple, il est pratiquement certain que le patient et l’interprète se connaîtront. Ainsi, même si le client a confiance en le professionnalisme du médiateur culturel, il ne sera peut-être pas à l’aise de se « dévoiler » et d’aborder des questions sensibles devant quelqu’un qu’il connait ou qui serait même impliqué dans le narratif.

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La langue constitue la source de différence la plus aisée à distinguer, et peut-être la moins politique et la moins difficile conceptuellement à cerner que la culture. Les intervenantes m’en parlèrent souvent et avec beaucoup moins d’hésitation. Bien entendu, elle reflète une différence culturelle et porte en elle une cosmologie, ses conceptions de la souffrance et d’autres modèles d’expression (Nathan 1994 et ; Leanza 2006). Considérant son importance dans la manifestation et l’appréhension du psychique, pour l‘ethnopsychiatrie, la langue de choix du patient et le recours à un interprète, qui sert aussi de médiateur culturel, représente une des pierres d’assise du dispositif thérapeutique. Dans le rapport de Annoual et al. 2007 sur les soins de santé mentale offerts aux afrodescendants au Québec, il est recommandé de :

Examiner le rôle des langues colonisatrices ainsi que leur impact sur les soins en santé mentale offerts aux populations d’ascendance africaine. Il est aussi recommandé de prendre des mesures afin d’éradiquer et de sanctionner les comportements irrespectueux et les manquements professionnels de la part du personnel soignant à l’endroit des personnes d’ascendance africaine. (Annoual et al. 2007 : 31)

Ce travail d’introspection semble bien s’intégrer aux processus de sécurisation et d’accordage culturel. Le rapport mentionne plus loin le rôle primordial de la « langue « de confort » dans la guérison. Ils entendent aussi la langue dans son sens le plus large, incluant la musique, les chants, les danses et toute autre manière de s’exprimer, qui est donc culturellement façonnée.

Comme il l’a aussi été suggéré par Devereux, il ne faut pas s’arrêter au contenu culturel livré par le patient, mais à la manière dont celui-ci le mobilise au sein de son système de référence. Cette nuance semble cruciale pour éviter de pathologiser des croyances d’une autre culture ou d’autres différences culturelles (Santiago-Irizarry 2001). Jade m’en donna de bons exemples en parlant de témoignages de patients qui lui apparaissent parfois comme étant originaux :

Faut voir si c'était présent dans la vie de la personne avant, mais aussi si ce n'est pas le seul symptôme. Et la question que je pose habituellement, c'est : ok, Dieu te parle, mais de quelle façon est-ce que Dieu te parle ? Et tu sais si on me dit "I feel it in my heart, I have a sens that this is what god want" ok là... Mais tu sais "I hear god's voice" ça c'est plus psychotique... Donc c'est plus différencier de cette façons-là... (Jade, psychiatre).

Camille me rapportait la tenue d’un exorcisme aux effets fort bénéfiques pour un patient. Elle me suggérait alors d’imputer les effets thérapeutiques de cette pratique à l’importance du support social qu’offre ce genre de cérémonies qui peut servir à réintégrer malade dans la communauté

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(Lévi-Strauss 1949), ce qu’il faut penser en termes d’expérience structurante, « d’un processus d’autodétermination dans une institution religieuse localement réappropriée » ou encore d’un « espace protecteur non pathologisant » (Ibid.).

À la lumière des témoignages recueillis, d’autres éléments entrent en jeux qui ne concernent pas nécessairement la langue et les codes culturels à proprement parler. Ces autres particularités sont souvent confondues avec la culture des usagers et intégrées dans la rubrique des « différences ». Concernant les dynamiques au sein des groupes et avec les intervenantes, Cotton et al. (2014) proposent d’évaluer les effets potentiels de la ruralité et de l’isolement88 sur la santé mentale, une influence qui n’aurait pas été étudiée en profondeur. L’intérêt de cette proposition est qu’elle ne concerne ni la différence culturelle, ni le colonialisme, mais des éléments géographiques et démographiques qui semblent plus faciles à contrôler dans des études et moins à risques de réduction que le concept de culture. De plus, même si ces facteurs n’affectent pas spécifiquement le psychique, ils altèrent certainement l’accès aux soins et la qualité de ceux-ci. Les standards et les normes des services et des interventions n’ayant pas été développés pour ce contexte, ces trois auteurs psychiatres sont associés à la division sociale et transculturelle de l’Université McGill. Ils réitèrent l’importance pour les intervenantes de considérer « les valeurs, le mode de vie, les dynamiques communautaires, et l’organisation du temps et de l’espace dans son ensemble » (ma traduction : 226). Il n’est pas décrit toutefois quels genres de modifications au travail celles-ci doivent effectuer, et sans trop d’exemples concrets des défis auxquels elles sont susceptibles d’être confrontées. Cotton, Nadeau et Kirmayer rappellent que les problèmes de santé mentale ne sont pas nécessairement plus stigmatisés dans des petits groupes et pourraient même l’être moins. Les deux principaux défis dans leur travail se situeraient plutôt au niveau de la confidentialité et des difficultés d’intégration de l’intervenante dans les communautés, en raison de la nature particulière de leur travail. Leurs hypothèses se trouvent ici corroborées par les témoignages que j’ai recueillis.

L’intégration des intervenantes au groupe semble difficile et ne serait peut-être pas non plus souhaitable pour deux raisons. D’une part, le rôle de thérapeute serait difficile à porter, puisqu’elles sont reconnues comme telles dans la communauté et abordées en dehors de leur

88 Les auteurs définissent ces deux facteurs par une densité de moins de 1000, et une densité de moins de 400

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cadre de travail. D’autre part, une meilleure intégration au groupe augmenterait la réticence des patients à aller se confier en consultation. Ces contraintes sont causées par le contexte et ne concernent pas le travail relationnel en soi, mais le façonneront. Les relations dans lesquelles le thérapeute peut ou ne peut pas entrer, l’accès aux références locales et à toutes sortes d’informations complémentaires que l’intégration permettrait se voient compromis. Pour Espérance, qui a porté les deux chapeaux : « Un anthropologue qui pose des questions, c’est un peu différent de quelqu’un qui est là pour entendre des souffrances … ». Selon elle donc, c’est la nature particulière de leur travail qui entre ici en jeu : « on ne sera jamais vraiment intégré… quand tu es psychologue, et la seule psychologue… » Elle voit au moins un client par maison dans sa communauté. Au contraire, pour Charlie, le fait de rester sur place, malgré tous les défis que cela lui pose, lui permettrait d’élargir son action, de ne plus travailler dans l’urgence et de ne pas faire que l’intervention de crise. Elle doit néanmoins modifier la nature de son travail, pour en arriver à une meilleure intégration dans la communauté. Elle peut aussi mieux intégrer des éléments de la communauté dans son travail. Elle travaille notamment en collaboration avec d’autres types d’approches de guérison qui sont sanctionnées ou non par le centre de santé.

Il s’ajouterait au travail des répondantes la particularité de symptômes associés aux sociétés en changements rapides. Devereux parlait d’acculturation antagoniste aux effets potentiellement traumatiques, causant de fortes tensions internes, notamment au niveau des croyances religieuses ou spirituelles. Les changements peuvent aussi être vécus comme traumatiques, en ce qu’ils ont été imposés. En ce sens, ils auraient des impacts indéniables sur la cohésion au sein des groupes et sur la construction identitaire et psychique des membres de ces groupes, tel qu’en regard à l’allégeance religieuse. L’effritement de traditions et les affiliations spirituelles et religieuses multiples sont régulièrement évoqués autant par les participantes que dans la littérature (Kirmayer 1994 ; Kirmayer, Brass et Tait 2000). Cela pourrait engendrer la perte du filet de sécurité pour plusieurs membres du groupe et, combiné aux effets du colonialisme, contribuerait à créer cette fragilité dont plusieurs participantes me parlaient et qui s’ajoute à cette « lourdeur » de leur travail. Ces changements apportent aussi des désaccords quant à la question du développement social et des orientations politiques et spirituelles que devraient prendre les communautés (opposant les modernes aux traditionalistes par exemple).

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5.2 Sortir du cadre pour entrer dans le cercle : le cadre