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CHAPITRE 1 Influences théoriques et cadre conceptuel

1.2 Ethnopsychiatrie et psychiatrie transculturelle : la cohabitation de deux modèles à

1.2.1 L’approche ethnopsychiatrique clinique

L’approche ethnopsychiatrique découle directement des travaux théoriques de Devereux. Ceux-ci furent toutefois importés et appliqués dans la clinique, initialement en France, par Tobie Nathan et repris par Marie-Rose Moro. L’ethnopsychiatrie s’y pratique et se développe principalement au Centre George Devereux, un centre universitaire d'aide psychologique aux familles migrantes ; et à la clinique de l’hôpital d’Avicenne, un service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent (Rouchon 2009). Au Québec, Carlo Sterlin et Franz Raphaël sont à l’origine des premières cliniques ethnopsychiatriques des services de psychiatrie externes des hôpitaux Jean-Talon et Maisonneuve-Rosemont. À leur fondation, ces-derniers se sont directement inspirés des exemples français avec lesquels ils étaient en relation. Néanmoins, plusieurs spécificités montréalaises et haïtiennes se sont greffées à la pratique. Relevons notamment une influence de Raymond Panikkar31 et de l’institut interculturel de Montréal, sur le plan du potentiel dialogique perçu dans les situations interculturelles cliniques (Sterlin 2006 ; Emongo 2014). Cette approche se démarque par une remise en question du dispositif de la rencontre et de l’universalisme de l’approche psycho-psychiatrique du soin tel qu’entendu par la biomédecine. Ainsi, elle se positionne en réaction à un « ethnocentrisme inhérent à la pratique de la psychiatrie biomédicale » (ma traduction, Sturm et al. 2011 : 207). Elle reconnaît différents « savoir-être culturels » (Sterlin 2006a) et conçoit la clinique comme un lieu de rencontre interculturelle et d’échanges, grâce à un mélange de la psychanalyse et de l’anthropologie, à l’instar de ce que Devereux proposait. Ont été développés à cette fin des outils concrets et un

31 Ce que le philosophe appelle le « désarmement culturel » prescrit une attitude d’humilité au clinicien occidental

qui doit se « désarmer culturellement ». En effet, sans ce processus, la culture occidentale, de par son caractère hégémonique, empêcherait la mise en place d’un dialogue transparent. (Nous parlons ici du clinicien, mais ses réflexions ont une portée beaucoup plus large que leur application clinique que nous en faisons.) Enfin, il a travaillé à l’institut interculturel de Montréal, ce qui a permis à Sterlin (2006) d’affirmer que son influence serait plus ressentie ici qu’ailleurs.

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dispositif d’intervention bien original. En premier lieu, ce dispositif groupal conteste l’approche trop individuelle du traitement. Elle affirme que les rencontres dyadiques auxquelles ont habituellement recours les malades en occident (thérapie centrée sur le patient ou ensuite en face à face) ont comme effet d’isoler le patient de son milieu. L’ethnopsychiatrie rappelle que dans de nombreuses régions du monde, la psyché se traite autrement, collectivement, et implique un ensemble de composantes externes (famille, milieux, environnement, esprits, etc.) que la psychiatrie et la psychologie classique ne considèrent pas toujours ou pas autant. En rafale, voici les caractéristiques du dispositif32:

 Les séances sont tenues en groupe et la disposition circulaire des chaises permet notamment un aplanissement des rapports de pouvoir et favorise l’échange. Les promoteurs de l’ethnopsychiatrie rappellent de surcroît qu’on aborde souvent les troubles de santé mentale de manière collective dans de nombreuses régions du monde, à l’inverse de la conception occidentale fondamentalement individualisante ou même internalisante des troubles. Ainsi, plusieurs patients réagiraient face à l’isolement, à la confidentialité et à l’individualisation des maux.

 Les groupes thérapeutiques sont composés de membres de la famille du patient ainsi qu’un nombre presque équivalent de co-thérapeutes, d’origines ethnoculturelles et de formations diverses, en plus d’un interprète et de l’intervenant. C’est ce dernier qui a la charge du cas et qui a sollicité l’aide de la clinique ethnopsychiatrique.

 Le dispositif mène à la création d’un transcadre (Arpin 2006) qui transforme le transfert33 en intertransfert entre le groupe de thérapeutes et la famille. Ce « troisième lieu » se veut à l’intersection des systèmes de représentation des cliniciens et du patient (et de sa famille), au sein duquel se négocie la thérapie et se coconstruit le récit de la maladie (Sturm et al. 2011).

32 Il sera investigué au chapitre cinq (5) quels éléments de la méthode ethnopsychiatrique sont appliqués et lesquels

il serait potentiellement intéressant d’importer en contexte autochtone.

33 Tout comme la neutralité affective du thérapeute, le transfert constitue un outil fondamental au travail psychique,

peu importe les courants de la psychologie auxquels on adhère. Laplanche et Pontalis, psychanalystes, le définissent comme étant « le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi avec eux et éminemment dans le cadre de la relation analytique. Il s’agit là d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué » (Laplanche et Pontalis 1967).

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 Le patient s’exprime dans la langue de son choix, ce qui est permis par la présence d’un interprète, qui peut à l’occasion servir de médiateur interculturel. En effet, l’ethnopsychiatrie rappelle que chaque culture possède son propre mode classificatoire.  Une sensibilité accrue est portée aux enjeux d’identité, à la trajectoire migratoire, à la

question d’adaptation et au bagage socioculturel porté par les patients et leurs proches, mais aussi par les thérapeutes, les autres intervenantes, les institutions et d’autres structures.

 L’utilisation de leviers culturels, privilégiée par Devereux, favoriserait le développement d’alliances thérapeutiques dans ce contexte où il existe beaucoup de méfiance et d’incompréhensions mutuelles.

 L’interprétation du cas et des transferts est discutée parmi le groupe de co-thérapeutes à la fin des séances, diminuant ainsi les risques de contre-transferts culturels.

En somme, l’ethnopsychiatrie reconnait que les thérapeutes - et non seulement les patients - sont des êtres culturels. Plusieurs conflits ou incompréhensions lors de rencontres cliniques seraient dus à une collision entre cultures anthropocentriques et cosmocentriques (Sterlin 2006a et 2006b)34. En effet, selon Carlo Sterlin, ce dernier élément est déterminant, car il influence l’ensemble de nos conceptions et de nos valeurs et façonne nos modèles explicatifs de nombre d’expériences limites (notre place et notre rôle dans l’univers, la mort et la maladie notamment). Le processus de centrement-décentrement (ou de centration-décentration) est central au travail ethnopsychiatrique. Il consiste en un effort de réflexivité de sa position intérieure (ses propres valeurs et de ses postulats culturels et disciplinaires) lors de moments de rencontre. Il permet alors de mieux comprendre le fait que la perspective du patient sur son vécu soit différente et permet aussi d’éviter ce que Sterlin appelle un Contre-transfert culturel (Cohen-Emmerik 2004). Sterlin et Dutheuil (2000) expliquent bien cette dernière notion :

Lorsque deux personnes sont en présence l’une de l’autre et qu’elles proviennent de deux cultures différentes, il y a un risque que chacune d’entre elles interprète les faits à travers son propre système culturel de référence,

34 Eduardo Duran confirme l’existence de cette dualité des cosmologies dans ses écrits en psychologie postcoloniale

tout comme il atteste de leur récurrence en psychothérapie. En santé mentale globale et dans les études de la mondialisation et de l’aide humanitaire, le concept du « ecocentric self » représente un outil conceptuel très proche du cosmocentrisme (Kirmayer et Fletcher et Watt 2009). Sterlin utilise d’ailleurs plusieurs exemples pour illustrer l’articulation du concept et s’adresse autant au travail d’intervention au niveau mondial que dans les cliniques de centre urbains occidentaux diversifiés et en milieu autochtone.

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sans tenir compte de celui de l’autre. Ce phénomène […] peut conduire à porter des jugements, à disqualifier son interlocuteur et à ajouter au traumatisme initial. En partant d’une vision qui tient compte uniquement de sa propre culture, on déforme ainsi la réalité de l’autre.

La littérature scientifique intéressée par l’interculturel paraît foisonnante, particulièrement sur la question de la prestation de services (Gratton 2009 ; 2013). Cependant, les peuples autochtones ne sont pas souvent inclus dans ces études. Il convient d’évaluer quelles stratégies développées dans des contextes interculturels - des villes cosmopolites aux populations diversifiées - et dans les pratiques d’ethnopsychiatrie comportent des caractéristiques analogues aux témoignages des intervenantes du contexte autochtone et qui seraient donc potentiellement importables. Un rapport ethnopsychiatrique daté de 2007 intitulé Vers un nouveau modèle de services pour les Canadiens d’ascendance africaine comporte de nombreux éléments qui soutiendront l’analyse de ma recherche, bien qu’il aborde un tout autre clientèle (Annoual et al. 2007). De nombreuses similarités pourront être extraites entre les données de recherche et ce document. Plus spécifiquement, trois sections de ce rapport comportent des ressemblances entre le travail avec des afrodescendants et celui des intervenantes psy du Nord. L’approche proposée dans le rapport irait plus loin dans le dialogue d’intervention que l’ethnopsychiatrie ou les autres modèles d’intervention sensibles aux enjeux de sécurité culturelle :

La nouvelle approche

[…] certains principes sur lesquels devrait reposer une nouvelle approche en ce sens. Toute démarche préventive ou curative destinée aux Afro-Canadiens devra dorénavant prendre en considération :

1) le caractère distinctif du système de référence des traditions africaines, qui met l'accent sur les réseaux ancestraux, spirituels, familiaux et sociaux ainsi que sur l'« être » collectif, par opposition à l'individualisme de type occidental ;

2) l'approche holistique, énergétique et écologique de la santé et de la maladie ;

3) l'importance du corps, de son énergie primale particulière, de son expérience du rythme ;

4) l'effet des manifestations concrètes de l'oppression quotidienne dans laquelle vit la majorité des Afro- Canadiens, en particulier quand cette oppression prend la forme du racisme ;

5) l'impact considérable et cumulatif de l'oppression et des traumatismes du passé dans les problématiques contemporaines.

Le rapport de l’étude de Annoual et al. 2007 énumère deux constats et deux hypothèses « d'intervenants quotidiennement impliqués dans les services correctionnels et les services de santé au Canada » à l’origine du projet qui semblent identiques à celles qui ont motivé la

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rédaction de ce mémoire. Le rapport mentionne d’ailleurs les Premières Nations parmi les groupes concernés :

Double constat :

a) la surreprésentation des Afro-Canadiens dans les services imposés (centres de détention, aile médico-légale des hôpitaux psychiatriques, centres jeunesse, etc.) ;

b) leur sous-représentation dans les services à accès volontaire (consultations externes psychiatriques, services de toxicomanie, etc.).

Les initiateurs de ce projet sont partis de ce double constat […] pour élaborer deux questions : a) Se pourrait-il que cet état de choses soit lié à la position fragile des Afro-Canadiens dans la dynamique globale de la société canadienne et qu'il soit entretenu par l'inadéquation des services préventifs et curatifs qui leur sont offerts ?

b) Se pourrait-il que cette inadéquation, que l'on peut postuler pour toutes les communautés marginalisées à grande distance culturelle, y compris les Premières nations, revête des aspects spécifiques du fait de l'esclavage, de la colonisation et du racisme particulier auquel sont exposés les Canadiens d'ascendance africaine ? (Annoual et al. 2007)

L’un des objectifs du projet cité trouve écho dans mes données de recherche, soit : de « cerner l'impact de l'esclavage, de la colonisation et du racisme sur l'identité et l'adaptation des Afro- Canadiens » à l’exception que je m’intéresse à une clientèle différemment affectée par le colonialisme.