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CHAPITRE 3 Les contraintes à la rencontre : le double défi d'une pratique itinérante et

3.2 Nomadisme et continuité relationnelle des soins

L’extrait d’entretien suivant fut tenu avec Alexis, psychologue spécialisée en trauma et formatrice en intervention de crise en santé mentale dans des écoles du Nord pendant 18 ans. Elle y tenait aussi des consultations de psychothérapie selon une structure FIFO :

Alexis : Comme j'y allais une fois par mois, mois et demi, donc là aussi, c'était très conscient qu'il y a des choses que je vais pas toucher, ou en tout cas, si j'ouvre une porte, je travaille beaucoup avec les travailleurs locaux, communautaires et je leur disais, bon, on écrivait le plan d'intervention, que j'aimerais qu’elles rencontrent telle personne et qu’elle posent telle ou telle question, qu’ils voient comment ça se passe... C'était très très concret... Et je revenais et puis là bon on voyait la personne... […]

E.B. : Est-ce que vous, est-ce que des fois ça arrive de faire des suivis par téléphone ?

76 Section sur les particularités dans la clinique, prochain chapitre et la section 5.6 sur le rétro-choc-culturel (chapitre

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Alexis: Oui, oui pour ceux que je trouvais plus... vulnérables.. ou ça n'allait pas, ou [qui avaient] des idées suicidaires, ou violents, ou ces périodes plus difficiles, oui, là il avait cette possibilité de faire des consultations téléphoniques... […]Lorsqu'on le recommande, mais c'est des cas plus exceptionnels... oui... Éthiquement parlant, on peut pas laisser ça dans les airs, ou je demandais de venir ici...

E.B. : Ah ça arrive des fois qu'ils viennent, qu'ils se déplacent ?

Alexis : Oui et là il y avait pour une semaine, des rencontres plus intensives, trois fois semaines euh... Une heure... J'essaie de ne pas faire plus d'une heure et demie parce que c'est ouhf... je donnais des pauses parce que c'est [épuisant].

D’emblée, la structure FIFO de ces travailleuses peut surprendre par ses différences en rapport au soutien psychique conventionnel. Espérance, thérapeute formée à l’ethnopsychiatrie, postulait que les psychologues volants pourraient bien s’inscrire dans « un univers autochtone semi- nomade ». Cette structure de travail aurait le potentiel de bien s’intégrer à des logiques locales. Cette organisation entrerait alors peut-être plus en conflit avec les conceptions occidentales de l’accessibilité, de la continuité et de la stabilité qu’avec celles du Nord. Dans cette perspective, le nomadisme des intervenantes n’équivaut pas à une discontinuité et à une rupture dans le service.

La structure FIFO de soin pourrait apporter des avantages et non pas seulement des inconvénients : « Ce n’est pas très grave de partir, mais l’important c’est de revenir » (Espérance). C’est en continuant cette pratique pendant longtemps que les thérapeutes démontrent leur engagement envers la communauté et gagnent progressivement la confiance de ses membres :

J'ai vraiment développé l'humilité et la flexibilité. Mais c'est difficile de développer une relation thérapeutique avec une continuité, quand tu sens qu'elle a vraiment besoin d'une continuité, que la personne a des enjeux d'attachements profonds, parce que avec les écoles résidentielles... Je parle au piff là, mais y'a peut-être 80% des gens qui ont des problèmes d'attachement. Et les problèmes d'attachement demandent présence, constance, cohérence. Mais si j'ai aucun cadre, et j'impose aucun cadre, c'est difficile de créer cette solidité-là... Donc c'est vraiment une frontière qui est mince entre, être plus proche, être plus flexible, mais... pas trop ! Pour réussir à savoir quand est-ce qu'il faut mettre le cadre. Quand est-ce qu'il faut... Ça varie d'une personne à l'autre, et y'a des choses que j'ai pas voulu faire au début que je fais maintenant (Charlie, psychologue).

Tous les intervenants m’ont également évoqué les avantages du FIFO pour relever les défis de la confidentialité dans des petits milieux :

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On dirait qu’ils aiment mieux ça, quitte à ce que ce soit moins fréquent, mais que ce soit tout le temps la même personne, tu sais ils aiment mieux te voir moins souvent, mais que tu continues pendant des années, qu’au lieu de te voir à chaque semaine, mais qu’au bout de six mois ça ne change de personne… Ce que je ne croyais pas au début, tu sais, je pensais que ça allait être plus un handicap que ça, mais les gens sont vraiment contents que je ne vive pas là (Camille, psychiatre).

Pour Laurence, psychiatre, l’accessibilité, qu’on assimile habituellement dans les médias et les rapports gouvernementaux au manque de ressource ne semble pas présenter un problème ou un enjeu majeur dans le Nord :

En moyenne le temps pour me voir c’est un mois et demi, un mois et demi ! À Montréal c’est pas ça l’attente pour avoir une médecin psychiatre, si tu vas à St-Jérôme c’est quasiment un an… Parce que [les services] sont bien pensés. Ils sont planifiés en fonction d'une intermittence, pis en fonction du fait que je ne suis pas la personne la plus importante là-dedans, j'aide c'est important ce que je fais, mais le médecin de famille il est sur place, il fait tout plein d'affaires... (Laurence psychiatre).

Ce dernier témoignage, tout comme dans l’extrait précédent d’entretien avec Alexis au début de cette section (4.2), souligne l’importance du travail d’équipe et de valider, de faire confiance et de protéger les autres travailleurs de la santé. Jade, une autre psychiatre était un peu plus nuancée sur le plan de l’accessibilité. Pour elle :

La psychiatrie est moins disponible, mais très disponible en même temps [dans le Nod]. Dans le sens que, si un médecin veut que je voie un patient, ma liste d’attente est vraiment courte, je vais le voir en dedans d’un mois, c’est très rare que ça va aller à deux mois, et si c’est quelque chose qui presse un peu, ça va aller à deux semaines. Mais les services non psychiatriques de soin de santé mentale sont beaucoup moins présents, y’a beaucoup moins accès à la thérapie… tu sais y’a un psychologue pour tous les villages... Ça fait que, ce que je reçois, c’est probablement des gens de la première ligne qui n’ont pas besoin de me voir, mais qui ont besoin de thérapie (Jade, psychiatre).

En surcroît, en milieu inuit, les psychiatres sont amenés à « traiter les besoins de thérapies et autres soins ailleurs considérés comme relevant de la première ligne des services de santé. De plus, « ce que tu n’as pas, c’est des services psychiatriques surspécialisés » (Jade) qui ne s’offrent que dans le Sud.

Une étude de Lily Lessard (2015) rapportait un focus group tenu en 2007 mentionne :

Du côté de l’Hudson, l’abolition des postes de psychologues en 2005 pour des raisons administratives a été dénoncée par les participants, car selon eux, elle réduit significativement la capacité d’intervention en santé mentale des équipes locales et régionales. Pour Kuujjuaq, les présences d’un psychologue et d’un médecin omnipraticien souhaitant s’investir dans l’amélioration des services en santé mentale ont été présentées comme des éléments contextuels influençant très positivement l’offre de services en santé mentale dans cette communauté et cette sous-région.

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Concernant plus spécifiquement la psychiatrie, en restant en contact à distance avec l’équipe, Laurence considère offrir une excellente continuité dans les services qu’elle offrait : « même si je suis là de manière intermittente – une semaine aux trois mois – mon lien avec eux n’est pas rompu par mon absence » (Laurence, psychiatre). Ainsi, la téléthérapie représente une partie importante et complémentaire des travailleurs itinérants.