• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 Contexte à l’étude : considération éthiques, épistémologiques et

2.1 L’identification autochtone

L’image de l’Amérindien a changé depuis 15 ans. À la limite sans doute est-il secondaire de connaitre les nouvelles images sinon pour prendre la mesure des nouvelles présentations que nous nous donnons de nous-

mêmes. - Sylvie Vincent (1986)

L’identité ethnoculturelle autochtone est chargée d’implications politiques. En plus d’être liées à un statut civique et juridique particulier, les identités autochtones sont associées à des injustices sociales historiques et actuelles et à diverses formes de racisme et de discrimination systémique (Cotton 2008 ; Salée 2005 ; Leyland et al. 2016). Dans la recherche universitaire aussi, la terminologie peut devenir un vecteur de domination, d’oppression, ou réifier une

58 Pour le présent mémoire, je conjuguerai l’ethnonyme tel que le prescrivent les règles de la langue vernaculaire :

57

situation d’injustice (Spivak 1988 ; Alcoff 1992 ; Tiuwai Smith 2012). Dans la représentation des groupes, il existe aussi des risques potentiels de ce que la critique des études subalternes a nommé des « injustices ou violences épistémiques et épistémologiques », en raison d’une inégalité d’accès de différents groupes aux ressources épistémiques mobilisables pour construire son discours. Le rapport entre des chercheurs et des populations régulièrement étudiées et souvent vulnérables telles que les populations autochtones, constitue un exemple de ce genre d’injustice épistémique (Alcoff 1992 ; Tuhiwai Smith 2012). Il importe alors d’en être conscient lorsqu’on étudie des questions qui concernent les Autochtones, et particulièrement des enjeux de santé mentale. Il est important de clarifier ce qui est entendu par l’appellation autochtone et particulièrement lorsqu’on ne provient pas de ces milieux. Cette étape est essentielle à un effort d’éviter au plus possible la production d’injustice ou de violences épistémiques, étant donné qu’il s’agit de populations déjà sujettes à de nombreux stéréotypes et à des étiquettes défavorables (Spivak 1988 ; Alcoff 1992).

L’appellation autochtone est devenue un terme constitutionnel en 1982. Il a été « créé » par le gouvernement canadien pour désigner les Premières Nations, les Métis et les Inuit, c’est- à-dire les premiers peuples à avoir habité le territoire (Kiera et Orsini, 2004). La Loi sur les Indiens et l’appareil juridique étatique fige l’identité autochtone et en transmet une conception génétique, bioraciale et homogène. Cette vision est profondément incompatible avec une compréhension constructiviste des appartenances et des cultures, tel qu’il est généralement admis en science sociale et en anthropologie en particulier. Étant donné qu’il s’agit d’un statut juridique, l’appartenance aux groupes - soit l’identité - est règlementée par des calculs de descendance. Cette situation explique pourquoi, aux yeux de la loi, c’est le « degré de sang indien » qui détermine pour les Premières Nations si un individu pourra être inscrit au « registre des Indiens » du Canada. Dans le cas des Inuit, un membre doit être reconnu par une « organisation inuite de revendication territoriale », pour ainsi bénéficier du statut autochtone, associé à des droits et des services distincts de ceux de la population canadienne allochtone (Grammond 2010 ; Canada, site officiel, 2018).

Par ailleurs, de nombreuses critiques mettent en garde contre une utilisation abusive de l’étiquette autochtone comme facteur explicatif (Vincent 1986 ; Waldram 2004). Cette « analyse culturelle », déjà évoquée en sections précédentes, constituerait une erreur qui hanterait une

58

grande partie de la littérature scientifique concernant des populations exotisées. Cela ouvre notamment la porte à des généralisations abusives et à la création de stéréotypes (White 2006). Ce constat épistémologique persiste malgré la critique constructiviste et sociopolitique qui a très tôt souligné les pièges liés au fait de présenter des nations (autochtones en occurrence) comme une catégorie ou un tout homogène ou monolithique (Duran et Duran 1995 ; Chandler et Lalonde 2013). Il s’agit en contexte colonial de surcroît, de groupes qui ont récemment subi d’importants changements sociaux, résultant en des tensions intragroupes qui ont été documentées (Bjerregard, 2006 ; Gélinas 2013 ; Hicks et Kral et al. 2011). Ainsi, dans le contexte de santé mentale, parler d’une « conception autochtone de la santé » ou bien de « la santé mentale des autochtones » ne peut se faire sans des pertes importantes et sans faille épistémologique. Ce genre d’approche macro aussi transmise par la perspective statistique est tout de même encore régulièrement adopté dans nombre d’études sur la santé mentale de peuples autochtones (Chandler et Lalonde 2013 ; Waldram 2004 ; Gracey et King 2009).

Il est important d’expliciter les a priori épistémologiques de nos modèles, pour mieux en reconnaitre leurs limites. Ce processus commence par une interrogation continue du degré de généralisation possible de nos études et les tensions entre convergences pan-autochtones et particularismes locaux. En outre, la nuance dans la conception des identités et des cultures ne soit pas seulement évoquée en entrée de texte, sans qu’elle ne se traduise dans les méthodologies, les analyses ou les conclusions des recherches. De plus, plusieurs statistiques et rapports de santé publique sembleraient affectés par des généralisations non-constructives (Kirmayer et al. 2000 ; Chandler et Lalonde 2013). Ce constat semble prégnant dans les études des disciplines d’intervention (psychiatrie, psychologie, science infirmière, travail social, etc.) qui s’efforcent de développer des outils concrets et applicables par des tentatives - bien intentionnées certes, mais maladroites - d’accommoder leur pratique à des populations aux diverses traditions et systèmes médicaux (De Plaen 2006 et 2010). Tout-e chercheur-se se retrouvent alors face à un dilemme : malgré le fait qu’il ne faut pas inférer des conclusions trop larges ou générales des résultats de nos recherches, nous tentons tout de même de tirer des conclusions générales de nos données. Quelques stratégies ont été proposées pour sortir de cette impasse. La sociologue Sarah Demart parle d’un « double mouvement de pensée qui navigue entre les deux écueils du

59

contextualisme (réduire le sens et la portée d’une idée à son lieu d’énonciation) et du neutralisme (faire comme si les idées étaient « pures »). » (2016).

En contexte colonial, la différence culturelle des Autochtones en rapport à la norme occidentale et dominatrice a été utilisée pour justifier la colonisation. Les atrocités du colonialisme occupent une grande importance dans l’histoire de ces peuples et encore aujourd’hui. Elles ne peuvent donc être ignorée en contexte de soin et en contexte de rencontre interculturelle. La colonisation a engendré de grandes inégalités socio-économiques et fragilisé ces peuples dans toutes les dimensions de la vie. Il apparaît donc que des approches sociales et culturelles devraient être complémentaires pour comprendre des phénomènes de santé. Il se mélange à la fois, dans les rencontres thérapeutiques, les horizons culturels distincts, porteurs d’épistémologies et de cosmologies différentes, c’est-à-dire, en trame de fond de la rencontre, un bagage historique, juridique, socio-économique et politique de grandes violences et d’injustices sociales. Enfin, bien qu’il n’existe pas de « croyances culturelles » qui pourraient être généralisées à l’ensemble de l’Amérique du Nord, certaines convergences liées à l’expérience de la colonisation auraient mené à l’émergence d’une spiritualité pan-indienne ou pan-autochtone, ou de ce qui fut appelé une « red path ».

2.1.1 Pan-indianisme : généralisation et particularisme en tension

Il se serait également développé une identité panindienne au travers d’échanges, d’alliances et par une convergence des luttes politiques, territoriales et environnementales entre les différents groupes autochtones autant au plan national et international (Clouthard 2014 ; Bousquet 2011). Ce qui est entendu désormais par pan-indianisme ou pan-autochtonisme désigne notamment des activités spirituelles dites traditionnelles, souvent issues d’échanges interculturels entre groupes autochtones. Certains auteurs rappellent que ce mouvement n’a pas émergé sans causer de tensions internes et externes aux groupes concernés (Gélinas 2013). Ces activités sont également motivées par des enjeux politiques d’affirmation et de revitalisation de pratiques disparues, historiquement dévalorisées ou interdites par la colonisation59. Elles

59 Entre 1884 et 1951, l’article 3 de l’acte des sauvages, devenu la loi sur les indiens, interdisait la tenue de potlachs,

danses et autres activités rituelles et cérémonielles traditionnelles (Leslie 2002). Ainsi, les mouvements de revitalisation de pratiques sont intimement liés à des contestations d’ordre politique. Aussi, au fil d’échanges interculturels et d’inter-influences, ces pratiques ont évidemment été l’objets de modifications, sans pour autant perdre leur caractère dit « traditionnel ».

60

représenteraient alors une reprise symbolique de contrôle par les groupes. Ce mouvement met bien en lumière une distinction dans la compréhension populaire ou commune des concepts de tradition (activités anciennes et préservées intactes), par rapport à une compréhension davantage constructiviste de cette notion issue des sciences sociales (Bousquet et Crépeau 2012). Plusieurs de ces pratiques rituelles pan-autochtones sont impliquées dans des processus thérapeutiques au sein de certaines communautés, parfois même intégrées aux centres de santé, autres centres de guérison communautaire ou désintoxication. Ils ont ainsi à la fois une dimension thérapeutique (au plan individuel ou collectif) et politique (Waldram 2004 ; Bousquet 2005 ; Desaulniers- Turgeon 2011).

Une certaine convergence historique et culturelle surtout liée à la colonisation (entendons entre autres infériorisation, déracinement, dépossession et discrimination, etc.) pourrait aussi permettre une utilisation d’une conception englobante de l’autochtonie, bien qu’il faille l’utiliser avec parcimonie. Il faut se garder de présenter celle-ci comme étant monolithique (Duran et Duran 1995). C’est en ce sens que l’auteur et psychologue Ashis Nandy perçoit le phénomène même de colonisation « as a shared culture » (citée dans Tuhiwai Smith 2012 : 47). Celle-ci se traduit notamment par des conditions de vie semblables d’un groupe à l’autre et l’expérience du racisme et d’une marginalisation sociale et économique toujours actualisée par la loi sur les Indiens qui est toujours en vigueur au Canada (Salé 2005). Cette situation générale transcenderait jusqu’à un certain degré la variabilité entre les différents peuples autochtones, ce qui explique en partie des correspondances statistiques sur le plan de leur santé (et santé mentale) (pour une revue des effets dévastateurs de la colonisation, voir Kirmayer et al. 2000 ; Gracey et King 2009 ; King, Smith et Gracey 2009).

Par ailleurs, il se produit une grande quantité d’études provenant du Canada, des États- Unis, des Nouvelle-Zélande et d’Australie, quatre ex-colonies anglaises qui ont colonisé et minorisé des peuples autochtones sur leurs territoires. Peut-être serait-il possible d’établir les points de convergences entre la situation des groupes autochtones de ces quatre pays, bien que les situations des groupes soient diverses, d’un pays à l’autre et au sein de chaque pays. Il convient encore ici de contester le degré de généralité ou la possibilité de comparer des études effectuées dans ces différents contextes. Par exemple, et tel que nous le verrons dans les prochaines sections, l’occurrence statistique de certains troubles reliés à la santé mentale tel que

61

le taux de mortalité et l’espérance de vie, le suicide, l’alcoolisme, la toxicomanie et le diabète seraient très analogues dans ces trois contextes où la colonisation s’est déployée de manière analogue (Armitage 1995 ; Gracey et King 2009).